BGer 1P.148/2000
 
BGer 1P.148/2000 vom 29.09.2000
[AZA 0]
1P.148/2000
Ie COUR DE DROIT PUBLIC
**********************************************
29 septembre 2000
Composition de la Cour: MM. les juges Aemisegger, président,
Aeschlimann, Féraud, Favre et Mme Pont Veuthey, juge suppléante.
Greffier: M. Thélin.
__________
Statuant sur le recours de droit public
formé par
X.________ , actuellement détenu à la prison de Champ-Dollon, à Thônex, représenté par Me Jean-Pierre Garbade, avocat à Genève,
contre
la décision prise le 11 octobre 1999 par le Conseil supérieur de la magistrature du canton de Genève et l'arrêt rendu le 18 février 2000 par la Cour de cassation de ce canton, dans la cause qui oppose le recourant à N.________ , représentée par Me Claudio Mascotto, avocat à Genève;
(procédure pénale; délibération du jury)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les faits suivants:
A.- Par arrêt du 9 juin 1999, la Cour d'assises du canton de Genève a reconnu X.________ et Y.________ coupables de viol et contrainte sexuelle commis avec cruauté et en commun, crimes perpétrés le 31 mars 1995 au préjudice de N.________; elle les a tous deux condamnés à quatre ans de réclusion. Les deux accusés contestaient toute participation à l'agression subie par la victime.
X.________ a recouru à la Cour de cassation cantonale pour se plaindre de divers vices de procédure. En particulier, il exposait que l'un des jurés s'était rendu au magasin de son père, au lendemain de la condamnation, et lui avait rapporté des propos que le Président de la Cour d'assises aurait tenus au jury pendant la délibération. Répondant à une question concernant les conséquences d'un vote à égalité des voix, le Président aurait expliqué que l'avis favorable à l'accusé prévaut - ce qui correspond à l'art. 305 al. 2 CPP gen. - et il aurait ajouté qu'il ne pouvait pas "imaginer l'acquittement" dans cette affaire. Le recourant soutenait que si ces faits étaient exacts, le jury aurait subi une influence du Président interdite par l'art. 304 al. 2 CPP gen. , et que le verdict de culpabilité devrait par conséquent être annulé. Le recourant demandait des mesures d'instruction, en particulier l'audition du Président et des jurés, afin d'élucider les déclarations effectivement faites par ce magistrat. A cette fin, le recourant s'est adressé au Conseil supérieur de la magistrature pour demander la levée du secret de fonction du Président et des jurés.
Par ailleurs, à l'appui de son recours, X.________ se plaignait aussi d'une violation des règles sur la publicité des débats devant la Cour d'assises; enfin, il persistait à contester les faits retenus à sa charge et soulevait de nombreuses critiques contre l'appréciation des preuves qui avait abouti au verdict.
B.- Le Conseil supérieur de la magistrature a rejeté la demande à lui adressée par une décision du 11 octobre 1999, au motif qu'aucune autorité ne pouvait lever le secret des délibérations du jury. Statuant le 18 février 2000, la Cour de cassation a également rejeté le recours dont elle était saisie, sans avoir procédé aux investigations demandées.
Elle a considéré que celles-ci tendaient uniquement à contourner la règle absolue du secret de la délibération, cela en l'absence de tout indice réel d'irrégularité. La Cour de cassation a aussi rejeté les autres moyens du recours.
C.- Agissant par la voie du recours de droit public, X.________ requiert le Tribunal fédéral d'annuler la décision du 11 octobre 1999 et l'arrêt du 18 février 2000. Il se plaint, sur divers points, d'une application arbitraire du droit cantonal de procédure et d'une violation du droit d'être entendu; en outre, il tient le verdict de culpabilité pour arbitraire et contraire à la présomption d'innocence.
Une demande d'assistance judiciaire est jointe au recours.
Invités à répondre, les autorités intimées et le Procureur général du canton de Genève ont renoncé à déposer des observations; la victime et partie civile N.________ a conclu au rejet du recours. Celle-ci a également présenté une demande d'assistance judiciaire.
Considérant en droit :
1.- La procédure suivie devant le Conseil supérieur de la magistrature était formellement indépendante de celle de la Cour de cassation. L'une et l'autre étaient toutefois étroitement connexes quant à leur objet, de sorte qu'elles doivent être considérées comme une unité, au sein de laquelle le prononcé du 11 octobre 1999 n'était qu'une décision préjudicielle ou incidente selon l'art. 87 al. 2 OJ, précédant l'arrêt final du 18 février 2000 (cf. ATF 94 I 365 consid. 3 p. 368 ss; voir aussi ATF 107 Ia 171 consid. 2cp. 173, 100 Ia 1 consid. 1 p. 3). Ledit prononcé peut donc être attaqué en même temps que l'arrêt final, sans égard à la date à laquelle les parties en ont reçu communication (art. 87 al. 3 OJ).
2.- a) Une décision est arbitraire, donc contraire aux art. 4 aCst. ou 9 Cst. , lorsqu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité. Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par l'autorité cantonale de dernière instance que si sa décision apparaît insoutenable, en contradiction manifeste avec la situation effective, adoptée sans motifs objectifs ou en violation d'un droit certain. En outre, il ne suffit pas que les motifs de la décision soient insoutenables; encore faut-il que celle-ci soit arbitraire dans son résultat. A cet égard, il ne suffit pas non plus qu'une solution différente de celle retenue par l'autorité cantonale puisse être tenue pour également concevable, ou apparaisse même préférable (ATF 125 I 166 consid. 2a p. 168; 125 II 10 consid. 3a p. 15, 129 consid. 5b p. 134; 124 V 137 consid. 2b p. 139; 124 IV 86 consid. 2a p. 88).
b) Le droit d'être entendu garanti par les art. 4 aCst.
ou 29 al. 2 Cst. confère aux parties le droit d'obtenir l'administration des preuves qu'elles ont valablement offertes, à moins que celles-ci ne portent sur un fait dépourvu de pertinence ou qu'elles soient manifestement inaptes à faire apparaître la vérité quant au fait en cause. Par ailleurs, l'autorité est autorisée à effectuer une appréciation anticipée des preuves déjà disponibles et, si elle peut admettre de façon exempte d'arbitraire qu'une preuve supplémentaire offerte par une partie serait impropre à ébranler sa conviction, refuser d'administrer cette preuve (ATF 124 I 208 consid. 4a p. 211, 122 V 157 consid. 1d p. 162, 119 Ib 492 consid. 5b/bb p. 505).
En cas de refus, l'autorité doit en principe motiver cette décision, de manière que la partie concernée puisse apprécier la portée du prononcé et le contester efficacement, s'il y a lieu, devant une instance supérieure. L'obligation de motiver tend aussi à éviter que l'autorité ne se laisse guider par des considérations subjectives ou étrangères à la cause; elle contribue, par là, à prévenir une décision arbitraire. L'objet et la précision des indications que l'autorité doit fournir dépendent de la nature de l'affaire et des circonstances particulières du cas; en règle générale, il suffit que l'autorité mentionne au moins brièvement les motifs qui l'ont guidée (ATF 112 Ia 107 consid. 2bp. 109; voir aussi ATF 125 II 369 consid. 2c p. 372, 124II 146 consid. 2a p. 149, 123 I 31 consid. 2c p. 34).
3.- a) L'art. 17 CPP gen. prévoit d'une façon tout à fait générale que les délibérations et les votes des juridictions pénales sont secrets. Il est constant que cette règle vise aussi les délibérations et votes du jury de la Cour d'assises; cela ressort notamment de l'art. 274 CPP gen. , selon lequel les jurés sont assermentés et doivent promettre, en particulier, de "garder le secret sur les délibérations et le vote des jurés". Par ailleurs, les art. 310 à 312 CPP gen. prévoient l'isolement du jury pendant sa délibération: sous peine d'amende, il est interdit aux jurés de sortir de la salle qui leur est attribuée; sous peine d'un emprisonnement de huit jours au plus, il est interdit à toute personne extérieure, sauf aux huissiers de service, d'y entrer sans l'autorisation écrite du Président. Aux termes de l'art. 304 al. 2 CPP gen. , ce magistrat assiste à la délibération, mais "il n'y participe que pour renseigner le jury, sans formuler d'appréciation sur la culpabilité". Enfin, le greffier est également présent pour dresser le procès-verbal des décisions prises et de leur motivation (art. 304 al. 3 CPP gen.).
Le jury est composé de douze citoyens étrangers à l'appareil judiciaire. L'ensemble de la réglementation précitée a pour but de garantir à cet organe, dans l'intérêt de la justice, l'élaboration d'une volonté indépendante, en le préservant des influences extérieures et en assurant, au moyen du secret de la délibération et des votes, la libre expression de ses membres. Le législateur a cependant considéré que la présence d'un magistrat était nécessaire pour l'information des jurés, profanes en droit, en dépit du risque d'influence que cette présence peut comporter. L'art. 304 al. 2 CPP gen. , relatif au rôle du Président, exprime le compromis adopté à ce sujet. L'indépendance du jury demeure préservée, selon le système ainsi retenu, par la règle interdisant au magistrat toute appréciation sur la culpabilité de l'accusé.
b) Il est évident que le secret de la délibération et des votes s'applique à tout ce que les jurés eux-mêmes disent ou expriment pendant leur discussion. Pour le surplus, le but de ce secret n'exige certainement pas qu'il soit appliqué de façon également absolue aux actes et déclarations des autres personnes qui, sans être membres du jury, sont amenées à assister à tout ou partie de la délibération. Ledit secret est même détourné de son but si les règles sur l'indépendance du jury, relatives à l'isolement de ce corps ou aux rôles respectifs du Président et du greffier, semblent avoir été violées et que le secret est invoqué pour refuser des investigations propres à élucider la situation.
Le secret de la délibération ne saurait avoir pour effet de dissimuler une atteinte illicite portée à l'indépendance du jury; il constitue au contraire l'un des principes garants de cette indépendance. L'autorité commet donc un abus de ce secret si elle l'oppose d'emblée à toute demande d'interrogatoire du Président et des jurés, voire du greffier ou des huissiers de service, en rapport avec des faits susceptibles de constituer une violation de dispositions telles que l'art. 304 al. 2 CPP gen.
Certes, une telle demande ne doit pas non plus aboutir à éluder le secret de la délibération. Il est donc nécessaire d'examiner, préalablement, s'il existe des indices sérieux qu'une irrégularité ait été commise. Ensuite, le cas échéant, les questions posées au Président ou aux jurés doivent porter exclusivement et directement sur l'irrégularité présumée. Il est ainsi possible, sans aucun doute, de délimiter l'enquête de manière que les réponses ne divulguent pas la teneur de la discussion des jurés.
c) Dans la présente affaire, il fallait d'abord apprécier la vraisemblance des allégations contenues dans le recours et, éventuellement, interroger directement le père du recourant, à qui l'un des jurés s'était prétendument adressé.
Or, l'arrêt de la Cour de cassation n'indique pas comment cette juridiction est parvenue à la conclusion qu'il n'existait "aucun indice réel d'irrégularité", alors que l'acte de recours contenait des références précises, en particulier au témoignage du père du recourant, et susceptibles d'être vérifiées. Sur ce point essentiel, l'arrêt du 18 février 2000 est insuffisamment motivé et comporte ainsi une violation du droit d'être entendu.
d) Aux termes de l'art. 7 al. 2 de la loi cantonale du 25 septembre 1997 instituant un Conseil supérieur de la magistrature, ce conseil est l'autorité compétente, au sens de l'art. 320 ch. 2 CP, pour lever le secret de fonction des magistrats judiciaires; le secret ne peut être levé que si sa révélation est indispensable à la protection d'intérêts supérieurs, publics ou privés.
Dans sa décision du 11 octobre 1999, le Conseil n'a pas examiné si les investigations demandées par le recourant mettaient en cause le secret de fonction prévu par l'art. 320 CP et, dans l'affirmative, si ce secret pouvait être levé. L'autorité s'est seulement référée au secret de la délibération et des votes du jury, secret qui, ainsi qu'on l'a vu, n'est aucunement pertinent pour refuser d'emblée et de façon absolue les investigations demandées. La décision consacre donc un déni de justice formel, contraire aux art. 4 aCst. ou 29 al. 1 Cst.
4.- Il n'est pas nécessaire d'examiner les autres griefs présentés à l'appui du recours, car les prononcés attaqués se révèlent de toute façon inconstitutionnels et doivent donc être annulés.
Le recourant qui obtient gain de cause a droit à des dépens, à la charge du canton de Genève.
5.- Selon l'art. 152 OJ, le Tribunal fédéral peut accorder l'assistance judiciaire à une partie à condition que celle-ci soit dans le besoin et que ses conclusions ne paraissent pas d'emblée vouées à l'échec.
Il ressort des pièces produites par l'intimée que celle-ci n'est pas en mesure de supporter des frais d'avocat.
Par ailleurs, ayant obtenu gain de cause devant la Cour de cassation cantonale, elle pouvait raisonnablement espérer le même résultat dans la présente procédure. Les exigences précitées étant ainsi satisfaites, sa demande d'assistance judiciaire peut être admise.
Par ces motifs,
le Tribunal fédéral :
1. Admet le recours et annule les prononcés attaqués.
2. Dit qu'il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.
3. Dit que le canton de Genève versera une indemnitéde 1'500 fr. au recourant à titre de dépens.
4. Admet la demande d'assistance judiciaire présentée par l'intimée et désigne Me Claudio Mascotto en qualité d'avocat d'office.
5. Dit que la caisse du Tribunal fédéral versera une indemnité de 800 fr. à Me Mascotto à titre d'honoraires.
6. Communique le présent arrêt en copie aux mandataires des parties, au Procureur général, au Conseil supérieur de la magistrature et à la Cour de cassation du canton de Genève.
___________
Lausanne, le 29 septembre 2000 THE/mnv
Au nom de la Ie Cour de droit public
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,
Le Greffier,