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Original
 
Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
1P.237/2004 /dxc
Arrêt du 8 juin 2004
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal fédéral,
Nay, Vice-président du Tribunal fédéral, et Reeb.
Greffier: M. Kurz.
Parties
X.________, act. détenu à la Prison de Champ-Dollon, 1226 Thônex,
recourant,
contre
Etat de Genève, représenté par le Procureur général du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Cour de justice du canton de Genève, Chambre pénale, case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
indemnisation du prévenu acquitté,
recours de droit public contre l'arrêt de la Chambre pénale du 22 mars 2004.
Faits:
A.
X.________, ressortissant Yougoslave né en 1949, a fait l'objet d'une instruction pénale ouverte à Genève le 26 mai 1993 pour banqueroute simple et frauduleuse, sur plainte du directeur commercial et d'employés de la société A.________ SA, dont X.________ était l'administrateur. En 1993, le juge chargé de l'instruction de la cause a entendu les dénonciateurs, ainsi qu'un représentant de l'Office des poursuites et faillites. L'année suivante, des renseignements ont été demandés auprès de la police de sûreté; la société B.________, qui avait succédé à A.________, est tombée en faillite le 17 mai 1994. Le plaignant a requis à plusieurs reprises, en 1994, 1995 et 1996, l'inculpation de X.________; il a recouru en vain contre les décisions de refus. Le dossier a été transféré à un nouveau juge d'instruction, une première fois en 1995 en raison d'un changement de juridiction, une deuxième fois en 1996 pour cause de récusation. Une expertise comptable a été mise en oeuvre en 1996; un quatrième juge d'instruction a repris le dossier; il a entendu l'expert avant puis après le dépôt de son rapport. X.________ a été entendu comme témoin en février 1997; des pièces lui ont été réclamées. Une commission rogatoire a été exécutée à Belgrade en février 1998. Le 18 novembre 1998, X.________ a été inculpé de banqueroute simple et frauduleuse et de faux dans les titres. Des confrontations ont eu lieu en 1999. Sur recours de l'inculpé, la Chambre d'accusation genevoise a requis une audition de témoin; celle-ci a eu lieu en août 2000, par commission rogatoire.
Par ordonnance de condamnation du 18 juin 2001, le Procureur général a condamné X.________ à six mois d'emprisonnement avec sursis, pour faux dans les titres. Sur opposition, le Tribunal de police a tenu une première audience le 17 septembre 2001, et une seconde le 8 avril 2002, au terme de laquelle il a acquitté X.________.
B.
Par acte du 11 avril 2003, ce dernier a saisi la Chambre pénale genevoise d'une requête en indemnisation. Il demandait 35'000 fr. pour ses frais d'avocat, 500'000 fr. de gain manqué (en raison de la perte d'emploi), ainsi que 250'000 fr. de tort moral; il disait avoir tout perdu en raison de la procédure pénale: faute notamment de pouvoir disposer d'un permis de séjour, il avait perdu ses relations commerciales avec l'étranger; son épouse était décédée d'un cancer et lui-même avait été atteint dans sa santé. Au total, il réclamait 800'000 fr., comprenant également les frais d'avocat pour la procédure d'indemnisation.
Par arrêt du 22 mars 2004, la Chambre pénale a rejeté la requête. Le droit genevois prévoyait l'allocation d'une indemnité ex aequo et bono; en l'absence de détention, l'indemnisation n'était accordée que dans les cas exceptionnels. En l'occurrence, l'instruction n'avait pas occasionné de pression psychologique particulière; l'instruction s'était déroulée de manière normale, l'inculpation n'ayant eu lieu qu'en 1998. La société A.________ était déjà en faillite au moment de l'ouverture de l'instruction. Le décès de l'épouse du requérant, ainsi que la vente de la villa de celle-ci, n'étaient pas en relation directe avec la procédure. L'impossibilité de voyager et la perte des relations professionnelles n'étaient pas démontrées.
C.
Agissant personnellement, X.________ forme un recours de droit public contre ce dernier arrêt, dont il requiert l'annulation. Il demande l'assistance judiciaire, ainsi que la nomination d'un avocat d'office. Il requiert également qu'un délai de trois mois lui soit accordé après sa mise en liberté pour déposer les pièces justifiant son indemnisation.
La Chambre pénale se réfère aux considérants de son arrêt. Le Procureur général conclut au rejet du recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Formé en temps utile contre une décision finale prise en dernière instance cantonale, le recours répond aux exigences des art. 86 al. 1 et 89 al. 1 OJ. Le recourant, dont la démarche tend à l'obtention d'une indemnité fondée sur le droit cantonal, a qualité pour agir au sens de l'art. 88 OJ.
1.1
Le recourant demande l'assistance judiciaire en faisant valoir qu'il est sans ressources et qu'il est déjà au bénéfice de l'assistance judiciaire cantonale. Il requiert, dans ses conclusions formelles, la dispense du paiement des frais. Ce n'est que dans son exposé des faits qu'il évoque la résiliation du mandat de son précédent avocat, et sollicite la désignation d'un nouveau mandataire. Le recourant a toutefois été à même de soulever, dans son mémoire, des griefs circonstanciés, de nature constitutionnelle. Il dispose manifestement de connaissances juridiques suffisantes (cf. arrêt 1A.53/2004 du 6 avril 2004 concernant l'extradition du recourant à la Serbie-Monténégro), et on ne voit pas - le recourant ne l'explique pas non plus - en quoi l'intervention d'un mandataire professionnel pourrait se révéler utile. La demande de nomination d'un avocat d'office est par conséquent rejetée. Pour le surplus, la demande d'assistance judiciaire dans le sens d'une dispense des frais de justice, est, comme on le verra, sans objet.
1.2 Le recourant sollicite également un délai supplémentaire de trois mois après sa sortie de prison afin de produire des pièces à l'appui de sa demande d'indemnisation. Il ne précise toutefois pas quelles sont ces pièces, et en quoi sa détention actuelle en empêcherait la production. La requête doit donc, elle aussi, être écartée.
2.
Le recourant se plaint d'une violation de son droit d'être entendu, grief d'ordre formel qu'il convient d'examiner en premier lieu. La cour cantonale se serait bornée à rappeler le caractère exceptionnel de l'indemnisation, sans tenir compte de l'importance du préjudice subi en l'espèce. En raison de sa détention, le recourant n'aurait pas été en mesure de produire les pièces à l'appui de ses prétentions.
2.1 Le droit d'être entendu (art. 29 al. 2 Cst.) implique notamment le droit pour le justiciable de participer à l'administration des preuves, en proposant des mesures probatoires pertinentes et en se déterminant sur leur résultat. Il implique aussi l'obligation, pour l'autorité, de prendre position sur les arguments et conclusions qui lui sont soumis. Cette obligation se limite toutefois aux moyens qui présentent une pertinence pour l'issue de la cause; elle dépend en outre de la nature de la décision à rendre, ainsi que du pouvoir d'examen et de décision de l'autorité (ATF 126 I 97 consid. 2b p. 102/103; 125 II 369 consid. 2c p. 372).
2.2 La Chambre pénale a rappelé le caractère exceptionnel de l'indemnisation du prévenu acquitté, lorsque celui-ci n'a pas eu à subir de détention. Elle ne s'est toutefois pas limitée à ce simple rappel, puisqu'elle a considéré que le recourant n'avait pas subi de pression psychologique "conséquente", et que l'instruction avait été menée de manière normale, dont elle a également relaté le déroulement, en relevant notamment que l'inculpation n'avait été prononcée qu'en novembre 1998. La société du recourant lui avait assuré de substantiels revenus, et était déjà en faillite au moment de l'ouverture de l'enquête. Les autres dommages allégués n'étaient pas démontrés; en outre, ils n'étaient ni en relation avec la procédure, ni suffisamment importants pour être pris en considération. Bien que relativement succincte, cette motivation permet aisément de comprendre les motifs de la décision et, surtout, de l'attaquer en connaissance de cause. Les exigences de l'art. 29 al. 2 Cst. sont respectées.
Le recourant se plaint également de n'avoir pu consulter "les dossiers" et produire les pièces nécessaires. On ne saurait toutefois faire grief à la Chambre pénale d'avoir méconnu une offre de preuve déterminée: dans sa requête, le mandataire du recourant demandait un délai pour pouvoir consulter les pièces du dossier pénal (notamment l'ordonnance de condamnation) dont il n'avait pas encore connaissance. Il demandait en outre à être autorisé à fournir "toutes pièces et explications complémentaires utiles" au sujet des conséquences financières de l'instruction, et de son incidence sur l'absence de permis de séjour. Il ne précisait toutefois pas en quoi consistaient ces preuves, et pour quel motif le recourant, certes en détention mais assisté d'un avocat, ne pouvait se les procurer. Pour l'essentiel, le refus d'indemnisation n'est pas motivé par l'absence de preuve, mais par le fait que les préjudices allégués ne sont pas suffisamment graves et sans rapport direct avec l'enquête pénale. La cour cantonale n'a donc pas non plus violé le droit d'être entendu sur ce point.
3.
Le recourant se plaint d'une violation de la présomption d'innocence. L'arrêt attaqué donnerait, selon lui, l'impression qu'en dépit de l'acquittement rendu en sa faveur, il serait néanmoins coupable des faits qui lui étaient reprochés.
3.1 Le principe de la présomption d'innocence (art. 6 par. 2 CEDH) interdit au juge appelé à répartir les frais de la procédure, ou à statuer sur une demande d'indemnité, de rendre une décision défavorable au prévenu acquitté en laissant entendre que celui-ci est vraisemblablement coupable de l'infraction qui lui était reprochée (ATF 116 Ia 162 consid. 2a p. 165).
3.2 Le recourant ne cite pas un passage déterminé de l'arrêt attaqué qui donnerait à penser que la cour cantonale aurait tenu sa culpabilité pour établie, voire même vraisemblable. Le refus de la cour cantonale se fonde sur une interprétation restrictive de l'art. 379 du code de procédure pénale genevois (CPP/GE), et sur l'inexistence de circonstances exceptionnelles. Aucune des considérations de la cour cantonale ne se rapporte, explicitement ou implicitement, à la culpabilité du recourant. Pour le surplus, le recourant expose les principes relatifs à l'appréciation des preuves en procédure pénale, et au principe de la présomption d'innocence, tels qu'ils s'appliquent à l'autorité de jugement, mais non à l'instance d'indemnisation. Le grief doit être écarté.
4.
Pour l'essentiel, le recourant se plaint d'arbitraire. Il relève que l'instruction menée à son encontre était particulièrement longue (neuf ans), et l'aurait profondément éprouvé. N'ayant pu bénéficier d'un permis de séjour, il aurait perdu ses relations professionnelles avec l'étranger. La procédure serait la cause de la faillite personnelle de son épouse (dont la villa a fait l'objet d'une vente forcée), ainsi que de la maladie qui a causé son décès. Le recourant aurait en définitive tout perdu. Relevant qu'il n'a rien fait pour susciter ou compliquer l'enquête, le recourant énonce les différents postes de l'indemnité qu'il réclamait: 60'000 fr. de frais d'avocats, à Genève et en Yougoslavie (35'000 fr. pour son avocat genevois), 500'000 fr. de perte de salaire (13'500 fr. par mois alors qu'il travaillait pour A.________) et 250'000 fr. de tort moral.
4.1 L'indemnisation des personnes poursuivies ou détenues à tort est réglée à l'art. 379 CPP/GE, dont la teneur est la suivante:
1 Une indemnité peut être attribuée, sur demande, pour préjudice résultant de la détention ou d'autres actes de l'instruction, à l'accusé qui a bénéficié d'un non-lieu ou d'un acquittement dans la procédure de jugement ou après révision.
2 Le juge détermine l'indemnité dont le montant ne peut dépasser 10'000 fr. Si des circonstances particulières l'exigent, notamment à raison d'une détention prolongée, d'une instruction compliquée ou de l'ampleur des débats, l'autorité de jugement peut - dans les cas de détention - allouer à titre exceptionnel une indemnité supplémentaire. Le juge peut décider d'un autre mode de réparation du préjudice subi ou de tout autre appui nécessaire au requérant. (...)
5 L'indemnité peut être refusée ou réduite si la conduite répréhensible de l'accusé a provoqué ou entravé les opérations de l'instruction.
(...).
4.2 Le recourant ne conteste pas que, selon la pratique cantonale relative à cette disposition, l'indemnisation n'est en général accordée que dans les cas de détention, seules des circonstances exceptionnelles justifiant l'indemnisation d'un prévenu non détenu. Bien que cette différence de régime ne ressorte pas du texte légal, la cour cantonale justifie sa pratique par le fait que l'incarcération porte atteinte à la liberté de mouvement et entraîne souvent des conséquences sociales plus graves qu'en cas de procédure pénale sans détention. Une indemnisation n'est possible, dans ce dernier cas, qu'en présence d'une instruction particulièrement longue qui, par le nombre des actes d'enquête, leur insistance et leur caractère particulièrement dommageable, sort "du cadre ordinaire des contraintes de la vie sociale".
4.3 Avec raison, le recourant ne prétend pas que la pratique de l'autorité intimée, limitant la réparation à raison d'actes d'instruction aux cas exceptionnels, serait contraire au droit constitutionnel ou conventionnel. En effet, la CEDH n'impose pas réparation dans tous les cas où une poursuite pénale se révèle par la suite injustifiée. L'art. 5 § 5 CEDH ne prévoit une réparation que dans les cas de détention contraires à l'art. 5 § 1 à 4 CEDH (ATF 129 I 139 consid. 2 p. 141; ATF 125 I 394 consid. 5a p. 398). Quant à l'art. 3 du Protocole additionnel n° 7 à la CEDH, il prévoit l'indemnisation, en cas d'annulation d'une condamnation pénale, de "la personne qui a subi une peine en raison de cette condamnation". L'indemnisation du prévenu à raison d'une instruction pénale, ou d'une détention en soi licite mais qui se révèle injustifiée, n'est imposée ni par le droit constitutionnel, ni par le droit conventionnel (ATF 119 Ia 221 consid. 6 p. 230). Il est dès lors loisible aux cantons de n'allouer de ce chef que des prestations réduites, en recourant le cas échéant à des critères schématiques (arrêt du 12 novembre 1997 dans la cause A. publié in SJ 1998 p. 333). Il peuvent ainsi limiter l'indemnité à un montant maximum, ou à des postes déterminés, voire même n'accorder d'indemnité que dans des cas d'une gravité particulière. Cela n'étant pas contesté par le recourant, il y a lieu d'examiner si le refus de la cour cantonale d'admettre l'existence de circonstances particulières peut être qualifié d'arbitraire.
4.4 Il y a arbitraire, prohibé par l'art. 9 Cst., lorsque la décision attaquée viole gravement une règle ou un principe juridique clair et indiscuté ou lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice ou de l'équité. Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par l'autorité cantonale de dernière instance que si elle est insoutenable ou en contradiction évidente avec la situation de fait, si elle a été adoptée sans motif objectif ou en violation d'un droit certain. Par ailleurs, il ne suffit pas que les motifs de la décision attaquée soient insoutenables, encore faut-il que celle-ci soit arbitraire dans son résultat (ATF 129 I 8 consid. 2.1 p. 9; 128 I 273 consid. 2.1 p. 275 et la jurisprudence citée).
4.5 En l'espèce, le recourant ne se voyait pas reprocher des faits d'une gravité telle qu'il doive s'attendre, en cas de condamnation, à une peine sévère. Cela étant, la durée totale de la procédure, soit plus de neuf ans entre le dépôt de la plainte le 3 février 1993 et l'acquittement finalement prononcé par le Tribunal de police le 8 avril 2002, constitue manifestement une circonstance particulière. Les raisons en sont notamment, outre l'indéniable complexité de la cause - le dossier est relativement volumineux -, les nombreux changements de magistrats instructeurs; les actes d'instruction se sont succédés de manière certes espacée, mais régulière, de sorte que la procédure pénale pouvait représenter pour le recourant une préoccupation constante. Pour sa part, le recourant ne se voit reprocher ni d'avoir provoqué l'instruction, ni de l'avoir compliquée. La plupart des préjudices allégués ne peuvent certes pas être mis directement en relation avec la procédure pénale. La faillite de sa société est intervenue le 19 octobre 1992, et les difficultés financières sont survenues essentiellement à cause de la guerre en Yougoslavie et de l'impossibilité de recouvrer les créances auprès des sociétés de ce pays. En revanche, les frais de son avocat, à tout le moins en Suisse, résultent directement de la procédure pénale. Le recourant ne saurait prétendre au remboursement intégral de ces frais: comme le rappelle la cour cantonale, la procédure de l'art. 379 CPP/GE n'a pas pour but l'indemnisation de l'intégralité du dommage, mais simplement l'allocation d'une indemnité ex aequo et bono. Par ailleurs, un dépassement du maximum de 10'000 fr. n'est possible, selon l'art. 379 al. 2 CPP/GE, que dans les cas de détention. Il n'en demeure pas moins arbitraire de refuser au recourant toute indemnisation.
5.
Sur le vu de ce qui précède, le recours de droit public doit être admis au sens des considérants. La cause est renvoyée à la Chambre pénale pour nouvelle décision. Le recourant obtenant gain de cause, sa demande d'assistance judiciaire est finalement sans objet. Ayant agi personnellement, il n'a pas droit a des dépens. Un émolument judiciaire est mis à la charge du canton de Genève, dont les intérêts pécuniaires sont en cause (art. 156 al. 2 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est admis, l'arrêt attaqué est annulé et la cause est renvoyée à la Chambre pénale pour nouvelle décision.
2.
Un émolument judiciaire de 2000 fr. est mis à la charge du canton de Genève.
3.
Il n'est pas alloué de dépens.
4.
La demande d'assistance judiciaire est sans objet.
5.
Le présent arrêt est communiqué en copie au recourant, au Procureur général et à la Cour de justice du canton de Genève, Chambre pénale.
Lausanne, le 8 juin 2004
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: