«AZA 3»
4C.195/1999
Ie C O U R C I V I L E
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24 juillet 2000
Composition de la Cour: MM. Walter, président, Corboz, juge, et Gillioz, juge suppléant. Greffière: Mme Aubry Girardin.
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Dans la cause civile pendante
entre
Vincent S c a r f o, à Payerne, défendeur et recourant, représenté par Me Yves Nicole, avocat à Yverdon-les-Bains,
et
la Brasserie F e l d s c h l ö s s c h e n S.A., à Rheinfelden, demanderesse et intimée, représentée par
Me François Logoz, avocat à Lausanne;
(contrat de vente par livraisons successives;
clause d'exclusivité)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les f a i t s suivants:
A.- Spécialisée dans la fabrication et le commerce de la bière, la société Brasserie Feldschlösschen S.A. (ciaprès: Feldschlösschen), à Rheinfelden, a signé, le 18 juin 1985, avec Vincent Scarfo, qui exploitait un établissement public à Payerne, un contrat portant sur la livraison de bière. Aux termes de cet accord, Vincent Scarfo s'engageait à ne débiter dans son établissement que des bières Feldschlösschen, la vente d'une bière étrangère à la pression et de bières étrangères en bouteilles étant cependant autorisée; Feldschlösschen s'obligeait de son côté à verser à Scarfo 20'000 fr., ainsi qu'à remplacer à ses frais les installations et accessoires publicitaires.
Le 4 mai 1988, les parties ont conclu un contrat de livraison de bière et de prêt d'installations déclaré valable pour quinze ans dès la signature. Vincent Scarfo y a pris l'engagement de s'approvisionner exclusivement auprès de Feldschlösschen pour la totalité de ses besoins en bières de toutes sortes, avec et sans alcool; les installations du "secteur des bières" ne devaient être utilisées que pour des produits Feldschlösschen; Vincent Scarfo se déclarait libre de tout engagement qui serait en contradiction avec le contrat; tous avenants ou modifications éventuels dudit contrat ne seraient valables que s'ils étaient convenus par écrit.
Le 10 mai 1988, les parties ont signé un contrat de prêt portant sur 10'000 fr. versés par Feldschlösschen à Vincent Scarfo le 2 juin 1988. Celui-ci a encore reçu de la brasserie une participation à fonds perdus de 10'000 fr. en 1992.
Postérieurement au 4 mai 1988, Vincent Scarfo a persisté dans la vente de bières étrangères spéciales en bouteilles et à la pression; celle-ci (tolérée par Feldschlösschen) n'a jamais représenté plus de 7 à 10% de ses ventes de bière. Dans une lettre de 1994, Vincent Scarfo a déclaré débiter au total 270 hectolitres de bière par année.
En automne 1994, Vincent Scarfo s'est trouvé dans une situation financière délicate, liée à la baisse de son chiffre d'affaires et à un surcroît de charges en raison de graves problèmes familiaux. Il a sollicité de Feldschlösschen un prêt de 40'000 fr., alors que cette entreprise ne lui proposait verbalement, puis par écrit, à ce titre, que la moitié de ce montant. Il a simultanément recherché - en ne faisant état que du premier contrat avec Feldschlösschen - la conclusion de conventions d'approvisionnement en bières avec des entreprises concurrentes. Par courrier recommandé du 16 novembre 1994, Feldschlösschen a attiré l'attention de Vincent Scarfo sur le fait que, le 4 mai 1988, il s'était lié pour une période de quinze ans et qu'elle n'accepterait en aucun cas une transgression de cet accord. Le 28 novembre 1994, Vincent Scarfo a signifié par lettre à Feldschlösschen qu'il envisageait de rompre le contrat et de s'adresser à une autre brasserie; le 18 janvier 1995, il a annoncé qu'il arrêterait de vendre la bière Feldschlösschen dès le 1er février 1995.
De novembre 1994 à février 1995, Vincent Scarfo a débité de la bière à pression blonde de la Brasserie Hürlimann, sans pouvoir maintenir un contrat durable avec celleci, qui, après avoir été informée des obligations de Scarfo à l'endroit de Feldschlösschen, a interrompu ses livraisons en conseillant à Scarfo de s'y conformer.
En avril 1995, Vincent Scarfo a sommé Feldschlösschen de lui faire une ristourne de 60'000 fr. sous peine de le voir cesser de vendre des bières produites par celle-ci.
Par lettre du 12 mai 1995, la brasserie lui a signifié que le contrat signé le 4 mai 1988 l'obligeait jusqu'au 4 mai 2003 et qu'elle n'en accepterait aucune violation jusqu'à son terme. Elle lui a également rappelé son obligation d'approvisionnement exclusif auprès d'elle pour la totalité de ses besoins en bières de toutes sortes.
Le 23 juin 1995, Vincent Scarfo a signé avec la société Distrom S.A. une convention de prêt et de livraison de bière. Il s'engageait à vendre dans son établissement la bière étrangère "Amstel" en fûts et en bouteilles et à mettre tout en oeuvre pour en obtenir une vente importante.
Par lettre du 23 août 1995, Feldschlösschen a mis Vincent Scarfo en demeure d'exécuter le contrat du 4 mai 1988, soit de s'approvisionner en bières exclusivement auprès d'elle, par reprise immédiate de ses commandes, avec sommation de ne plus vendre aucune bière d'autres marques et de réinstaller l'enseigne extérieure portant la raison sociale de Feldschlösschen. Vincent Scarfo n'y a donné aucune suite, persistant à débiter de la bière Amstel et ne faisant pratiquement aucune commande à Feldschlösschen.
B.- Par action ouverte le 4 décembre 1995 devant la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois, Feldschlösschen a conclu à ce qu'il soit fait interdiction à Vincent Scarfo de commercialiser, vendre, distribuer, donner ou offrir à la consommation dans son établissement de Payerne et dans tout autre établissement public qu'il pourrait posséder de la bière avec ou sans alcool d'une autre marque que Feldschlösschen;
la brasserie a également demandé en substance à ce qu'il soit ordonné à Vincent Scarfo de commercialiser, jusqu'au 3 mai 2003, dans son établissement de Payerne et dans tout autre établissement public qu'il pourrait posséder de la bière de la marque Feldschlösschen et également à ce qu'il soit ordonné à Vincent Scarfo de s'approvisionner, jusqu'au 3 mai 2003, pour la totalité des besoins en bière de ces mêmes établissements auprès de Feldschlösschen ou de son "nommable", le tout sous la menace des peines prévues à l'art. 292 CP.
Par jugement du 1er mai 1998, la Cour civile du Tribunal cantonal a admis intégralement l'action intentée par Feldschlösschen, son dispositif reprenant le texte des conclusions de la demande. Il a notamment été constaté que la commune et réelle intention des parties avait été, le 4 mai 1988, de substituer à la convention initiale du 18 juin 1985 un nouveau contrat selon lequel Vincent Scarfo s'est obligé à s'approvisionner exclusivement auprès de Feldschlösschen pour la totalité de ses besoins en bière.
C.- Contre ce jugement, Vincent Scarfo (le défendeur) dépose un recours en réforme auprès du Tribunal fédéral. Il conclut à la réforme du jugement attaqué, principalement par rejet des conclusions de la demande, subsidiairement par adjonction à l'interdiction qui lui a été faite d'une part de s'approvisionner et, d'autre part, de commercialiser, vendre, distribuer, donner ou offrir à la consommation de la bière d'une autre marque que Feldschlösschen, d'une réserve lui permettant l'approvisionnement ainsi que la commercialisation, la vente, la distribution ou l'offre à la consommation de bières étrangères en bouteilles et d'une bière étrangère à la pression.
Feldschlösschen (la demanderesse) propose le rejet du recours dans la mesure où il serait recevable et la confirmation du jugement attaqué.
C o n s i d é r a n t e n d r o i t :
1.- Le présent recours en réforme a été interjeté par la partie qui a succombé à la demande tendant à lui imposer le respect d'obligations contractuelles et est dirigé contre un jugement final rendu en dernière instance cantonale par un tribunal supérieur (art. 48 al. 1 OJ). Il porte sur une contestation civile dont la valeur litigieuse ne fait l'objet d'aucune indication ni dans le jugement attaqué ni dans le recours ou la réponse. Toutefois, comme il ressort de l'acte entrepris que la quantité de bière en jeu s'élève à 270 hectolitres par année et ce jusqu'au terme du contrat en mai 2003, une évaluation (cf. ATF 118 II 528 consid. 2c p. 532; Corboz, Le recours en réforme au Tribunal fédéral, SJ 2000 II p. 1 ss, 25) permet d'en déduire que le seuil de 8'000 fr. est atteint (art. 46 OJ). Dès lors que le recours a été déposé en temps utile compte tenu des féries (art. 32, 34 al. 1 let. a et 54 al. 1 OJ) et dans les formes requises (art. 55 OJ), il convient d'entrer en matière.
2.- Le défendeur se plaint, en premier lieu, d'une violation de l'art. 27 al. 2 CC, considérant que le contrat litigieux du 4 mai 1988, en raison de la clause d'exclusivité qu'il contient, aliène de façon inadmissible sa liberté.
a) Selon la jurisprudence constante, une restriction contractuelle de la liberté économique n'est considérée comme excessive au regard de l'art. 27 al. 2 CC que si elle livre celui qui s'est obligé à l'arbitraire de son cocontrac-
tant, supprime sa liberté économique ou la limite dans une mesure telle que les bases de son existence économique sont mises en danger (ATF 123 III 337 consid. 5 et les arrêts cités). Le Tribunal fédéral a déjà eu à se prononcer sur des contrats de longue durée portant sur la livraison d'eau ainsi que de boissons et a considéré qu'un engagement de quinze ans n'était pas excessif, bien qu'il ne s'agisse pas d'une limite stricte (cf. ATF 93 II 290 consid. 7; 40 II 233 consid. 6). Dans ce contexte, il a précisé que l'art. 27 CC ne protège pas contre la longue durée des contrats, mais contre un engagement excessif (ATF 114 II 159 consid. 2b p. 163).
b) Pour démontrer le caractère excessif de l'engagement pris à l'égard de la demanderesse, le défendeur se fonde sur des faits ne ressortant pas du jugement attaqué, en particulier lorsqu'il affirme qu'il était livré au bon vouloir ou à l'arbitraire de son fournisseur exclusif, ce qui n'est pas admissible (art. 55 al. 1 let. c et 63 al. 2 OJ; ATF 126 III 59 consid. 2a). Or, sur ce point, le jugement attaqué n'établit nullement que Feldschlösschen aurait appliqué au défendeur des prix qu'il n'acceptait pas ou qui auraient été excessifs par rapport à la concurrence. Le défendeur a du reste obtenu certains avantages en contrepartie de son engagement pris le 4 mai 1988 pour une durée de 15 ans à ne pas s'approvisionner chez un autre fournisseur, tel le prêt de 10'000 fr. reçu le 2 juin 1988 et une participation à fonds perdus de 10'000 fr. en 1992. Enfin, la demanderesse s'est montrée conciliante, puisqu'elle a toléré que le défendeur vende de petites quantités de bières étrangères spéciales (représentant 7 à 10 % du chiffre d'affaires de celui-ci). Les faits retenus dans le jugement attaqué, qui lient le Tribunal fédéral en instance de réforme (art. 63 al. 2 OJ), ne laissent donc percevoir aucun indice d'engagement excessif contraire à l'art. 27 al. 2 CC.
3.- Le défendeur invoque, en second lieu, le caractère illicite au sens de l'art. 5 de la Loi fédérale sur les cartels et autres restrictions à la concurrence du 6 octobre 1995 (RS 251; ci-après: LCart) de la clause d'approvisionnement exclusif figurant dans le contrat du 4 mai 1988.
a) Il s'agit d'une argumentation juridique nouvelle. Selon la jurisprudence, le Tribunal fédéral ne revoit les moyens de droit nouveaux que s'ils déduisent des conséquences juridiques de faits régulièrement soumis à l'appréciation de la juridiction cantonale et constatés par elle dans la décision attaquée (ATF 107 II 465 consid. 6a p. 472; 90 II 34 consid. 6 et 7). Si les faits sont insuffisants pour trancher la question de droit nouvellement alléguée, le Tribunal fédéral considère qu'un renvoi à la cour cantonale au sens de l'art. 64 al. 1 OJ est inutile, car il ne lui serait pas possible d'administrer des preuves nouvelles, faute d'allégations et d'offres de preuves sur le point décisif (ATF 92 II 328 consid. 4 in fine). De plus, l'invocation de faits nouveaux est irrecevable dans le cadre d'un recours en réforme (art. 55 al. 1 let. c OJ; ATF 125 III 443 consid. 5c p. 450). b) Dès lors que le contrat du 4 mai 1988 a été conclu pour une durée de quinze ans, les effets de la clause d'exclusivité instituée se déploient au-delà du 1er juillet 1996, date de l'entrée en vigueur de la LCart. Ils doivent donc être examinés au regard de cette loi (ATF 124 III 495 consid. 1). Cependant, les faits tels que retenus par le tribunal cantonal sont manifestement insuffisants pour permettre à la Cour de céans de se prononcer. En effet, sur la base du jugement attaqué, il n'est pas possible de déterminer si les conditions d'application de la LCart sont réunies en l'occurrence, notamment si l'on est bien en présence d'un accord en matière de concurrence au sens de l'art. 2 al. 1 et 4 al. 1 LCart (cf. ATF 124 III 495 consid. 2a) et, le cas échéant, si un tel accord peut être qualifié d'illicite conformément à
l'art. 5 LCart, comme le prétend le défendeur. Il n'y a donc pas lieu d'entrer en matière sur ce grief.
4.- A titre subsidiaire, le défendeur considère que les juges ont fait une application erronée de l'art. 18 CO en retenant que les parties avaient convenu sans réserve une clause d'approvisionnement exclusif.
Pour déterminer l'objet et le contenu d'un contrat, le juge doit recourir en premier lieu à l'interprétation dite subjective, c'est-à-dire rechercher en fait la commune et réelle intention des parties, le cas échéant sur la base d'indices (art. 18 CO; ATF 125 III 305 consid. 2b p. 308). L'interprétation subjective repose donc sur l'appréciation des preuves et est soustraite comme telle à l'examen du Tribunal fédéral saisi d'un recours en réforme (ATF 118 II 365 consid. 1 p. 366 in limine). Le comportement des parties postérieur à la conclusion du contrat constitue un indice de la volonté réelle des cocontractants; les déductions que l'autorité cantonale en tire relèvent du fait et sont dès lors également soustraites à l'examen du Tribunal fédéral statuant en tant que juridiction de réforme (art. 63 al. 2 OJ; ATF 123 III 129 consid. 3c p. 136). En l'espèce, les premiers juges n'ont procédé qu'à l'interprétation subjective du contrat litigieux et leur appréciation du comportement des parties après conclusion du contrat n'a également relevé que du fait. La critique formulée par le défendeur au sujet du résultat de cette appréciation est donc irrecevable en vertu de l'art. 55 al. 1 lettre c 3e phrase in limine OJ et des arrêts précités.
5.- En tout état de cause, le défendeur fait valoir que la demanderesse a adopté un comportement contraire au principe de la bonne foi, car, après l'avoir laissé pendant près de sept ans débiter des bières étrangères, la bras-
serie a émis des prétentions en justice en vue de lui faire interdire la vente de toutes bières d'une autre marque.
a) Le comportement contradictoire (venire contra factum proprium) fait partie des cas d'abus de droit sanctionnés par l'art. 2 al. 2 CC. La jurisprudence n'a cependant pas érigé en principe le fait d'être lié par ses propres actes. Lorsqu'une personne adopte un comportement contradictoire, il n'y a violation du principe de la bonne foi que si le comportement antérieur a inspiré une confiance légitime qui se trouve déçue par les nouveaux actes (ATF 125 III 257 consid. 2a et les références citées). De surcroît, il découle d'une jurisprudence ancienne que l'importance réduite de l'activité économique déployée en violation d'un droit est propre à expliquer ou justifier que son titulaire s'abstienne durablement d'intervenir (cf. ATF 76 II 393 p. 397).
b) Il ressort du jugement attaqué que la demanderesse a toléré, durant plusieurs années, la vente de bières étrangères par le défendeur, pour une quantité ne dépassant pas 7 à 10 % de son chiffre d'affaires, alors que, pour le surplus, le défendeur s'approvisionnait auprès d'elle. Par la suite, le défendeur ne s'est plus contenté de violations mineures de la clause d'exclusivité, mais a cherché à conclure d'autres contrats de livraisons successives de bières avec des concurrents. Dans le contrat conclu le 23 juin 1995 portant sur la bière Amstel, le défendeur s'est même engagé à mettre tout en oeuvre pour en obtenir une vente importante. Il n'a en outre pratiquement plus commandé de bière à la demanderesse et il n'a pas donné suite aux sommations de celleci lui intimant de respecter ses obligations. En revanche, il lui a annoncé qu'il envisageait de rompre le contrat et qu'il arrêterait de vendre les bières Feldschlösschen dans son établissement dès le 1er février 1995. Dans ce contexte, on ne voit pas qu'en tolérant de faibles écarts à la clause d'exclusivité la demanderesse ait pu adopter un comportement de
nature à laisser croire au défendeur que la brasserie renoncerait à faire valoir ses droits en cas de violations flagrantes du contrat. Le grief s'avère donc infondé.
Dans ces circonstances, les conclusions tant principales que subsidiaires formées par le défendeur ne peuvent être suivies.
Le recours doit par conséquent être rejeté dans la mesure où il est recevable et le jugement attaqué confirmé.
6.- Les frais et dépens seront mis à la charge du défendeur, qui succombe (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs,
l e T r i b u n a l f é d é r a l :
1. Rejette le recours dans la mesure où il est recevable et confirme le jugement attaqué;
2. Met un émolument judiciaire de 5'000 fr. à la charge du recourant;
3. Dit que le recourant versera à l'intimée une indemnité de 6'000 fr. à titre de dépens;
4. Communique le présent arrêt en copie aux mandataires des parties et à la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois.
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Lausanne, le 24 juillet 2000
ECH
Au nom de la Ie Cour civile
du TRIBUNAL FÉDÉRAL SUISSE:
Le Président,
La Greffière,