Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
4P.43/2004 /svc
Arrêt du 23 juin 2004
Ire Cour civile
Composition
M. et Mmes les Juges Corboz, Président,
Rottenberg Liatowitsch et Kiss.
Greffier: M. Ramelet.
Parties
D.________ SA,
recourante, représentée par Me Philippe Juvet, avocat,
contre
S.________,
intimé, représenté par Me Douglas Hornung, avocat,
c/o Etude Fontanet Jeandin & Hornung,
Chambre civile de la Cour de justice du canton
de Genève, case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
art. 9 Cst. (arbitraire; procédure civile),
recours de droit public contre l'arrêt de la
Chambre civile de la Cour de justice
du canton de Genève du 16 janvier 2004.
Faits:
A.
A.a En automne 1999, D.________ SA (ci-après: D.________), d'une part, qui exploite, sous la férule du médecin-radiologue A.________, administrateur unique, un laboratoire d'analyses médicales et de diagnostic à l'enseigne "T.________", et S.________, d'autre part, médecin radiologue indépendant alors âgé de 58 ans, lequel n'entendait pas poursuivre seul son activité médicale, ont décidé de s'associer et de collaborer. A cette fin, le 13 octobre 1999, ils ont conclu une convention aux conditions suivantes:
- S.________ ferme son cabinet médical au 31 décembre 1999 (art. 1) et entreprend les démarches nécessaires pour faire savoir à ses médecins correspondants et à sa clientèle qu'il transfère son activité chez D.________ avec laquelle "il s'associe" (art. 2);
- les factures sont rédigées de manière telle que S.________ soit considéré comme exerçant une activité indépendante en particulier selon les critères de l'administration fédérale (art. 4);
- S.________ s'oblige à collaborer avec D.________ pour une durée de six ans, soit jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de la retraite (art. 5);
- en contrepartie de la clientèle apportée par S.________, D.________ lui paye sans intérêts une somme de 510'000 fr. à raison de 100'000 fr. le 30 juin et de 70'000 fr. le 31 décembre des années 2000, 2001 et 2002. En cas de rupture unilatérale du contrat par D.________ après le 1er janvier 2000, celle-ci versera à S.________ la soulte du goodwil due à ce moment, ainsi qu'une pénalité de 300'000 fr., dégressive de 50'000 fr. par an jusqu'à un minimum de 100'000 fr. En cas de rupture unilatérale par S.________, sa clientèle est acquise à D.________ et, s'il poursuit une activité faisant concurrence à cette société, il devra encore lui payer une pénalité équivalente à la moitié du goodwil qu'il aura effectivement touché (art. 8);
- à titre d'honoraires, S.________ reçoit le 12% de l'ensemble des factures encaissées par "T.________" (art. 9).
Par avenant du 21 octobre 1999, les parties sont convenues d'une révision du pourcentage d'honoraires de S.________ au cas où les assureurs sociaux ou le fisc considéreraient ce dernier comme exerçant une activité dépendante.
Dès le 15 novembre 1999, le Dr S.________ a informé ses médecins correspondants et sa clientèle de la fermeture de son cabinet suivie du transfert de son activité chez D.________.
Le 18 juillet 2000, D.________ a versé à S.________ la somme de 100'000 fr. en paiement de la première tranche du goodwill.
A.b Au cours du premier semestre 2000, alors que S.________ se plaignait de n'avoir pas assez de travail, D.________ a engagé à temps partiel, sans son accord, deux médecins supplémentaires, au lieu de lui confier une plus grande partie de sa clientèle.
En novembre 2000, D.________, à l'insu de S.________, a requis des autorités AVS un contrôle de sa qualité de travailleur indépendant, à la suite de quoi celles-ci ont dénié au prénommé son statut d'indépendant et ordonné à D.________ de prélever des cotisations paritaires sur les rétributions qui lui seraient versées dès le 1er janvier 2001.
Par courrier recommandé du 21 décembre 2000, D.________, sous la signature de A.________, a fait savoir à S.________ qu'elle n'entendait pas "maintenir la convention qui nous lie" et a précisé que "les obligations instituées par cette convention s'éteindront le 31 décembre 2000".
Le 16 janvier 2001, D.________, sous la plume de A.________, a soumis à S.________ un projet de convention contenant des conditions différentes. Dans cette écriture, D.________ qualifiait la convention du 13 octobre 1999 de "caduque" et déclarait notamment ce qui suit au destinataire: "Dès lors que tu conviens toi-même que notre convention du 13 octobre 1999 est aujourd'hui devenue sans objet ... ..., je pars de l'idée que tu ne verras pas d'objections à ce que nous élaborions une nouvelle convention ...". S.________ n'a pas accepté ce projet et, par l'entremise de son conseil, a rappelé à D.________ le 19 janvier 2001 les conséquences possibles d'une rupture unilatérale par elle de l'accord du 13 octobre 1999.
Dès janvier 2001, D.________ n'a plus confié à S.________ le soin de s'occuper de la "patientèle" préexistante et a cessé de lui rétrocéder des honoraires, tout en lui réclamant mensuellement une participation aux frais généraux.
Après avoir, dans un premier temps, continué d'exercer son activité dans les locaux de D.________ au profit de sa "patientèle", S.________ a informé cette société qu'il quitterait T.________ le 24 mai 2001. A fin mai 2001, S.________ s'est installé à la Clinique V.________, laquelle a informé le public de cette nouvelle collaboration. S.________ a reconnu qu'il a informé ses médecins correspondants de sa nouvelle adresse professionnelle; il a allégué qu'une majorité de ces derniers a continué de lui adresser des patients.
B.
B.a Le 9 mars 2001, S.________ a fait notifier à D.________ une poursuite en paiement de 300'000 fr. en capital à titre d'exécution de la pénalité du contrat du 13 octobre 1999 et de 440'000 fr. à titre de soulte du goodwill. L'opposition formée par la poursuivie a été levée provisoirement par les autorités genevoises de mainlevée à concurrence respectivement de 300'000 fr. et 410'000 fr.
Statuant sur l'action en libération de dette déposée par D.________ et sur la reconvention en paiement d'honoraires intentée par S.________, le Tribunal de première instance de Genève, par jugement du 10 avril 2003, a admis que le défendeur pouvait exiger le paiement de la peine résolutoire de 300'000 fr. stipulée par les parties le 13 octobre 1999 ainsi que du solde de 410'000 fr. encore dû à ce moment sur l'indemnité pour apport de clientèle. Tenant compte que le défendeur, de janvier à mai 2001, s'était occupé de ses propres patients en utilisant l'infrastructure de la demanderesse, le Tribunal de première instance a admis qu'après déduction de sa créance d'honoraires pour l'année 2000, il restait enrichi sans cause valable d'un montant de 64'979 fr.40. Aussi le Tribunal de première instance n'a-t-il levé qu'à concurrence de 645'020 fr.60 (710'000 fr. - 64'979 fr.40) l'opposition formée par D.________ à la poursuite du 9 mars 2001, le défendeur étant, pour sa part, débouté de sa reconvention.
B.b Statuant sur l'appel de la demanderesse, la Cour de justice du canton de Genève, par arrêt du 16 janvier 2004, a confirmé le jugement précité.
En substance, la cour cantonale a qualifié la convention du 13 octobre 1999 de contrat de société simple au sens des art. 530 ss CO. Elle a retenu que la demanderesse avait unilatéralement mis un terme à l'accord en cause par lettre du 21 décembre 2000, de sorte qu'en vertu de l'art. 8 de la convention, elle était débitrice de sa partie adverse de la peine résolutoire convenue de 300'000 fr., laquelle, par sa nature, n'était pas réductible. De plus, toujours en application du même art. 8, norme qui instituait des règles de liquidation de la société simple concernant l'apport de clientèle effectué par le défendeur, la demanderesse devait encore lui verser le solde du prix du goodwill, soit, compte tenu du paiement de la première tranche de 100'000 fr. le 18 juillet 2000, le montant de 410'000 fr. La Cour de justice n'a pas examiné la question des honoraires dus au défendeur pour les années 2000 et 2001, points qui n'étaient plus litigieux au stade de l'appel.
C.
Parallèlement à un recours en réforme, D.________ forme un recours de droit public au Tribunal fédéral contre l'arrêt cantonal, dont elle requiert l'annulation, la cause étant renvoyée à la Cour de justice pour instruction sur les éléments de fait taxés d'arbitraire.
L'intimé conclut au rejet du recours, alors que la Cour de justice se réfère aux considérants de son arrêt.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
1.1 Conformément à la règle générale de l'art. 57 al. 5 OJ, il y a lieu de statuer d'abord sur le recours de droit public.
1.2 Eu égard à la nature cassatoire du recours de droit public (ATF 129 I 129 consid. 1.2.1, 173 consid. 1.5), le chef de conclusions tendant au renvoi de la cause est superfétatoire (ATF 112 Ia 353 consid. 3c/bb).
1.3 Le recours de droit public au Tribunal fédéral est ouvert contre une décision cantonale pour violation des droits constitutionnels des citoyens (art. 84 al. 1 let. a OJ).
L'arrêt rendu par la cour cantonale, qui est final, n'est susceptible d'aucun autre moyen de droit sur le plan fédéral ou cantonal dans la mesure où la recourante invoque la violation directe d'un droit de rang constitutionnel, de sorte que la règle de la subsidiarité du recours de droit public est respectée (art. 84 al. 2 et 86 al. 1 OJ). En revanche, si la recourante soulève une question relevant de l'application du droit fédéral, le grief n'est pas recevable, parce qu'il pouvait faire l'objet d'un recours en réforme (art. 43 al. 1 et 84 al. 2 OJ).
La recourante est personnellement touchée par la décision attaquée, qui rejette presque intégralement son action en libération de dette, de sorte qu'elle a un intérêt personnel, actuel et juridiquement protégé à ce que cette décision n'ait pas été prise en violation de ses droits constitutionnels; en conséquence, elle a qualité pour recourir (art. 88 OJ).
1.4 Saisi d'un recours de droit public, le Tribunal fédéral n'examine que les griefs d'ordre constitutionnel invoqués et suffisamment motivés dans l'acte de recours (art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF 129 I 113 consid. 2.1 p. 120 et les arrêts cités).
2.
2.1 La recourante prétend que c'est arbitrairement que la cour cantonale a retenu, à la page 8 de l'arrêt déféré, qu'à l'issue de la comparution personnelle des parties, ces dernières avaient persisté dans leurs conclusions "sans solliciter l'ouverture d'enquêtes". Elle fait valoir que dans ses conclusions motivées du 6 février 2003, son conseil d'alors a conclu à ce qu'elle soit acheminée "à apporter la preuve par toutes voies de droit, notamment par l'audition de témoins, voire par expertise, des faits exposés" dans ses écritures.
2.2 Selon la jurisprudence, une décision est arbitraire lorsqu'elle est manifestement insoutenable, méconnaît gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou encore heurte de manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité. Il ne suffit pas que sa motivation soit insoutenable; encore faut-il que la décision apparaisse arbitraire dans son résultat. A cet égard, le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue que si celle-ci apparaît insoutenable, en contradiction manifeste avec la situation effective, adoptée sans motif objectif et en violation d'un droit certain. Il n'y a pas arbitraire du seul fait qu'une autre solution paraît également concevable, voire même préférable (ATF 129 I 8 consid. 2.1 et les arrêts cités).
2.3 Dans la pièce de procédure invoquée, la recourante n'a fait que reproduire une formule de routine; elle n'a pas indiqué qu'elle aurait sollicité l'audition de témoins sur des points déterminés. Elle n'a pas davantage exposé la nature de l'expertise dont elle a demandé la mise sur pied, ni effectué une quelconque proposition d'expert.
La recourante devait préciser quelle norme de la procédure cantonale la Cour de justice aurait arbitrairement violée en affirmant, dans de telles circonstances, qu'elle n'a pas sollicité d'enquêtes à ce stade de l'instance.
Le moyen est irrecevable à défaut d'être motivé (art. 90 al. 1 let. b OJ).
3.
3.1 A suivre la recourante, aucun élément du dossier ne permettrait de retenir qu'au cas où elle résiliait unilatéralement le contrat du 13 octobre 1999, l'intimé recevrait le paiement du goodwill complet et, en plus, pourrait reprendre sa clientèle. La demanderesse affirme que les parties ont expressément stipulé que le défendeur lui "apportait" sa clientèle. Puis, la recourante, sur la base d'une analyse "parallèle" des différents alinéas de l'art. 8 de l'accord et à partir de déclarations des parties en procédure, allègue que le défendeur a reconnu avoir voulu "transférer" à la demanderesse la propriété de sa clientèle. Elle insiste encore sur le fait que la convention serait lapidaire.
3.2 L'autorité cantonale, dans l'arrêt critiqué, n'a pas repris in extenso le contenu de la convention du 13 octobre 1999. Elle a simplement résumé, aux pages 2 et 3 de ladite décision sous lettre B, les clauses importantes pour la solution du litige. La recourante ne prétend pas que, ce faisant, les juges cantonaux auraient constaté arbitrairement le contenu du contrat signé.
La Cour de justice a explicitement fait état, à la 3e ligne de la page 3 de l'arrêt cantonal, que l'art. 8 stipule que la clientèle avait été "apportée" par le défendeur à la demanderesse. En revanche, lorsque la recourante prétend démontrer, en disséquant cette norme et en citant des déclarations de parties sorties de leur contexte, que l'intimé lui a vendu sa clientèle, elle se livre à une démonstration juridique qui a trait à l'application du droit fédéral, domaine que le Tribunal fédéral ne peut contrôler en instance de recours de droit public lorsque, comme en l'espèce, la voie de la réforme est ouverte (art. 84 al. 2 OJ).
Enfin, il n'y avait aucun arbitraire à ne pas qualifier l'accord en cause de lapidaire, dès l'instant où il est composé de dix articles remplissant quatre pages A4.
Le moyen est dénué de fondement.
4.
Pour la recourante, la Cour de justice n'aurait pas instruit à propos du pourcentage et de la valeur de la clientèle qui a été reprise par l'intimé. Cette juridiction aurait du reste écarté un probatoire sur un fait pertinent, au mépris de l'art. 29 al. 2 Cst.
La recourante n'indique même pas le moyen de preuve dont elle aurait offert l'administration en temps utile et selon les formes de la procédure cantonale. Le grief, à défaut de répondre aux exigences strictes de motivation de l'art. 90 al. 1 let. b OJ, est irrecevable.
5.
La recourante soutient enfin que la décision attaquée, qui aurait pour résultat qu'un associé puisse reprendre son apport et en valeur et en nature, serait choquante, dès lors qu'une telle solution contreviendrait au droit dispositif de la société simple, et singulièrement à l' art. 548 al. 2 et 3 CO .
Le grief concerne clairement l'application du droit fédéral, d'où son irrecevabilité.
6.
En définitive, le recours doit être rejeté dans la mesure de sa recevabilité. Compte tenu de l'issue de la cause, la recourante supportera l'émolument de justice et versera à l'intimé une indemnité de dépens (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2.
Un émolument judiciaire de 7'000 fr. est mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera à l'intimé une indemnité de 8'000 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.
Lausanne, le 23 juin 2004
Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: