[AZA 3]
4C.148/2000
Ie COUR CIVILE
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20 juillet 2000
Composition de la Cour: MM. Walter, président, Leu et Corboz,
juges. Greffière: Mme de Montmollin Hermann.
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Dans la cause civile pendante
entre
Simone Rousseau, à Montréal (Canada), demanderesse et recourante, représentée par Me Daniel Richard, avocat à Genève,
et
Lombard Odier & Cie, à Genève, défenderesse et intimée, représentée par Me Olivier Carrard, avocat à Genève;
(mandat de transfert; devoir de diligence de la banque;
fardeau de la preuve)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les faits suivants:
A.- Le 9 juillet 1968, Marcel Raoul Alexis Rousseau et Simone Juliette Rousseau, tous deux domiciliés au Maroc, ont ouvert un compte joint auprès de la banque Lombard Odier & Cie à Genève. Il a été convenu que chacun d'eux pouvait disposer seul des avoirs. Les époux Rousseau ont donné mission à la banque de gérer les biens qu'ils lui confiaient. Un pouvoir de représentation pouvait être conféré à un tiers par écrit. Un compte courant était prévu, avec acceptation tacite du solde, faute de réaction dans un certain délai. Le courrier destiné aux clients serait conservé à la banque, mais réputé reçu dès sa mise à disposition. En cas de litige, la convention des parties prévoyait l'application du droit suisse et la compétence des tribunaux genevois.
B.- a) Le compte des époux Rousseau a été géré, dès le 15 janvier 1975, par Eddy Pinguely, gestionnaire de la banque Lombard Odier & Cie.
Des contacts amicaux se sont noués entre eux.
Au début des années 1980, les époux Rousseau ont reçu les époux Pinguely à Casablanca pendant une dizaine de jours. Lors de ce voyage, Marcel Rousseau a présenté Raymond Girardeau aux époux Pinguely et ils ont déjeuné ensemble.
Quelques années plus tard, les époux Rousseau ont reçu les époux Pinguely à Montréal; les deux couples ont visité ensemble le Québec.
b) Le 30 mars 1987, Eddy Pinguely a exécuté un transfert de 35 000 US$ par le débit du compte des époux Rousseau sur l'ordre de "Dauer Overseas" en faveur d'un compte de "Transitrust" auprès de "Grindlay Bank" à Jersey.
L'avis relatif à cette opération et le relevé du compte courant au 31 mars 1987 qui la mentionne expressément sont demeurés en main de la banque, conformément aux instructions des clients. Le relevé ultérieur, établi au 30 juin 1987, est fondé sur le solde du relevé au 31 mars 1987; il a également été adressé aux clients "banque restante".
c) Marcel Rousseau est décédé en mars 1994.
Le 27 mars 1995, Simone Rousseau s'est rendue à la banque et a reçu d'Eddy Pinguely l'ensemble des relevés de comptes et des avis d'opérations. Elle a approuvé toutes les opérations à l'exception du virement de 35 000 US$ exécuté le 30 mars 1987.
Par pli du 6 novembre 1995, elle a demandé des explications au sujet de cette opération.
Le 5 décembre 1995, elle a clos son compte et ordonné le transfert des avoirs auprès d'un autre établissement bancaire.
C.- Par demande déposée devant les tribunaux genevois le 11 février 1997, Simone Rousseau a conclu à ce que Lombard Odier & Cie soit condamnée à lui payer la somme de 41 650 fr., représentant la contre-valeur de 35 000 US$, avec intérêts à 5% dès le 30 mars 1987.
Par jugement du 6 septembre 1999, le Tribunal de première instance du canton de Genève a entièrement admis la demande.
Statuant sur appel de la banque, la Chambre civile de la Cour de justice genevoise, par arrêt du 17 mars 2000, a annulé ce jugement et débouté Simone Rousseau de toutes ses conclusions.
Procédant à une appréciation des preuves, la cour cantonale a retenu que Marcel Rousseau, lors du voyage au Canada, avait déclaré à Eddy Pinguely qu'il autorisait Raymond Girardeau à faire une opération par le débit de son compte; le transfert a été exécuté sur l'ordre de Raymond Girardeau. La banque a donc suivi les instructions reçues.
Par ailleurs, la cour cantonale a admis, en l'absence de tout indice d'abus, que la banque pouvait se prévaloir de la convention de "banque restante" et invoquer que le solde du compte courant avait été accepté tacitement.
D.- Simone Rousseau recourt en réforme au Tribunal fédéral. Invoquant une violation des art. 2, 8 CC , 1 et 398 al. 2 CO, elle conclut à l'annulation de l'arrêt attaqué et au déboutement de Lombard Odier & Cie.
La banque intimée propose le rejet du recours et la confirmation de l'arrêt attaqué.
Considérant en droit :
1.- a) Selon l'art. 55 al. 1 let. b OJ, l'acte par lequel un recours en réforme est interjeté doit contenir l'indication exacte des points attaqués de la décision et des modifications demandées; le simple renvoi aux conclusions formulées dans la procédure cantonale ne suffit pas; il ne peut être présenté de conclusions nouvelles.
Comme il s'agit d'un recours en réforme et non d'un recours cassatoire, le recourant ne doit pas se borner à demander l'annulation de la décision attaquée, il doit également prendre des conclusions sur le fond du litige (Corboz, Le recours en réforme au Tribunal fédéral, SJ 2000 II p. 45).
Il faut ici rappeler que le Tribunal fédéral, saisi d'un recours en réforme, peut, s'il admet le recours, statuer lui-même sur le fond (Corboz, op. cit. , p. 69). Il est donc essentiel qu'il sache ce qui est (encore) demandé. Si une partie demanderesse ne reprend pas ses conclusions sur le fond, on doit en déduire qu'elle ne persiste pas dans son action, de sorte que le recours est dépourvu de l'intérêt pour agir, qui est requis pour l'exercice de toute voie de droit (cf.
ATF 126 III 198 consid. 2b; 120 II 5 consid. 2a).
Une partie recourante ne peut se borner à conclure à l'annulation de la décision attaquée que si le Tribunal fédéral, en cas d'admission du recours, ne serait de toute manière pas en situation de statuer lui-même sur le fond et ne pourrait que renvoyer la cause à l'autorité cantonale (ATF 125 III 412 consid. 1b; 111 II 384 consid. 1; 106 II 201 consid. 1; 104 II 209 consid. 1; 103 II 267 consid. 1b).
b) En l'espèce, la recourante n'a pas pris de conclusions en paiement devant le Tribunal fédéral.
Elle a certes conclu au déboutement de sa partie adverse, mais cette conclusion est dépourvue de signification sur le fond, puisque la partie demanderesse est précisément la recourante, et non l'intimée. La conclusion en déboutement de l'intimée ne vise raisonnablement que les conclusions prévisibles tendant au rejet du recours en réforme avec suite de frais et dépens. En tout cas, elles ne peuvent s'interpréter comme une demande tendant à ce que l'intimée soit condamnée à payer une somme d'argent à la recourante.
La recourante a également conclu à l'annulation de l'arrêt attaqué, mais, comme on l'a vu, cette conclusion n'est suffisante que pour l'hypothèse où le Tribunal fédéral ne serait pas en mesure de statuer sur le fond. Or, la recourante, qui déclare ne pas contester les faits retenus par la cour cantonale (recours p. 2), en déduit que la banque a grossièrement manqué à son devoir de diligence et qu'elle invoque abusivement la clause de "banque restante"; sachant que le montant du transfert n'est pas contesté, on ne voit pas ce qui empêcherait le Tribunal fédéral de choisir entre les deux conceptions juridiques et de statuer immédiatement sur le fond. On ne se trouve donc pas dans un cas où la recourante pouvait se borner à demander l'annulation de l'arrêt attaqué, parce que le Tribunal fédéral devait nécessairement renvoyer la cause à la cour cantonale pour compléter l'état de fait.
Comme la recourante n'a pas persisté dans ses conclusions en paiement devant le Tribunal fédéral, son recours est irrecevable, faute d'intérêt pour agir. Il est également irrecevable parce qu'il ne contient pas l'indication exacte des modifications demandées en regard de l'arrêt attaqué (art. 55 al. 1 let. b OJ).
2.- Même si la demanderesse avait pris des conclusions recevables, le recours aurait de toute façon été voué à l'échec.
Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral doit conduire son raisonnement sur la base des faits contenus dans la décision attaquée, à moins que des dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été violées, qu'il n'y ait lieu à rectification de constatations reposant sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou qu'il ne faille compléter les constatations de l'autorité cantonale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents et régulièrement allégués (art. 64 OJ; ATF 119 II 353 consid. 5c/aa; 117 II 256 consid. 2a; 115 II 484 consid. 2a). Dans la mesure où la demanderesse présente un état de fait qui s'écarte de celui contenu dans la décision attaquée, sans se prévaloir de manière précise de l'une des exceptions qui viennent d'être rappelées, il n'est pas possible d'en tenir compte. Il ne peut être présenté de griefs contre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de preuve nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ).
En l'espèce, la cour cantonale a retenu que l'époux de la demanderesse (qui était habilité à disposer seul des avoirs) a informé oralement l'employé de la banque qu'il autorisait Raymond Girardeau à effectuer une opération par le débit du compte.
Dans la procédure, l'employé de la banque a expliqué qu'il avait effectué le transfert litigieux en suivant les instructions de Raymond Girardeau, que le mari de la demanderesse avait autorisé à le représenter. La cour cantonale devait donc apprécier la crédibilité de cette déclaration.
Elle a constaté que la version donnée par le gestionnaire était corroborée par de nombreux indices. La demanderesse a admis l'existence du voyage à Montréal au cours duquel les instructions auraient été données par son mari. La femme de l'employé de banque a confirmé qu'il y avait eu précédemment un voyage au Maroc, au cours duquel l'époux de la demanderesse a présenté Raymond Girardeau à son gestionnaire. La recourante ne conteste pas qu'il y ait eu des rapports entre son mari et Girardeau, invoquant d'ailleurs à ce sujet une procédure en France. Bien que peu enclin à admettre quoi que se soit, Raymond Girardeau a reconnu qu'il connaissait la société "Dauer Overseas", qui apparaît dans l'ordre de transfert.
Ainsi, il est établi par des moyens de preuve corroboratifs que l'époux de la demanderesse a mis son gestionnaire en relation avec Girardeau, qu'il avait des rapports d'affaires avec ce dernier et que celui-ci connaissait la société "Dauer Overseas" qui apparaît dans l'ordre de paiement. Appréciant ces divers éléments, la cour cantonale est parvenue à la conclusion que la version donnée par l'employé de banque était crédible et qu'elle devait être suivie.
Il s'agit là typiquement d'une question d'appréciation des preuves et d'établissement des faits, qui ne peut donner lieu à un recours en réforme (ATF 126 III 189 consid. 2a; 125 III 78 consid. 3a; 122 III 26 consid. 4a/aa; 122 III 61 consid. 2c/cc; 122 III 73 consid. 6b/bb; 121 III 350 consid. 7c).
L'art. 8 CC a pour objet, pour toutes les prétentions de droit fédéral (ATF 123 III 35 consid. 2d) et en l'absence d'une disposition spéciale prévoyant une présomption, de répartir le fardeau de la preuve (ATF 126 III 189 consid. 2b; 122 III 219 consid. 3c) et de déterminer, sur cette base, laquelle des parties doit assumer les conséquences de l'échec de la preuve (ATF 126 III 189 consid. 2b; 125 III 78 consid. 3b). L'art. 8 CC ne dicte cependant pas comment le juge peut parvenir à une conviction (ATF 122 III 219 consid. 3c; 119 III 60 consid. 2c; 118 II 142 consid. 3a; 118 II 365 consid. 1).
En l'espèce, la cour cantonale est parvenue à la conviction que l'employé de la banque disait la vérité. Dès lors que le juge est parvenu à une conviction, il n'est plus question d'appliquer les règles sur le fardeau de la preuve.
Certes, l'art. 8 CC serait éludé si le juge admettait un fait contesté sans aucun raisonnement ni aucun commencement de preuve dans ce sens (Corboz, op. cit. , p. 41). Tel n'est manifestement pas le cas, puisque le juge s'est forgé une conviction sur un point de fait contesté en énonçant soigneusement les éléments de preuve réunis. Il n'y a donc pas trace d'une violation de l'art. 8 CC.
Etant admis - d'une manière qui lie le Tribunal fédéral saisi d'un recours en réforme (art. 63 al. 2 OJ) - que la version donnée par l'employé de banque est conforme à la vérité, on ne voit pas comment la cour cantonale aurait pu violer les art. 1 et 398 al. 2 CO .
La demanderesse ne conteste pas que son mari pouvait agir seul, ce qui résulte d'ailleurs clairement de la convention passée avec la banque. Il est vrai qu'il avait été prévu qu'une procuration en faveur d'un tiers devait revêtir la forme écrite, mais les parties peuvent toujours renoncer, sans aucune exigence de forme particulière, à une clause stipulant une forme conventionnelle (Schmidlin, Commentaire bernois, n° 44 s. ad art. 16 CO et les références citées; cf.
ATF 105 II 75 consid. 1; Merz, Vertrag und Vertragsschluss, 2ème éd. p. 225 n° 422). Selon l'état de fait retenu, l'époux de la demanderesse a déclaré oralement à l'employé de la banque (qui l'a accepté) qu'il donnait procuration à Girardeau pour effectuer une opération par le débit de son compte. Les parties ont ainsi manifesté la volonté de renoncer à l'exigence de la forme écrite et une procuration orale est en soi valable. Selon l'état de fait retenu, l'employé a exécuté scrupuleusement les instructions données par le représentant.
Contrairement à ce que soutient la demanderesse, il n'apparaît pas que l'ordre de transfert était insolite ou s'écartait de la communication des pouvoirs faite par son mari.
L'intéressée a d'ailleurs admis, dans la procédure, qu'elle se serait satisfaite de l'explication si celle-ci lui avait été donnée tout de suite; on peut en déduire qu'elle ne voyait pas non plus un caractère insolite à cette opération bancaire. Que l'ordre ait été donné longtemps après l'octroi des pouvoirs peut s'expliquer par la durée des transactions immobilières; qu'il ne mentionne pas le Maroc peut également s'expliquer par l'intervention de sociétés interposées, assez courante en matière internationale.
On ne voit donc pas qu'en exécutant l'ordre de transfert donné par le représentant, la banque ait violé son devoir de diligence (cf. art. 394 al. 1, 398 al. 1 et 2, art. 321a al. 1 CO; ATF 111 II 263 consid. 1b).
Il n'y a donc pas lieu d'entrer en matière sur l'argumentation tirée du contrat de compte courant (sur cette notion: ATF 104 II 190 consid. 2; 100 III 79 consid. 3; arrêt reproduit in SJ 1994 p. 269 ss, p. 273) et de la novation par reconnaissance tacite du solde (art. 117 al. 2 CO) ou sur l'argument tiré d'une ratification tacite ( art. 38 al. 1 et 424 CO ) ou de la bonne foi (art. 2 al. 1 CC; arrêt reproduit in SJ 1985 p. 246 ss, p. 249 s. consid. 2c) en relation avec l'application de la clause de "banque restante" (cf. arrêt reproduit in SJ 1985 p. 246 ss, p. 248 consid. 2b et c; cf.
aussi: ATF 124 II 124 consid. 2d/aa p. 128; 104 II 190 consid. 2a), parce qu'il s'agit d'une motivation alternative et qu'un recours en réforme ne peut de toute manière pas être admis si cela ne peut avoir aucune incidence sur le dispositif de l'arrêt attaqué (cf. ATF 111 II 1; 106 II 117 consid. 1; 103 II 155 consid. 3; cf. également: ATF 121 III 46 consid. 2). Au demeurant, on ne discerne pas en quoi la cour cantonale aurait violé les principes dégagés dans l'arrêt cité par les parties (SJ 1985 p. 246 ss).
3.- Les frais et dépens doivent être mis à la charge de la recourante qui succombe (art. 156 al. 1 et 159 al. OJ).
Par ces motifs,
le Tribunal fédéral :
1. Déclare le recours irrecevable;
2. Met un émolument judiciaire de 3000 fr. à la charge de la recourante;
3. Dit que la recourante versera à l'intimée une indemnité de 3500 fr. à titre de dépens;
4. Communique le présent arrêt en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.
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Lausanne, le 20 juillet 2000 ECH
Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le président,
La greffière,