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Original
 
[AZA 0/2]
5P.147/2000
IIe COUR CIVILE
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Séance du 15 mars 2001
Composition de la Cour: M. Reeb, président, M. Bianchi,
M. Raselli, Mme Nordmann et M. Meyer, juges.
Greffière: Mme Mairot.
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Statuant sur le recours de droit public
formé par
la République et canton de G e n è v e , représentée par son Département de l'intérieur, de l'environnement et des affaires régionales, à Genève, au nom de qui agit Me Michel Hottelier, avocat à Genève,
contre
l'arrêt rendu le 17 mars 2000 par la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève dans la cause qui oppose la recourante à X.________ et dame X.________, représentés par Me Olivier Wasmer, avocat àGenève;
(art. 9 Cst. ; action en constatation de propriété)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les faits suivants:
A.- D.________ était propriétaire de la parcelle n° 446, feuille 2, du cadastre de la commune Z.________.
Cet immeuble figurait sur le plan cadastral d'origine, établi en 1849 ("plan Dufour"), en nature de champ, vigne et pré. Sa contenance était alors de 3'340 m2.
Dès la fin du 19e siècle, la partie inférieure de la parcelle s'est trouvée immergée à la suite de l'élévation du niveau du lac Léman. Sa superficie est toutefois restée inchangée jusqu'à la mise en oeuvre des opérations de mensuration cadastrale visant à introduire le registre foncier fédéral qui ont débuté, pour l'endroit concerné, en juin 1988.
Ensuite de la nouvelle mensuration, la contenance de la parcelle n° 446 a été ramenée à 2'977 m2, soit une diminution de 363 m2 par rapport à la superficie résultant du "plan Dufour". Cette perte de surface correspond à la partie immergée de l'immeuble, la limite de propriété entre celui-ci et le domaine public "lac" ayant été fixée selon le critère dit des "hautes eaux moyennes". Par décision du 15 janvier 1997, le Département de l'intérieur, de l'environnement et des affaires régionales a confirmé cette nouvelle mensuration.
B.- Le 15 décembre 1997, D.________ a introduit une action tendant à faire constater que la nouvelle limite cadastrale séparant la parcelle n° 446 et le domaine public "lac" correspond à celle retenue par le "plan Dufour", et que par conséquent la contenance dudit immeuble est de 3'340 m2.
D.________ est décédée le 6 septembre 1998. Par acte notarié du 27 mai précédent, elle avait vendu la parcellen° 446 à X.________ et dame X.________ (ci-après: les époux X.________). L'instance a d'abord été reprise par sa succession; les acquéreurs se sont ensuite substitués à celle-ci comme parties au procès.
Par jugement du 23 mars 1999, le Tribunal de première instance a rejeté l'action.
Les époux X.________ ont appelé de ce jugement. Par arrêt du 17 mars 2000, la Cour de justice du canton de Genève l'a annulé. Statuant à nouveau, elle a notamment jugé que la limite séparant la parcelle n° 446 et le domaine public "lac" devait être tracée, sur le nouveau plan cadastral, conformément à la limite retenue par le "plan Dufour".
C.- a) Agissant par la voie du recours de droit public, la République et canton de Genève conclut à l'annulation de l'arrêt du 17 mars 2000. Elle demande en outre au Tribunal fédéral de dire que la limite litigieuse doit être tracée, sur le plan issu des nouvelles mensurations, selon le critère du niveau des hautes eaux moyennes, comme l'a retenu le Département de l'intérieur, de l'environnement et des affaires régionales.
Les intimés proposent l'irrecevabilité du recours, subsidiairement son rejet.
La Cour de justice s'est référée aux considérants de son arrêt.
b) La recourante a également interjeté un recours en réforme contre le même arrêt.
Considérant en droit :
1.- Conformément au principe général de l'art. 57 al. 5 OJ, il convient de statuer en premier lieu sur le recours de droit public.
2.- Le Tribunal fédéral examine d'office et avec une pleine cognition la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 126 III 274 consid. 1 p. 275 et les références).
a) Contrairement à ce que prétendent les intimés, le recours est recevable au regard de l'art. 84 al. 2 OJ, dès lors que la République et canton de Genève se plaint de violation de droits constitutionnels - application arbitraire du droit cantonal et violation de la garantie de la propriété - et non de violation du droit fédéral (art. 43 al. 1 OJ).
b) La République et canton de Genève a qualité pour agir au sens de l'art. 88 OJ (cf. ATF 123 III 454 consid. 2 p. 456).
c) Le recours de droit public n'a en principe qu'un effet cassatoire (ATF 125 I 104 consid. 1b p. 107 et les arrêts cités). Il est toutefois fait exception à cette règle lorsqu'une situation conforme à la Constitution ne peut être rétablie par la seule annulation de l'acte attaqué (ATF 125 II 86 consid. 5a p. 96; 124 I 327 consid. 4b p. 332 ss et les références citées). Par leur action, les intimés visent à faire échec à la décision du département cantonal du 15 janvier 1997, tandis que le présent recours a pour but le maintien de celle-ci. En cas d'admission dudit recours, la décision précitée ne serait pas touchée. La nouvelle mensuration cadastrale serait dès lors maintenue jusqu'à ce que l'autorité cantonale statue à nouveau. Les conclusions allant au delà de la simple annulation de la décision attaquée sont donc irrecevables.
d) Les intimés prétendent que seul le droit fédéral, à l'exclusion du droit cantonal, est applicable à la détermination des limites de la propriété foncière dans le cadre de l'introduction du registre foncier fédéral. Dans un recours de droit public, les intimés qui ont obtenu gain de cause dans la procédure cantonale et qui n'ont pas été touchés dans leurs droits peuvent certes critiquer les points de l'arrêt qui leur sont défavorables, pour autant que leurs moyens satisfassent aux exigences de l'art. 90 al. 1 let. b OJ (ATF 123 I 56 consid. 2a p. 57; 115 Ia 27 consid. 4a p. 29/30 et les références; Walter Kälin, Das Verfahren der staatsrechtlichen Beschwerde, p. 376). En l'occurrence, l'argumentation des intimés n'est pas motivée de manière conforme à cette disposition (cf. ATF 122 I 70 consid. 1c p. 73; 117 Ia 393 consid. 1c p. 395; 110 Ia 1 consid. 2a p. 3/4). Par conséquent, elle doit être déclarée irrecevable sans plus ample examen.
3.- a) L'autorité cantonale a considéré en substance qu'il appartenait aux cantons de déterminer l'étendue du domaine public. La plupart d'entre eux se fondaient sur le niveau des eaux, dont le statut juridique était alors identique à celui de leur lit; d'autres prévoyaient au contraire que le sol recouvert par les eaux publiques appartenait aux riverains.
Le législateur genevois n'ayant pas spécifiquement affecté le lit et les rives du lac au domaine public, la législation cantonale se révélait incomplète sur ce point. Toutefois, en tant que choses sans maître, ils restaient en principe affectés à l'usage commun par le droit privé fédéral (art. 664 al. 1 CC). S'agissant d'une présomption réfragable (art. 664 al. 2 CC), il était possible de rapporter la preuve de l'existence de droits préférables de nature privée, ceux-ci étant du reste également réservés par le droit cantonal (art. 4 al. 2 de la loi sur le domaine public, du 24 juin 1961 [LDP/GE]; art. 1 al. 1 de la loi sur les eaux, du 5 juillet 1961 [LEaux/GE]). Faute d'avoir expressément disposé dans la loi que le lit du lac faisait partie du domaine public, le législateur cantonal n'avait pas pu soustraire aux riverains, au bénéfice de titres de propriété valables, les terres immergées à la fin du 19e siècle; l'autorisation de construire un port sur la parcelle n° 446, délivrée en 1961, confirmait au demeurant que les autorités considéraient ce terrain comme un objet privé et non comme faisant partie du domaine public. La preuve de la propriété privée sur cette partie de l'immeuble se trouvait par conséquent rapportée.
Dès lors, la limite entre la parcelle n° 446 et le domaine public "lac" devait être fixée conformément au "plan Dufour".
b) La République et canton de Genève reproche à la Cour de justice d'avoir arbitrairement appliqué le droit cantonal déterminant. Elle expose qu'à teneur des art. 1 let. b LDP/GE et 2 al. 2 LEaux/GE, le lac fait partie du domaine public, sans que le législateur ait opéré de distinction entre l'élément liquide proprement dit et l'élément solide qui lui sert de support. Cette interprétation serait corroborée par l'art. 8 LDP/GE, selon lequel il incombe aux propriétaires riverains de se prémunir contre les avulsions, à défaut de quoi le terrain perdu passe au domaine public. L'incorporation du lit du lac au domaine public découlerait encore d'autres dispositions de la législation genevoise auxquelles la Cour de justice n'aurait prêté aucune attention, en particulier les art. 30 et 32 LEaux/GE, qui ne laisseraient planer aucun doute sur cette appartenance. L'autorité cantonale aurait aussi arbitrairement appliqué l'art. 6 LDP/GE, selon lequel le lac est délimité par le niveau des hautes eaux moyennes.
En effet, ce critère - également mentionné à l'art. 7 LDP/GE - ne pourrait se concevoir qu'à la condition que les eaux publiques et leur lit forment un tout. La recourante prétend encore que la solution adoptée par l'autorité cantonale contrevient arbitrairement à l'art. 9 LDP/GE, selon lequel l'état de fait prime les indications cadastrales pour délimiter le lac et les cours d'eau, car l'arrêt attaqué aboutit au résultat inverse. La Cour de justice aurait en outre considéré de manière arbitraire que la preuve de droits réels valablement constitués, au sens de l'art. 4 al. 2 LDP/GE, avait été rapportée dans le cas particulier.
4.- a) Une décision est arbitraire lorsqu'elle viole gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité. Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par l'autorité cantonale de dernière instance que si elle apparaît insoutenable, en contradiction manifeste avec la situation effective, adoptée sans motifs objectifs ou en violation d'un droit certain (ATF 126 III 438 consid. 3 p. 440 et les arrêts cités). En outre, il ne suffit pas que les motifs de la décision critiquée soient insoutenables, encore faut-il que cette dernière soit arbitraire dans son résultat (ATF 125 I 166 consid. 2a p. 168; 125 II 129 consid. 5b p. 134 et les références). Il n'y a pas arbitraire du seul fait qu'une autre interprétation de la loi soit possible, ou même préférable (ATF 124 I 247 consid. 5 p. 250/251; 120 Ia 369 consid. 3a p. 373; 118 Ia 497 consid. 2a p. 499 et les citations).
La loi s'interprète en premier lieu selon sa lettre.
L'autorité qui applique le droit ne peut s'écarter d'un texte clair que s'il existe des motifs sérieux de penser que ce texte ne correspond pas en tous points au sens véritable de la disposition visée. De tels motifs peuvent résulter des travaux préparatoires, du fondement et du but de la prescription en cause, ainsi que de sa relation avec d'autres dispositions (ATF 122 III 26 consid. 3d/aa p. 29; 121 III 214 consid. 3b p. 217, 219 consid. 1d/aa p. 224; 117 II 523 consid. 1c p. 525 et les références).
b) L'autorité cantonale relève qu'à teneur de l'art. 1 let. b LDP/GE, le lac et les cours d'eaux, dont le régime est fixé par la loi sur les eaux du 5 juillet 1961, constituent le domaine public. Observant ensuite que ceux-ci sont délimités par le niveau des hautes eaux moyennes (art. 6 et 7 al. 1 LDP/GE), elle considère que ce critère permet certes d'indiquer l'étendue des eaux, mais qu'il n'établit pas que le sol sur lequel elles reposent fasse partie du domaine public.
Par conséquent, cette question ne serait pas réglée par le droit cantonal. L'opinion de la Cour de justice doit être qualifiée d'arbitraire, dans la mesure où elle ne trouve aucun appui dans la législation genevoise. Au contraire, le critère de délimitation des hautes eaux moyennes, prévu aux art. 6 et 7 LDP/GE, ne paraît avoir de sens que si les eaux publiques et leur lit forment un tout, comme l'expose clairement la recourante. Il en va de même de l'art. 8 LDP/GE, également mentionné par l'autorité cantonale, selon lequel il incombe aux propriétaires riverains de se prémunir contre les avulsions à défaut de quoi le terrain perdu passe au domaine public. Quoi qu'il en soit, la dissociation opérée par la cour cantonale entre les eaux publiques et leur lit apparaît insoutenable au regard des dispositions auxquelles elle se réfère, et on ne voit pas non plus quelle autre norme permettrait de fonder son argumentation. Au demeurant, comme le relève la recourante, l'autorité cantonale a omis de prendre en considération les art. 29 ss LEaux/GE; or, ces dispositions représentent des indices qui contredisent la solution adoptée par la Cour de justice.
L'arrêt attaqué est également arbitraire en tant qu'il retient que l'existence de droits valablement constitués, au sens de l'art. 4 al. 2 LDP/GE, a été rapportée. A cet égard, il convient de rappeler que le litige ayant surgi dans le cadre de l'introduction du registre foncier fédéral, la parcelle n° 446 ne figure pas encore dans celui-ci, mais seulement dans un registre de type cantonal au sens de l'art. 90 de la loi genevoise d'introduction du code civil et du code des obligations, du 7 mai 1981. Selon l'art. 92 de cette loi, l'opération d'introduction du feuillet fédéral est précédée d'une épuration des droits inscrits dans le registre foncier cantonal (al. 1). Chaque droit est examiné et réinscrit d'office, notamment, s'il est compatible avec le droit civil (al. 2 let. a). Dans le canton de Genève, le registre foncier cantonal a certes été reconnu suffisant pour produire en principe tous les effets du registre foncier fédéral. Les droits relatifs à la parcelle n° 446, telles qu'ils sont mentionnés dans les anciennes institutions de publicité foncière genevoises, apparaissent ainsi compatibles avec le droit civil.
En revanche, ils sont en contradiction avec le droit public cantonal. L'art. 9 LDP/GE - qui prévaut, en tant que lex specialis, sur la loi d'application susmentionnée - prévoit en effet expressément que l'état de fait, à savoir notamment le niveau effectif des hautes eaux moyennes, prime les indications cadastrales. Dès lors, si les anciens plans cadastraux suffisent généralement à prouver la propriété privée, il n'en va pas de même en ce qui concerne la délimitation du domaine public "lac".
Or, en l'espèce, aucune autre preuve que les indications figurant dans le "plan Dufour" n'a été rapportée concernant l'existence de droits réels privés sur la partie immergée de la parcelle n° 446. En particulier, l'octroi d'une autorisation d'y construire un port est sans pertinence, car cela signifie simplement que la construction projetée ne contrevenait à aucune prescription de droit public en la matière.
Qu'un tel ouvrage existe ou ait existé n'établit pas non plus de droit préférable, ledit ouvrage pouvant également être situé sur le domaine public.
5.- Le recours doit par conséquent être admis dans la mesure où il est recevable et l'arrêt attaqué annulé, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens soulevés, en particulier celui tiré de la garantie de la propriété. Les frais judiciaires seront supportés par les intimés, solidairement entre eux (art. 156 al. 1 et 7 OJ). Il n'y a en revanche pas lieu d'allouer des dépens (art. 159 al. 2 OJ).
Par ces motifs,
le Tribunal fédéral :
1. Admet le recours dans la mesure où il est recevable et annule l'arrêt attaqué.
2. Met un émolument judiciaire de 5'000 fr. à la charge des intimés, solidairement entre eux.
3. Communique le présent arrêt en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.
__________
Lausanne, le 15 mars 2001 MDO/frs
Au nom de la IIe Cour civile
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE :
Le Président, La Greffière,