Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
2A.268/2004 /svc
Arrêt du 22 juillet 2004
IIe Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Wurzburger, Président,
Hungerbühler et Berthoud, Juge suppléant.
Greffière: Mme Rochat.
Parties
Office fédéral de l'immigration, de l'intégration
et de l'émigration, Quellenweg 15, 3003 Berne,
recourant,
contre
S.________,
intimé, représenté par Me Olivier Lutz, avocat,
Office cantonal de la population du canton
de Genève, case postale 51, 1211 Genève 8,
Commission cantonale de recours de police
des étrangers du canton de Genève,
rue Ami-Lullin 4, case postale 3888, 1211 Genève 3.
Objet
art. 7 al. 1 LSEE: octroi d'une autorisation d'établissement,
Composition
recours de droit administratif contre la décision
de la Commission cantonale de recours de police
des étrangers du canton de Genève du 10 février 2004.
Faits:
A.
S.________, ressortissant de Sierra Leone, né en 1973, est entré en Suisse pour la première fois en avril 1994. Jusqu'au 30 juin 1997, il a été mis au bénéfice d'une autorisation de séjour pour études, pour suivre des cours de français dans une école privée, à Genève. Le 7 mars 1997, l'intéressé a épousé P.________, ressortissante suisse, née en 1975, et a obtenu une autorisation de séjour pour regroupement familial.
Le 7 juin 2001, P.________ a écrit à l'Office cantonal de la population du canton de Genève (ci-après: l'Office cantonal) qu'elle avait quitté le domicile conjugal depuis le mois de septembre 2000, qu'elle était enceinte d'un tiers avec lequel elle avait noué une relation extra-conjugale et qu'elle souhaitait divorcer. Elle a donné naissance à une fille le 27 octobre 2001.
B.
Le 6 mai 2002, l'Office cantonal a refusé le renouvellement de l'autorisation de séjour de S.________ et, subsidiairement, l'octroi d'une autorisation d'établissement, pour le motif que l'intéressé ne maintenait formellement son mariage que dans le but de pouvoir poursuivre son séjour en Suisse. Dans le cadre du recours formé par S.________ contre cette décision auprès de la Commission cantonale de recours de police des étrangers du canton de Genève (ci-après: la Commission cantonale de recours), l'Office cantonal a toutefois accepté de revenir sur son refus de renouveler l'autorisation de séjour de l'intéressé, mais pas sur celui de lui délivrer une autorisation d'établissement.
Par jugement du 17 octobre 2002, le Tribunal de première instance de Genève a prononcé le désaveu de l'enfant de P.________, qui a pris le nom de sa mère.
Statuant le 10 février 2004, la Commission cantonale de recours a admis le recours dont elle était saisie et a invité l'Office cantonal à octroyer une autorisation d'établissement à S.________. Elle a retenu en substance que l'attitude de l'intéressé jusqu'au mois de mars 2002, date de la libération du contrôle fédéral, n'était pas constitutive d'un abus de droit.
C.
Agissant le 6 mai 2004 par la voie du recours de droit administratif, l'Office fédéral de l'immigration, de l'intégration et de l'émigration (ci-après: l'Office fédéral) demande au Tribunal fédéral d'annuler la décision du 10 février 2004 de la Commission cantonale de recours et de confirmer la décision de l'Office cantonal du 6 mai 2002 refusant d'octroyer une autorisation d'établissement à S.________. Invoquant une violation de l'art. 7 de la loi fédérale du 26 mars 1931 sur le séjour et l'établissement des étrangers (LSEE; RS 142.20), il fait valoir que plusieurs éléments concrets doivent amener à la conclusion que l'abus de droit existait déjà avant l'échéance du délai de cinq ans donnant droit à l'octroi d'une autorisation d'établissement.
D.
La Commission cantonale de recours et l'Office cantonal renoncent à formuler des observations. S.________ conclut, avec suite de frais et dépens, au rejet du recours et à la confirmation de la décision rendue le 10 février 2004 par la Commission cantonale de recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 130 II 65 consid. 1 p. 67 et les arrêts cités).
1.1 Selon l'art. 103 lettre b OJ, a qualité pour former un recours de droit administratif le département compétent ou, lorsque le droit fédéral le prévoit, la division compétente de l'administration fédérale. En vertu de l'art. 14 al. 2 de l'ordonnance du 17 novembre 1999 sur l'organisation du Département fédéral de justice et police (Org DFJP; RS 172.213.1), l'Office fédéral de l'immigration, de l'intégration et de l'émigration est habilité à former des recours de droit administratif, dans les domaines du droit des étrangers et de la nationalité, contre des décisions cantonales de dernière instance.
Fondée sur le droit public fédéral (art. 97 al. 1 OJ en relation avec l'art. 5 PA), la décision attaquée a été rendue par une autorité judiciaire statuant en dernière instance cantonale (art. 98 lettre g et 98a al. 1 OJ). Elle peut donc faire l'objet d'un recours de droit administratif de la part de l'Office fédéral de l'immigration, de l'intégration et de l'émigration.
Le droit de recours de l'autorité fédérale vise à assurer l'exécution correcte du droit public fédéral. Ainsi, l'autorité fédérale recourante n'est en principe pas tenue de démontrer un intérêt public particulier à l'annulation de la décision attaquée. II suffit que les questions soumises soient concrètes et non pas simplement théoriques (ATF 130 II 137 consid. 1.1 p. 140; 129 II 11 consid. 1.1 p. 13; 125 II 633 consid. 1a et b p. 635 et les références citées).
1.2 Pour le surplus, déposé en temps utile (art. 106 OJ) et dans les formes requises (art. 108 OJ), le présent recours remplit les conditions de recevabilité du recours de droit administratif.
2.
Conformément à l'art. 104 lettre a OJ, le recours de droit administratif peut être formé pour violation du droit fédéral, y compris l'excès et l'abus du pouvoir d'appréciation. Le Tribunal fédéral revoit d'office l'application du droit fédéral, qui englobe notamment les droits constitutionnels (ATF 129 II 183 consid. 3.4 p. 188 et les arrêts cités; 125 II 508 consid. 3a p. 509). Comme il n'est pas lié par les motifs que les parties invoquent, il peut admettre le recours pour d'autres raisons que celles avancées par le recourant ou, au contraire, confirmer la décision attaquée pour d'autres motifs que ceux retenus par l'autorité intimée (art. 114 al. 1 in fine OJ; ATF 128 II 145 consid. 1.2.2 p. 150/151; 127 II 264 consid. 1 b p. 268).
En revanche, lorsque le recours est dirigé, comme en l'occurrence, contre la décision d'une autorité judiciaire, le Tribunal fédéral est lié par les faits constatés dans la décision, sauf s'ils sont manifestement inexacts ou incomplets ou s'ils ont été établis au mépris de règles essentielles de procédure ( art. 104 lettre b et 105 al. 2 OJ ; ATF 127 II 60 consid. 1b p. 63 et les références citées). En outre, le Tribunal fédéral ne peut pas revoir l'opportunité de la décision entreprise, le droit fédéral ne prévoyant pas un tel examen en la matière (art. 104 lettre c ch. 3 OJ).
3.
3.1 Selon l'art. 7 al. 1 LSEE, le conjoint étranger d'un ressortissant suisse a droit à l'octroi et à la prolongation de l'autorisation de séjour; après un séjour régulier et ininterrompu de cinq ans, il a droit à l'autorisation d'établissement; ce droit s'éteint lorsqu'il existe un motif d'expulsion. Quant à l'art. 7 al. 2 LSEE, il prévoit que le conjoint étranger d'un ressortissant suisse n'a pas droit à l'octroi ou à la prolongation de l'autorisation de séjour lorsque le mariage a été contracté dans le but d'éluder les dispositions sur le séjour et l'établissement des étrangers et notamment celles sur la limitation du nombre des étrangers. D'après la jurisprudence, le fait d'invoquer l'art. 7 al. 1 LSEE peut être constitutif d'un abus de droit en l'absence même d'un mariage contracté dans le but d'éluder les dispositions sur le séjour et l'établissement des étrangers, au sens de l'art. 7 al. 2 LSEE, (ATF 128 II 145 consid. 2.1 p. 151; 127 II 49 consid. 5a p. 56; 121 II 97 consid. 4a p. 103).
3.2 II y a abus de droit notamment lorsqu'une institution juridique est utilisée à l'encontre de son but pour réaliser des intérêts que cette institution juridique ne veut pas protéger (ATF 130 II 113 consid. 4.2 p. 117 et les arrêts cités). L'existence d'un éventuel abus de droit doit être appréciée dans chaque cas particulier et avec retenue, seul l'abus de droit manifeste pouvant être pris en considération (ATF 121 II 97 consid. 4a p. 103).
L'existence d'un abus de droit ne peut en particulier être simplement déduite de ce que les époux ne vivent plus ensemble, puisque le législateur a volontairement renoncé à faire dépendre le droit à une autorisation de séjour de la vie commune (cf. ATF 118 Ib 145 consid. 3 p. 149 ss). Pour admettre l'existence d'un abus de droit, il ne suffit pas non plus qu'une procédure de divorce soit entamée; le droit à l'octroi ou à la prolongation d'une autorisation de séjour subsiste en effet tant que le divorce n'a pas été prononcé, car les droits du conjoint étranger ne doivent pas être compromis dans le cadre d'une telle procédure. Enfin, on ne saurait uniquement reprocher à des époux de vivre séparés et de ne pas envisager le divorce. Toutefois, il y a abus de droit lorsque le conjoint étranger invoque un mariage n'existant plus que formellement dans le seul but d'obtenir une autorisation de séjour, car ce but n'est pas protégé par l'art. 7 al. 1 LSEE. Les cause et les motifs de la rupture ne jouent pas de rôle (ATF 130 II 113 consid. 4.2 p. 117 et les arrêts cités). Pour admettre l'abus de droit, il y a lieu de se fonder sur des éléments concrets indiquant que les époux ne veulent pas ou ne veulent plus mener une véritable vie conjugale et que le mariage n'est maintenu que pour des motifs de police des étrangers. L'intention réelle des époux ne pourra généralement pas être établie par une preuve directe mais seulement grâce à des indices, démarche semblable à celle qui est utilisée pour démontrer l'existence d'un mariage fictif (cf. ATF 127 II 49 consid. 5a p. 57).
3.3 Les premiers juges ont retenu que, malgré la séparation et la relation extraconjugale de son épouse, l'intimé n'avait pas perdu l'espoir, jusqu'au 6 mars 2002, de parvenir à une réconciliation avec elle. A l'annonce de la naissance de l'enfant de celle-ci, il n'était pas parvenu à maîtriser ses émotions et à comprendre que son espoir de réconciliation avait pris fin. Ils en ont déduit que l'intimé ne commettait pas un abus de droit, malgré la rupture consommée de l'union conjugale, car son intention de maintenir son mariage n'avait pas pour but d'obtenir une autorisation de séjour.
Pour sa part, le recourant fait valoir que plusieurs indices permettent de conclure à l'existence d'un abus de droit avant l'échéance du délai de cinq ans de l'art. 7 al. 1 LSEE: la vie du couple avait été pratiquement inexistante depuis le mariage, l'épouse avait quitté le domicile conjugal en septembre 2000, elle avait noué une liaison extraconjugale de laquelle était née une fille le 27 octobre 2001, elle avait manifesté son intention de fonder une vraie famille avec son nouveau compagnon et aucun espoir de reprise de la vie commune n'était intervenu, les relations épisodiques entre époux ayant eu pour seul but de régler les modalités de leur séparation.
3.4 La motivation de l'autorité intimée est uniquement fondée sur l'appréciation subjective de l'intimé de pouvoir, malgré les circonstances, reprendre la vie commune avec son épouse. Il ne suffit toutefois pas de constater que l'étranger n'a jamais exclu l'idée de se réconcilier avec son conjoint pour en déduire, comme le fait la Commission cantonale de recours, qu'une telle issue est encore plausible. Certes, le point de vue de l'étranger prime-t-il, pour trancher la question d'un éventuel abus de droit en matière de regroupement familial, sur les déclarations du conjoint suisse (ATF 128 II 145 consid. 3.1 p. 154). II n'en demeure pas moins que d'autres éléments que cette seule opinion doivent étayer l'hypothèse d'une possible reprise de la vie commune, surtout lorsque, comme en l'espèce, la situation du couple apparaît gravement compromise. Or, l'on cherche en vain des éléments allant dans ce sens dans le cas particulier. Par leur nature et leur gravité, les causes de la désunion présentaient en effet, le 6 mars 2002, un caractère irrémédiable.
L'épouse de l'intimé a noué une relation extraconjugale au début de l'année 2000. Elle l'explique par la piètre qualité de l'union conjugale, qu'elle assimile à une colocation. Après son départ du domicile conjugal, en septembre 2000, les époux n'ont eu que de très rares contacts, destinés uniquement à régler leur statut conjugal, puis celui de l'enfant, née le 27 octobre 2001. Ainsi, pendant une période de 18 mois, l'intimé n'a même pas rencontré son épouse pour essayer de la convaincre d'une tentative de reprise de la vie commune. Il s'est contenté d'affirmer qu'il aimait sa femme et qu'il attendait qu'elle lui revienne. Dans ces conditions, les propos de l'intimé, selon lesquels il n'avait pas perdu l'espoir de reconquérir sa femme, sont peu convaincants. Depuis la naissance de l'enfant, ses propos paraissent véritablement irréalistes. L'épouse de l'intimé a clairement exprimé son intention de fonder une nouvelle famille avec son enfant et le père de celle-ci. A cet égard, la déclaration de l'intimé selon laquelle il était prêt à accueillir l'enfant dans son ménage, sans même avoir évoqué cette reconstitution familiale avec sa femme, est dépourvue de toute vraisemblance et paraît dictée par les besoins de sa cause. Il est d'ailleurs établi que l'intimé avait, dans un premier temps, accepté la proposition de son épouse de divorcer à l'amiable, puis s'était rétracté. En outre, la question de la poursuite du séjour en Suisse de l'intimé, malgré la rupture définitive de l'union conjugale, n'était pas absente des rares contacts entre époux. Ces éléments permettent de douter de la sincérité des propos de l'intimé selon lesquels il n'avait pas perdu l'espoir de voir sa femme le rejoindre, avec sa fille, pour reprendre la vie commune.
3.5 En affirmant que l'intimé n'invoquait pas abusivement les liens du mariage sur la foi des seuls propos de celui-ci, et en dépit des nombreuses circonstances objectives excluant toute reprise de la vie commune, l'autorité intimée a procédé à une fausse interprétation de la notion d'abus de droit en matière de police des étrangers. C'est en conséquence à juste titre que l'Office cantonal avait refusé à l'intimé l'octroi d'une autorisation d'établissement sur la base de l'art. 7 al. 1 LSEE.
4.
Vu ce qui précède, le recours doit être admis et la décision entreprise annulée.
Succombant, l'intimé doit supporter un émolument judiciaire (art. 156 al. 1 OJ) dont le montant sera fixé en tenant compte de sa situation financière (art. 153a OJ).
Il n'y a pas lieu d'allouer de dépens (art. 159 al. 2 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est admis et la décision de la Commission cantonale de recours de police des étrangers du canton de Genève du 10 février 2004 est annulée.
2.
Un émolument judiciaire de 1'500 fr. est mis à la charge de S.________.
3.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux parties, à l'Office cantonal de la population du canton de Genève et à la Commission cantonale de recours de police des étrangers du canton de Genève.
Lausanne, le 22 juillet 2004
Au nom de la IIe Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: