Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
2A.394/2003 /svc
Arrêt du 16 janvier 2004
IIe Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Wurzburger, Président, Müller et Berthoud, Juge suppléant.
Greffier: M. Langone.
Parties
A.________,
et sa fille B.________,
recourantes,
toutes les deux représentées par le
Service d'aide juridique aux exilé-e-s (SAJE),
rue Enning 4, case postale 3864, 1002 Lausanne,
contre
Département fédéral de justice et police, 3003 Berne.
Objet
refus d'exception aux mesures de limitation,
recours de droit administratif contre la décision
du Département fédéral de justice et police
du 22 juillet 2003.
Faits:
A.
A.________, née en 1970, ressortissante de Bosnie-Herzégovine, est arrivée en Suisse le 18 octobre 1996, accompagnée de sa fille B.________, née en 1991. Toutes deux avaient notamment vécu le siège de Srebrenica, de mars 1993 à juillet 1995. Leur mari et père est porté disparu depuis l'été 1995. Après le rejet de leur demande d'asile, les intéressées ont été mises au bénéfice d'une admission provisoire, par décision de l'Office fédéral des réfugiés du 18 mai 2000.
B.
Le 5 novembre 2001, A.________ a sollicité l'octroi d'une autorisation de séjour hors contingent fondée sur l'art. 13 lettre f de l'ordonnance du Conseil fédéral du 6 octobre 1986 limitant le nombre des étrangers (OLE; RS 823.21). Le Service de la population du canton de Vaud a proposé à l'autorité fédérale compétente d'exempter la requérante et sa fille des nombres maximums fixés par le Conseil fédéral.
Le 21 mai 2002, A.________ a donné naissance à une deuxième fille, prénommée C.________.
Par décision du 20 juin 2002, l'Office fédéral des étrangers (aujourd'hui: Office fédéral de l'immigration, de l'intégration et de l'émigration; ci-après l'Office fédéral) a refusé de mettre A.________ et sa fille B.________ au bénéfice d'une exception aux mesures de limitation du nombre des étrangers.
C.
Statuant sur le recours interjeté par A.________ contre la décision précitée de l'Office fédéral du 20 juin 2002, le Département fédéral de justice et police (ci-après: le Département fédéral) l'a rejeté, par prononcé du 22 juillet 2003. Il a retenu en substance que la durée du séjour des intéressées en Suisse, leurs efforts d'intégration, leur bon comportement et leur autonomie financière n'étaient pas suffisants pour justifier une exception aux mesures de limitation du nombre des étrangers. En effet, l'intégration socio-professionnelle de A.________ n'était pas nettement supérieure à la normale, l'intéressée n'avait pas acquis de connaissances ou de qualifications professionnelles particulières en Suisse et elle avait vécu les vingt-six premières années de sa vie dans son pays d'origine. En outre, B.________ n'avait pas achevé sa scolarité ni entrepris de formation professionnelle, de sorte que son retour en Bosnie-Herzégovine, même s'il devait entraîner d'importantes difficultés, ne saurait constituer un véritable déracinement. Enfin, les intéressées étant au bénéfice d'une admission provisoire, un renvoi dans leur pays d'origine n'était pas d'actualité, l'évaluation des risques liés à une telle mesure étant prématurée.
D.
Agissant par la voie du recours de droit administratif, A.________ et sa fille aînée demandent au Tribunal fédéral, sous suite de frais et dépens, d'annuler le prononcé du Département fédéral du 22 juillet 2003 et de leur octroyer une autorisation de séjour hors contingent au sens de l'art. 13 lettre f OLE. Elles font valoir que l'autorité intimée a violé le droit fédéral en retenant qu'elles ne se trouvaient pas dans une situation justifiant une exception aux mesures de limitation. En tant que femme, sans formation, accompagnée de deux filles, A.________ ne trouverait ni logement convenable, ni revenu minimum dans son pays d'origine. Sa fille aînée, qui ne sait ni lire ni écrire le serbo-croate, serait traumatisée par un retour forcé, qui ruinerait par ailleurs tous les efforts patiemment consentis pour oublier les drames vécus et s'intégrer au mode de vie helvétique.
Les recourantes requièrent l'assistance judiciaire.
Le Département fédéral conclut au rejet du recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
1.1 La voie du recours de droit administratif est, en principe, ouverte contre les décisions relatives à l'assujettissement aux mesures de limitation prévues par l'ordonnance limitant le nombre des étrangers (ATF 122 II 403 consid. 1 p. 404/405).
Déposé en temps utile et dans les formes prescrites par la loi (art. 97 ss OJ), le présent recours est donc recevable.
1.2 Conformément à l'art. 104 lettre a OJ, le recours de droit administratif peut être formé pour violation du droit fédéral, y compris l'excès et l'abus du pouvoir d'appréciation (ATF 128 II 56 consid. 2a p. 60). Le Tribunal fédéral revoit d'office l'application du droit fédéral qui englobe notamment les droits constitutionnels du citoyen (ATF 129 II 183 consid. 3.4 p. 188; 128 II 56 consid. 2b p. 60). Comme il n'est pas lié par les motifs que les parties invoquent, il peut admettre le recours pour d'autres raisons que celles avancées par le recourant ou, au contraire, confirmer la décision attaquée pour d'autres motifs que ceux retenus par l'autorité intimée (art. 114 al. 1 in fine OJ; ATF 129 II 183 consid. 3.4 p. 188; 127 II 264 consid. 1b p. 268). Par ailleurs, l'autorité intimée n'étant pas une autorité judiciaire, le Tribunal fédéral peut également revoir d'office les constatations de fait ( art. 104 lettre b et 105 OJ ; ATF 128 II 56 consid. 2b p. 60). En particulier en matière de police des étrangers, lorsque la décision attaquée n'émane pas d'une autorité judiciaire, le Tribunal fédéral fonde en principe ses jugements, formellement et matériellement, sur l'état de fait et de droit existant au moment de sa propre décision (ATF 124 II 361 consid. 2a p. 365; 122 II 1 consid. 1b p. 4, 385 consid. 1 p. 390 et les arrêts cités). Le Tribunal fédéral ne peut en revanche pas revoir l'opportunité de la décision entreprise, le droit fédéral ne prévoyant pas un tel examen en la matière (art. 104 lettre c ch. 3 OJ; ATF 127 II 297 consid. 2a p. 298).
2.
2.1 Les mesures de limitation visent, en premier lieu, à assurer un rapport équilibré entre l'effectif de la population suisse et celui de la population étrangère résidante, ainsi qu'à améliorer la structure du marché du travail et à assurer un équilibre optimal en matière d'emploi (art. 1er lettres a et c OLE). L'art. 13 lettre f OLE soustrait aux mesures de limitation "les étrangers qui obtiennent une autorisation de séjour dans un cas personnel d'extrême gravité ou en raison de considérations de politique générale". Cette disposition a pour but de faciliter la présence en Suisse d'étrangers qui, en principe, seraient comptés dans les nombres maximums fixés par le Conseil fédéral, mais pour lesquels cet assujettissement paraîtrait trop rigoureux par rapport aux circonstances particulières de leur cas ou pas souhaitable du point de vue politique.
Il découle de la formulation de l'art. 13 lettre f OLE que cette disposition dérogatoire présente un caractère exceptionnel et que les conditions mises à la reconnaissance d'un cas de rigueur doivent être appréciées restrictivement. Il est nécessaire que l'étranger concerné se trouve dans une situation de détresse personnelle. Cela signifie que ses conditions de vie et d'existence, comparées à celles applicables à la moyenne des étrangers, doivent être mises en cause de manière accrue, c'est-à-dire que le refus de soustraire l'intéressé aux restrictions des nombres maximums comporte, pour lui, de graves conséquences. Lors de l'appréciation d'un cas personnel d'extrême gravité, il y a lieu de tenir compte de l'ensemble des circonstances du cas particulier. La reconnaissance d'un cas personnel d'extrême gravité n'implique pas forcément que la présence de l'étranger en Suisse constitue l'unique moyen pour échapper à une situation de détresse. Par ailleurs, le fait que l'étranger ait séjourné en Suisse pendant une assez longue période, qu'il s'y soit bien intégré socialement et professionnellement et que son comportement n'ait pas fait l'objet de plaintes ne suffit pas, à lui seul, à constituer un cas d'extrême gravité; il faut encore que la relation du requérant avec la Suisse soit si étroite qu'on ne saurait exiger qu'il aille vivre dans un autre pays, notamment dans son pays d'origine. A cet égard, les relations de travail, d'amitié ou de voisinage que le requérant a pu nouer pendant son séjour ne constituent normalement pas des liens si étroits avec la Suisse qu'ils justifieraient une exemption des mesures de limitation du nombre des étrangers (ATF 128 II 200 consid. 4 p. 207/208 et l'arrêt cité).
2.2 Lorsqu'une famille demande à être exemptée des mesures de limitation au sens de l'art. 13 lettre f OLE, la situation de chacun de ses membres ne doit pas être considérée isolément mais en relation avec le contexte familial global. En effet, le sort de la famille formera en général un tout; il sera difficile d'admettre le cas d'extrême gravité, par exemple, uniquement pour les parents ou pour les enfants. Ainsi, le problème des enfants est un aspect, certes important, de l'examen de la situation de la famille, mais ce n'est pas le seul critère. Il y a donc lieu de porter une appréciation d'ensemble, tenant compte de tous les membres de la famille (durée du séjour, intégration professionnelle pour les parents et scolaire pour les enfants) (ATF 123 II 125 consid. 4a p. 129).
Lorsqu'un enfant a passé les premières années de sa vie en Suisse ou lorsqu'il a commencé sa scolarité, il reste encore dans une large mesure rattaché à son pays d'origine par le biais de ses parents. Son intégration au milieu socioculturel suisse n'est alors pas si profonde et irréversible qu'un retour au pays d'origine constitue un déracinement complet. Avec la scolarisation, l'intégration au milieu suisse s'accentue. Il convient dans cette perspective de tenir compte de l'âge de l'enfant lors de son arrivée en Suisse et au moment où se pose la question du retour, des efforts consentis, de la durée, du degré et de la réussite de la scolarité, ainsi que de la possibilité de poursuivre ou d'exploiter, dans le pays d'origine, la scolarisation ou la formation professionnelle commencée en Suisse. Un retour au pays d'origine peut en particulier représenter une rigueur excessive pour des adolescents ayant suivi l'école durant plusieurs années et achevé leur scolarité avec de bons résultats. L'adolescence est en effet une période essentielle du développement personnel, scolaire et professionnel, entraînant une intégration accrue dans un milieu déterminé (ATF 123 II 125 consid. 4 p. 128 ss; Alain Wurzburger, La jurisprudence récente du Tribunal fédéral en matière de police des étrangers, RDAF 1997 I p. 267 ss, spéc. p. 297/298).
3.
3.1 Dans le cas particulier, les recourantes séjournent en Suisse de façon régulière et ininterrompue depuis plus de sept ans. En dépit d'une situation personnelle difficile (séquelles des traumatismes liés au siège de Srebrenica, deuil de son mari), A.________ a consenti des efforts méritoires pour s'intégrer en Suisse. Elle y a appris la langue française et a trouvé le 1er décembre 2000 un emploi lui assurant son autonomie financière. Son comportement a toujours donné satisfaction. Selon la jurisprudence, un séjour en Suisse de sept à huit ans, accompagné d'une intégration normale et d'un bon comportement, ne suffisent pas, à eux seuls, à fonder une exemption des nombres maximums fixés par le Conseil fédéral (ATF 124 II 110 consid. 3 p. 113). En outre, comme le relève l'autorité intimée, l'intéressée occupe un emploi qui ne l'a pas amenée à acquérir des qualifications professionnelles telles qu'elle ne pourrait pas les mettre à profit hors de Suisse. A cet égard, elle n'a pas fait preuve d'une évolution professionnelle hors du commun qui pourrait justifier en elle-même l'admission d'un cas de rigueur. Il convient toutefois de nuancer cette appréciation en soulignant que la recourante n'avait accompli que quatre années d'école primaire dans son pays d'origine avant de devenir femme au foyer; dans ces conditions, on pouvait difficilement attendre d'elle qu'elle connaisse une ascension professionnelle notable dans un pays étranger dont elle ignorait la langue à son arrivée.
Les recourantes redoutent tout particulièrement un retour dans leur pays d'origine en raison des conditions de vie qu'elles y rencontreraient. Dans la mesure où les recourantes invoquent l'instabilité régnant en Bosnie-Herzégovine, cet argument ne leur est d'aucun secours dans le cadre de la procédure d'exemption aux mesures de limitation. En effet, l'art. 13 lettre f OLE ne tend pas à conférer une protection contre les conséquences de la guerre, notamment contre les déficiences en matière d'accueil ou d'organisation des institutions publiques. Pour autant, cela n'exclut toutefois pas de tenir compte des difficultés qu'un étranger pourrait, en cas de retour dans son pays, rencontrer au point de vue personnel, familial et économique (ATF 123 II 125 consid. 3 p. 128). A cet égard, la situation personnelle et familiale des recourantes représente incontestablement une circonstance particulière dont il y a lieu de tenir compte dans l'appréciation de leur cas. Les parents de A.________ et un de ses frères sont décédés; trois autres frères ont disparu, ainsi que son mari. L'intéressée n'a donc plus aucune famille en Bosnie-Herzégovine, où elle n'est plus retournée depuis sa fuite. Ses seuls parents proches sont une belle-soeur et une nièce en compagnie desquelles elle est entrée en Suisse en 1996. Certes, le fait de renvoyer dans son pays d'origine une femme seule qui n'y a plus de famille n'est généralement, à lui seul, pas constitutif d'un cas d'extrême gravité. En l'occurrence, il ne faut pas perdre de vue que la recourante n'est pas seule mais a deux filles, âgées de douze ans et demi et un an et demi. Sans parenté pour l'aider à s'installer et privée de tout réseau social, cette famille serait assurément confrontée à des difficultés supérieures à celles de la majorité des étrangers contraints à regagner leur pays.
3.2 B.________, entrée en Suisse à l'âge de cinq ans, est aujourd'hui âgée de douze ans et demi. Elle suit normalement sa scolarité en Suisse et s'est tout naturellement habituée au mode de vie helvétique. Bien qu'elle n'ait pas encore pleinement atteint l'âge de l'adolescence, qui implique généralement une forte intégration socioculturelle dans le pays d'accueil, elle a perdu tout lien avec son pays d'origine dont elle ne parle ni n'écrit la langue. On ne saurait donc retenir qu'elle y reste rattachée par le biais de sa mère. La poursuite de sa scolarité en Bosnie-Herzégovine serait sensiblement entravée; l'intéressée devrait en effet apprendre la langue serbo-croate avant de rejoindre la filière scolaire locale. Le retour dans un pays inconnu, dont elle ne parle pas la langue, hors de tout contexte familial, sans moyens financiers et sans possibilité d'intégrer rapidement un cadre scolaire, constituerait assurément, pour B.________, une forme de déracinement. L'autorité intimée, consciente des importantes difficultés d'adaptation qu'un retour impliquerait, relève que le risque d'un départ de Suisse à brève échéance n'est pas d'actualité dans la mesure où B.________ est au bénéfice d'une admission provisoire. Certes, la durée du séjour en Suisse des recourantes n'est pas particulièrement longue (inférieure à dix ans). Mais un départ forcé à brève échéance n'est pas envisagé. Après un séjour de plus de sept ans, il n'y a pas de raisons de maintenir le statut précaire de l'admission provisoire, en l'espèce en tout cas.
3.3 Compte tenu de toutes les circonstances du cas particulier, la situation des recourantes, appréciée dans son ensemble, répond aux exigences du cas de rigueur au sens de l'art. 13 lettre f OLE. Pour des motifs tant personnels que familiaux et économiques, elles se trouveraient en effet confrontées à une situation difficilement surmontable en cas de retour en Bosnie-Herzégovine; en outre, ce retour entraînerait une rupture trop brutale du milieu dans lequel B.________ est intégrée pour qu'on puisse raisonnablement la lui imposer.
4.
Vu ce qui précède, le recours doit être admis et la décision attaquée annulée. En outre, il doit être constaté que les recourantes sont exemptées des mesures de limitation du nombre des étrangers, ce qui justifie de transmettre le dossier au Service de la population du canton de Vaud pour qu'il statue sur les autorisations de séjour appropriées.
Succombant, la Confédération devra verser aux recourantes une indemnité à titre de dépens pour la procédure devant le Tribunal fédéral et devant le Département fédéral (art. 159 al. 1 OJ). Il n'y a pas lieu de prélever des frais judiciaires ( art. 156 al. 1 et 2 OJ ).
Avec ce prononcé, la demande d'assistance judiciaire a perdu son objet.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est admis et la décision du 22 juillet 2003 du Département fédéral de justice et police est annulée; les recourantes sont exemptées des mesures de limitation du nombre des étrangers.
2.
Le dossier est transmis au Service de la population du canton de Vaud pour qu'il statue sur les autorisations de séjour sollicitées par les recourantes.
3.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.
4.
La Confédération versera aux recourantes un montant de 1'200 fr. à titre de dépens pour la procédure devant le Tribunal fédéral et devant le Département fédéral de justice et police.
5.
La demande d'assistance judiciaire est devenue sans objet.
6.
Le présent arrêt est communiqué en copie au représentant des recourantes, au Département fédéral de justice et police et au Service de la population du canton de Vaud.
Lausanne, le 16 janvier 2004
Au nom de la IIe Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: