«AZA 3»
4C.319/1999
Ie C O U R C I V I L E
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12 mai 2000
Composition de la Cour: M. Walter, président, M. Leu, M. Corboz, Mme Klett et Mme Rottenberg Liatowitsch, juges. Greffier: M. Carruzzo.
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Dans la cause civile pendante
entre
P. Grumser S.A., à Lausanne, défenderesse et recourante, représentée par Me Michel Dupuis, avocat à Lausanne,
et
Pierre Grumser, à Epalinges, demandeur et intimé, représenté par Me Baptiste Rusconi, avocat à Lausanne;
(dissolution d'une société anonyme)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:
A.- a) Pierre Grumser (ci-après: le demandeur) est actionnaire minoritaire de P. Grumser S.A. (ci-après: la défenderesse), une société dont le siège est à Lausanne et qui a pour but le commerce de bijouterie, orfèvrerie et horlogerie. Le capital de ladite société se monte à 100 000 fr.; il est composé de 200 actions nominatives privilégiées d'une valeur nominale de 100 fr. (actions A) et de 80 actions nominatives d'une valeur nominale de 1000 fr. (actions B). Fondée en 1926 par le grand-père du demandeur, la société n'a jamais quitté les mains de la famille Grumser. A la fin des années 70, le père du demandeur, André Grumser, alors actionnaire majoritaire, a cherché sans succès une solution avec ses trois enfants - Marianne Gallusser-Grumser, Jacques Grumser et le demandeur - en vue d'assurer la poursuite de l'exploitation du commerce de bijouterie sis au numéro 11 de la rue Saint-François, à Lausanne. A l'époque, il détenait 175 des 200 actions A, le solde appartenant à son épouse; quant aux 80 actions B, elles étaient réparties entre André Grumser (72), Marianne Gallusser-Grumser (7) et le demandeur (1). Finalement, par lettre du 30 mai 1979, la défenderesse a résilié le contrat de travail du demandeur avec effet au 30 septembre 1979. Ce dernier s'est alors établi à son propre compte, ouvrant un magasin concurrent au numéro 10 de la rue de Bourg, à Lausanne.
b) Le 4 décembre 1979, la société Grumser S.A., ayant pour actionnaires Marianne Gallusser-Grumser, Jacques Grumser et le demandeur, a été inscrite au registre du commerce; du 1er janvier 1980 au 31 juillet 1991, elle a exploité la bijouterie-horlogerie du numéro 11 de la rue SaintFrançois. Par la suite, c'est la défenderesse qui a repris l'exploitation de ce commerce. Au décès d'André Grumser, en
1991, Marianne Gallusser-Grumser s'est vu attribuer toutes les actions A ainsi que neuf actions B et est devenue administratrice unique de la défenderesse puis présidente du conseil d'administration dès le 11 mars 1994; le solde des titres a été réparti à raison d'un tiers par enfant. En 1992, Jacques Grumser a vendu à sa soeur les 21 actions dont il avait hérité. Ainsi, au jour du dépôt de la demande, Marianne Gallusser-Grumser et le demandeur détenaient, respectivement, 78% et 22% du capital-actions de la défenderesse.
c) Lors des assemblées générales ordinaires de la défenderesse des 5 juin 1992 et 29 juillet 1993, de même qu'au cours de l'assemblée générale extraordinaire du 3 décembre 1993, le demandeur a posé de nombreuses questions au conseil d'administration et à l'organe de révision sur la marche des affaires, questions auxquelles il n'a été répondu qu'en partie. A l'occasion de la dernière assemblée citée, la présidente du conseil d'administration a refusé d'autoriser le demandeur à consulter des livres et de la correspondance, au motif qu'il était un concurrent direct de la défenderesse.
B.- Par demande du 19 avril 1996, le demandeur a ouvert action contre la défenderesse, concluant à ce que la Cour civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud ordonne la dissolution de la société et nomme des liquidateurs chargés de procéder à la liquidation de celle-ci dans un délai de six mois dès jugement définitif et exécutoire. Il alléguait, en substance, que la défenderesse, du fait qu'elle était mal gérée, enregistrait des pertes annuelles constantes, qui avaient nécessité la dissolution de réserves latentes et un accroissement de l'endettement de la société envers son actionnaire majoritaire. Selon lui, le défaut de rentabilité de l'entreprise conduirait tôt ou tard à un surendettement et, finalement, à la faillite. La défenderesse a conclu au rejet de la demande.
Par ordonnance de mesures provisionnelles du 3 décembre 1996, le Juge instructeur de la Cour civile, saisi d'une requête ad hoc du demandeur, a interdit à la défenderesse d'aliéner, de mettre en gage ou de céder, de quelque manière que ce soit, l'immeuble de la rue Saint-François.
Statuant sur le fond le 6 juillet 1999, la Cour civile a prononcé la dissolution de la défenderesse, nommé un liquidateur en la personne de Raymond Ducrey, de la société Intermandat S.A., à Lausanne, et mis les frais de liquidation à la charge de la défenderesse.
Le 1er février 2000, la Chambre des recours du Tribunal cantonal du canton de Vaud a rejeté, dans la mesure où il était recevable, le recours formé par la société défenderesse contre le jugement de la Cour civile qu'elle a confirmé. C.- Parallèlement à un recours de droit public dirigé contre l'arrêt de la Chambre des recours, qui a été déclaré irrecevable par arrêt séparé de ce jour, la défenderesse interjette un recours en réforme contre le jugement de la Cour civile. Elle y invite le Tribunal fédéral à annuler ce jugement et à rejeter la demande; à titre subsidiaire, elle conclut au renvoi de la cause à la Cour civile pour complément d'instruction et nouveau jugement. Le demandeur propose le rejet du recours.
C o n s i d é r a n t e n d r o i t :
1.- La défenderesse invoque principalement une violation de l'art. 736 ch. 4 CO. Selon elle, la dissolution d'une société anonyme, en application de cette disposition,
n'entrerait en ligne de compte que lorsque les actionnaires majoritaires abusent de leur position dominante contrairement à la bonne foi par des violations graves et répétées des droits des actionnaires minoritaires. Or, en l'espèce, le demandeur ne fonderait son action en dissolution que sur la gestion prétendument désastreuse de la défenderesse et son défaut de rentabilité, circonstances qui ne suffiraient en aucun cas à justifier la dissolution de la société. Pour le reste, le jugement attaqué ne révélerait pas le moindre indice d'une violation systématique, par un abus caractérisé de position dominante, des droits patrimoniaux et sociaux de l'actionnaire minoritaire. Une dissolution serait d'autant moins de mise en l'occurrence qu'il n'existe pas, entre les deux actionnaires de la défenderesse, des rapports personnels à ce point étroits qu'ils rendraient impossible la poursuite de l'activité sociale, mais, au contraire, de simples rapports de concurrence. a) Aux termes de l'art. 736 ch. 4 CO, la société anonyme est dissoute par un jugement, lorsque des actionnaires représentant ensemble 10 pour cent au moins du capital-actions requièrent la dissolution pour de justes motifs. En lieu et place, le juge peut adopter une autre solution adaptée aux circonstances et acceptable pour les intéressés. La disposition citée vise à protéger les intérêts des actionnaires minoritaires. Mesure exceptionnelle, la dissolution suppose que l'on ne puisse plus objectivement et raisonnablement imposer le maintien de la société aux actionnaires minoritaires, même en tenant compte des intérêts d'autres catégories de personnes telles que les travailleurs de l'entreprise, et que le demandeur n'ait pas la possibilité d'obtenir le résultat escompté par d'autres moyens moins rigoureux comme l'action en annulation des décisions de l'assemblée générale ou l'action en responsabilité (ATF 109 II 140 consid. 4 p. 142 s., 105 II 114 consid. 6 p. 124 ss et les références). S'il est vrai que l'abus persistant de la position dominante de l'actionnaire majoritaire constitue un motif typique de dissolution, le champ d'application de l'art. 736 ch. 4 CO ne se limite pas à la protection des actionnaires minoritaires contre le comportement déloyal de l'actionnaire majoritaire (Forstmoser/Meier-Hayoz/Nobel, Schweizerisches Aktienrecht, n. 60 et 82 ad § 55; Philipp Habegger, Die Auflösung der Aktiengesellschaft aus wichtigen Gründen, thèse Zurich 1996, p. 71 s.; Wilfried Bertsch, Die Auflösung der Aktiengesellschaft aus wichtigen Gründen, thèse Zurich 1947, p. 118 et 129 ss). Une interprétation aussi restrictive ne saurait se fonder sur le texte de l'art. 736 ch. 4 CO qui subordonne la dissolution judiciaire à l'existence de justes motifs sans préciser ce que recouvre cette notion. Il est donc tout à fait concevable que le maintien de la société soit intolérable pour l'actionnaire minoritaire en raison de circonstances autres qu'un abus de la position dominante de l'actionnaire majoritaire (cf. Habegger, op. cit., p. 93 ss). A cet égard, des aspects personnels - en particulier dans les petites sociétés à caractère familial - peuvent jouer un rôle dans la pesée des intérêts, à tout le moins lorsqu'ils rendent durablement et objectivement insupportable la continuation des rapports sociaux (ATF 105 II 114 consid. 7b p. 128, 84 II 44 consid. 2 p. 50).
b) Sur la base du rapport de l'expert judiciaire, la Cour civile retient que la défenderesse a été mal gérée dès 1991, soit à partir du moment où ladite société a repris de Grumser S.A. l'exploitation du commerce de bijouterie. En effet, le chiffre d'affaires a baissé de quelque 40% depuis 1991, par rapport à la décennie précédente, et la défenderesse a enregistré chaque année des pertes d'exploitation. Ces pertes cumulées démontrent, selon la cour cantonale, que le commerce de bijouterie exploité par la défenderesse n'est plus rentable. Sans doute n'est-il pas possible d'évaluer précisément la baisse du chiffre d'affaires due à la conjoncture; en revanche, il est certain que le conseil d'adminis-
tration de la défenderesse n'a pas anticipé la crise conjoncturelle et n'a pas adapté les structures de la société à la situation économique. Les frais de personnel sont trop élevés et toutes les mesures propres à réduire les charges d'exploitation n'ont pas été prises. Sans un changement dans la gestion de l'entreprise, les réserves et le capital de celle-ci seront ainsi rapidement engloutis. Or, la défenderesse n'a pas démontré, ni même allégué, qu'elle avait modifié sa gestion ou qu'elle entendait le faire; elle n'a pas non plus pris des mesures d'assainissement en vue d'améliorer ses résultats. Au contraire, il ressort de la procédure provisionnelle que son actionnaire majoritaire et présidente du conseil d'administration avait décidé de racheter l'immeuble de la rue Saint-François, propriété de la défenderesse, en en payant le prix par compensation avec ses créances et reprise de la dette hypothécaire. Or, une telle transaction, revenant à priver la société de son principal actif, n'eût fait que précipiter la déconfiture de la défenderesse si elle avait abouti. Les premiers juges y voient dès lors un signe supplémentaire de l'absence de volonté, de la part de l'organe dirigeant de la défenderesse, de prendre des mesures destinées à redresser la situation précaire de celle-ci. Dans ces conditions, il n'est plus possible, à leur avis, de considérer que la défenderesse développe encore une activité compatible avec son but, qui est de faire du profit. Tout porte à croire, en réalité, qu'elle est condamnée au surendettement, puis à la faillite. Par conséquent, le demandeur, en tant qu'actionnaire minoritaire tenu à l'écart de la direction de la défenderesse, ne dispose pas d'autres moyens efficaces que l'action en dissolution pour éviter la ruine de la société. c) Contrairement à l'opinion de la défenderesse, les circonstances prises en considération par la cour cantonale ne sont pas d'emblée impropres à fonder un juste motif au sens de l'art. 736 ch. 4 CO. Comme on l'a déjà souligné plus haut (consid. 1a), pour que la protection des actionnai-
res minoritaires assurée par la disposition citée soit efficace, il ne faut pas limiter le champ d'application de cette dernière à la seule hypothèse de l'abus de la position dominante de l'actionnaire majoritaire (Forstmoser/Meier-Hayoz/ Nobel, op. cit., n. 82 ad § 55). Le critère décisif réside bien plutôt dans le point de savoir si le maintien de la société peut être imposé, objectivement et raisonnablement, aux actionnaires minoritaires. Tel ne sera pas le cas, suivant les circonstances, lorsque le but de la société - qu'il s'agisse de l'activité commerciale en tant que telle ou de la réalisation de bénéfices - ne peut plus être atteint (Habegger, op. cit., p. 95; Bertsch, op. cit., p. 132; Christoph Lüscher, Die Auflösung von Handelsgesellschaften aus wichtigen Gründen, thèse Bâle 1992, p. 175). Il pourra en aller de même dans le cas d'une mauvaise gestion durable, entraînant progressivement la ruine de la société (Habegger, op. cit., p. 99 s.; Bertsch, op. cit., p. 140 s.; Lüscher, op. cit., p. 128). Dans ces deux hypothèses, en effet, les intérêts économiques dignes de protection des actionnaires minoritaires sont mis en péril. Savoir si, de ce fait, il convient de dissoudre la société ou s'il est possible de prendre des mesures moins drastiques est une question qui doit être résolue en fonction des circonstances du cas concret et sur la base d'une pesée d'intérêts. A cet égard, il importe de prendre également en considération les incidences d'une dissolution sur la situation des tiers, en particulier les actionnaires qui n'ont pas procédé et les employés de la société.
La Cour civile n'a ainsi nullement violé le droit fédéral en considérant que l'absence de rentabilité durable et la mauvaise gestion persistante de la défenderesse étaient des circonstances susceptibles de justifier, en principe, la dissolution de la société en application de l'art. 736 ch. 4 CO. On ne voit pas, en revanche, ce que la défenderesse entend déduire, dans ce contexte, de l'absence de relations
personnelles étroites entre son actionnaire majoritaire et le demandeur. 2.- La défenderesse souligne, par ailleurs, que le demandeur n'a jamais formulé un quelconque grief quant à la manière dont la société a été gérée, qu'il n'a pas non plus attaqué les décisions prises par le conseil d'administration ou l'assemblée générale de la défenderesse et qu'il n'a donc pas utilisé l'une ou l'autre des voies de droit prévues par la loi pour assurer la protection des actionnaires. Or, ajoute-t-elle, la dissolution de la société revêt un caractère subsidiaire et ne peut être prononcée qu'en dernière extrémité, lorsque des mesures moins incisives ne permettraient pas d'obtenir le résultat escompté. En s'appuyant, pour l'essentiel, sur les mêmes arguments, la défenderesse reproche aux premiers juges d'avoir violé le principe de la proportionnalité. Elle fait valoir, pour le surplus, que ses pertes correspondent aux risques normaux auxquels s'expose tout actionnaire d'une société de capitaux et que ce n'est pas pour parer à ce genre de risques qu'a été instituée l'action en dissolution.
a) La dissolution d'une société anonyme pour de justes motifs, au sens de l'art. 736 ch. 4 CO, est une mesure radicale destinée à sauvegarder les intérêts légitimes des actionnaires minoritaires. Pour cette raison, elle n'entre en ligne de compte que si des mesures plus douces ne suffisent pas à assurer la protection de ceux-ci. Dans ce sens, une telle mesure est qualifiée parfois d'"ultima ratio" et il est aussi question de la subsidiarité de l'action en dissolution. Il ne faut cependant pas en déduire que, dans tous les cas, l'actionnaire minoritaire doit tenter de sauvegarder ses intérêts par d'autres moyens de droit tels que l'action en annulation des décisions de l'assemblée générale ou l'action en responsabilité (ATF 105 II 114 consid. 6d p. 126 s.; Forstmoser/Meier-Hayoz/Nobel, op. cit., n. 110 ad § 55; Stäubli,
Commentaire bâlois, n. 20 ad art. 736 CO; Bürgi, Commentaire zurichois, n. 43 ad art. 736 CO). Ce qui est déterminant, ici aussi, c'est de savoir si l'on peut raisonnablement imposer à l'actionnaire minoritaire de faire valoir ses droits d'une autre manière. Ainsi, le caractère subsidiaire de l'action en dissolution n'est que l'expression du principe de la proportionnalité (ATF 105 II 114 consid. 6a p. 124; Tercier, La dissolution de la société anonyme pour justes motifs, in Société anonyme suisse 46/1974 p. 67 ss, 73; Stäubli, op. cit., n. 22 ad art. 736 CO). Il appartient donc au juge du fait de procéder à la pesée soigneuse des intérêts opposés des différentes personnes concernées avant de décider si le ou les motifs avancés par le demandeur justifient ou non la dissolution de la société. Par conséquent, l'affirmation péremptoire de la défenderesse, selon laquelle semblable mesure ne saurait être ordonnée, en toute hypothèse, qu'après la mise en oeuvre d'autres moyens de droit, est erronée. b) En l'espèce, la défenderesse ne démontre pas non plus, concrètement, en quoi la Cour civile aurait violé le droit fédéral dans la pesée des intérêts qu'elle a opérée. Il a déjà été relevé qu'une mauvaise gestion durable ou le défaut de rentabilité chronique de l'entreprise peuvent constituer, en principe, de justes motifs au sens de l'art. 736 ch. 4 CO, car ils sont de nature à porter atteinte aux intérêts patrimoniaux des actionnaires minoritaires. Aussi ne peut-on exiger de ceux-ci qu'ils attendent que la société soit ruinée avant d'agir en dissolution (ATF 105 II 114 consid. 6a p. 124). Il ressort, par ailleurs, des constatations de fait souveraines de la cour cantonale que la défenderesse enregistre depuis plusieurs années des pertes et qu'il faut en rechercher la cause, du moins en partie, dans sa mauvaise gestion. L'intéressée n'est donc pas recevable à soutenir que ses difficultés financières n'ont qu'un caractère provisoire et ne sont dues qu'à la situation conjoncturelle (art. 63 al. 2 OJ). La même remarque s'impose relativement aux affirma-
tions de la défenderesse voulant que le demandeur ait débauché une partie de son personnel en 1979 et ait utilisé abusivement sa cartothèque.
On ne voit pas, au demeurant, quelles mesures efficaces mais moins radicales le demandeur aurait pu solliciter dans le cas particulier, dès lors que la situation financière de la société continuait de se détériorer. La défenderesse n'indique pas non plus comment le demandeur aurait pu influer sur la gestion d'une société dont la présidente du conseil d'administration détient 78% des actions. Il ressort, d'ailleurs, du jugement attaqué qu'il a posé un certain nombre de questions aux organes de la défenderesse en ce qui concerne la marche des affaires, mais qu'il n'a obtenu que des réponses incomplètes. De surcroît, le demandeur s'est vu refuser la consultation des livres et de la correspondance. Il a donc, à tout le moins, mis en question la gestion de l'entreprise. A cela s'ajoute le fait que, selon les constatations définitives de la cour cantonale, la présidente du conseil d'administration et actionnaire majoritaire n'a ni la volonté ni la possibilité de changer son mode de gestion, si bien qu'il n'apparaît pas que des critiques plus appuyées du demandeur auraient pu changer quoi que ce soit à la situation actuelle. La Cour civile observe en outre, avec raison, que des mesures moins rigoureuses, telles que le rachat des actions du demandeur par la défenderesse ou la réduction du capital-actions de la société, sont exclues en l'espèce par les dispositions légales topiques ( art. 659 et 732 al. 5 CO ). La défenderesse ne critique pas cet argument dans son recours en réforme. Elle ne fait pas non plus valoir que l'actionnaire majoritaire aurait offert au demandeur d'acquérir ses participations pour devenir actionnaire unique de la société. De toute façon, constate la cour cantonale, le demandeur, en tant que petit-fils du fondateur du commerce de bijouterie,
agit également pour mettre fin à la déroute de la société et éviter la dilapidation totale du patrimoine familial. Or, cet intérêt individuel, auquel on ne saurait dénier d'emblée toute portée (ATF 105 II 114 consid. 6b p. 125 et 7b p. 128), ne peut pas être suffisamment sauvegardé par la simple sortie de la société de l'actionnaire minoritaire. Par ailleurs, la cour cantonale constate, s'agissant des tiers, que, au dire de l'expert, la continuation de l'exploitation de la défenderesse impliquerait une réduction importante des charges salariales, soit vraisemblablement des licenciements ou à tout le moins une diminution du temps de travail. Elle en déduit que l'intérêt du personnel à la poursuite de l'exploitation n'est pas déterminant en l'espèce, ajoutant que la défenderesse n'a guère formulé d'allégations au sujet du nombre de ses employés, de leur salaire et de leurs conditions de travail. Quant aux créanciers sociaux, les premiers juges relèvent que leur intérêt à mettre fin immédiatement à la déroute financière de la défenderesse rejoint celui du demandeur à l'admission de son action. La défenderesse laisse intactes ces considérations relatives à l'incidence de la dissolution sur la situation des tiers.
Force est de rappeler, enfin, que le juge saisi d'une action en dissolution d'une société anonyme pour de justes motifs doit appliquer les règles du droit et de l'équité (art. 4 CC; ATF 105 II 114 consid. 6a p. 124 in fine). Or, le Tribunal fédéral ne revoit qu'avec réserve la décision d'équité prise par l'autorité cantonale. Il n'intervient que lorsque celle-ci s'est écartée sans raison des règles établies par la doctrine et la jurisprudence en matière de libre appréciation ou lorsqu'elle s'est appuyée sur des faits qui, dans le cas particulier, ne devaient jouer aucun rôle ou, à l'inverse, lorsqu'elle n'a pas tenu compte d'éléments qui auraient absolument dû être pris en considération (cf. ATF 123 III 246 consid. 6a p. 255, 274 consid. 1a/cc,
122 III 262 consid. 2a/bb, 121 III 64 consid. 3c). En l'espèce, il n'apparaît pas, sur le vu de ce qui précède, que les premiers juges aient fondé leur décision de dissoudre la défenderesse sur des circonstances qui ne revêtaient aucune importance à cet égard, ni qu'ils aient omis de prendre en considération des éléments de fait déterminants. Il n'y a dès lors pas matière à intervention du Tribunal fédéral.
3.- Dans un dernier moyen, la défenderesse invoque une violation de l'art. 8 CC. Elle reproche aux premiers juges de s'être écartés des conclusions du rapport d'expertise tout en indiquant qu'ils y souscrivaient. De fait, l'expert aurait précisé qu'il est faux de qualifier de catastrophique ou de désespérée la situation financière de la société, d'affirmer que le commerce est voué à l'échec ou encore de soutenir que la défenderesse est surendettée et en situation de faillite.
De telles allégations sont totalement impropres à fonder le grief de violation de l'art. 8 CC, car elles consistent uniquement en une remise en cause inadmissible du résultat de l'appréciation des preuves opérée par le juge du fait. Sur le vu des éléments de preuve dont elle disposait, en particulier le rapport d'expertise, la Cour civile est arrivée à la conclusion qu'en raison de la manière dont elle a été gérée par la présidente de son conseil d'administration et actionnaire majoritaire, la défenderesse est condamnée au surendettement, puis à la faillite. En d'autres termes, l'appréciation des preuves administrées lui a permis d'aboutir à un résultat concret qui rend sans objet la référence à l'art. 8 CC, en tant qu'il règle les conséquences de l'absence de preuve d'un fait juridiquement pertinent (ATF 119 II 114 consid. 4c p. 117, 118 II 142 consid. 3a p. 147, 114 II 289 consid. 2a p. 291). Sur ce point, le recours de la défenderesse est, en conséquence, irrecevable (art. 55 al. 1 let. c OJ).
Par ces motifs,
l e T r i b u n a l f é d é r a l :
1. Rejette le recours dans la mesure où il est recevable et confirme le jugement attaqué;
2. Met un émolument judiciaire de 10 000 fr. à la charge de la recourante;
3. Dit que la recourante versera à l'intimé une indemnité de 12 000 fr. à titre de dépens;
4. Communique le présent arrêt en copie aux mandataires des parties et à la Cour civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud.
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Lausanne, le 12 mai 2000
ECH
Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,
Le Greffier,