BGer 4C.214/2004
 
BGer 4C.214/2004 vom 08.11.2004
Tribunale federale
{T 0/2}
4C.214/2004 /ech
Arrêt du 8 novembre 2004
Ire Cour civile
Composition
Mmes et MM. les Juges Corboz, président, Klett, Rottenberg Liatowitsch, Favre et Kiss.
Greffière: Mme Aubry Girardin.
Parties
A.________,
défendeur et recourant, représenté par Me Philippe Brun,
contre
X.________,
demanderesse et intimée, représentée par Me Basile Schwab.
Objet
mandat; fardeau de la preuve; bonne foi
(recours en réforme contre le jugement de la Ire Cour civile du Tribunal cantonal neuchâtelois du 19 avril 2004).
Faits:
A.
A.________ déploie son activité professionnelle dans la menuiserie et l'agencement de cuisines et de salles de bain.
Il a noué des relations contractuelles avec X.________, une société coopérative spécialisée dans l'assistance et l'accompagnement en gestion d'entreprises, formellement fondée par B.________ et ses associés le 23 mars 1993.
Aucun document n'atteste la teneur du contrat de base conclu par les parties. Le 6 juillet 1992, un "avenant" a été signé entre A.________ et B.________, au nom de "X.________". Ce document prévoit un tarif journalier de 1'000 fr. non compris les frais de déplacement.
L'activité de B.________, respectivement X.________, pour le compte de A.________ s'est étendue sur cinq ans et demi, jusqu'au 15 janvier 1998. A cette date, A.________ a mis fin au contrat, en remerciant X.________ pour la partie de son activité consistant dans la réorganisation, ainsi que dans la répartition des tâches et des responsabilités entre les collaborateurs de l'entreprise. En revanche, A.________ a formulé des réserves concernant les tâches liées au développement financier et de trésorerie, relevant que "durant l'exercice 1997, aucun membre de votre société n'a été en mesure de mettre à notre disposition un spécialiste de gestion financière".
Tout au long de son activité, X.________ a adressé des factures à A.________ s'élevant au total à 295'486 fr.17, que ce dernier a acquittées à hauteur de 225'407 fr.60. Des notes d'honoraires impayées ou partiellement impayées se sont échelonnées du 31 octobre 1994 au 2 juillet 1997 pour un montant total de 70'078 fr.58. Elles mentionnent en général la date à laquelle l'activité a été déployée, le nombre d'heures effectuées et le nom du collaborateur, de même qu'un tarif horaire de 125 fr.
Le 10 août 1998, X.________ a fait notifier à A.________ un commandement de payer de 70'000 fr. avec intérêt à 5% l'an dès le 1er juillet 1998, qui a été frappé d'opposition.
B.
Le 2 octobre 1998, X.________ a introduit une demande devant la Cour civile du Tribunal cantonal neuchâtelois contre A.________, en concluant à sa condamnation à lui verser la somme de 70'000 fr. avec intérêt à 5% l'an dès le 1er juillet 1998 et au prononcé de la mainlevée définitive de l'opposition formée au commandement de payer. A.________ a proposé le rejet de la demande et a conclu reconventionnellement à la condamnation de X.________, solidairement avec B.________ - qui a fait l'objet d'une demande séparée introduite le 30 avril 1999 -, à lui payer la somme de 100'000 fr. avec intérêt à 5% l'an dès le 31 janvier 1999.
Par jugement du 19 avril 2004, la Ire Cour civile du Tribunal cantonal a condamné A.________ à payer à X.________ la somme de 70'000 fr. avec intérêt à 5% l'an dès le 10 août 1998, a prononcé la mainlevée définitive de l'opposition et a rejeté la demande reconventionnelle dirigée tant contre X.________ que contre B.________, avec suite de frais et dépens.
En substance, la juridiction cantonale a retenu qu'un mandat liait les parties, en tout cas dès mars 1993. Le mandant avait réglé la plupart des factures, alors que celles demeurées impayées, qui mentionnaient la date, le nombre d'heures effectuées, le nom du collaborateur et le tarif horaire de 125 fr., n'avaient pas été contestées ni en cours de mandat, ni à la fin de celui-ci. Les réserves faites pour l'exercice 1997 concernant le développement financier et la trésorerie, ainsi que l'inefficacité du logiciel mis à disposition dans ce but, ne mentionnaient pas que les heures facturées n'avaient pas été effectuées ou qu'elles ne correspondaient pas au tarif horaire convenu. Devant l'absence de remise en question des décomptes d'heures, le Tribunal cantonal a admis que les heures indiquées dans les factures impayées avaient été effectuées, de sorte que le solde d'honoraires réclamé était dû. De plus, en l'absence d'expertise quant aux éventuels manquements du mandataire et de conclusions claires à ce sujet, le Tribunal cantonal ne pouvait, faute de preuve suffisante, retenir que X.________ avait violé ses obligations découlant de l'art. 398 al. 2 CO.
C.
Contre le jugement du 19 avril 2004, A.________ (le défendeur) interjette un recours en réforme au Tribunal fédéral. Il conclut à la réforme de la décision entreprise dans le sens d'un rejet de la demande de X.________ à son encontre et au prononcé de la mainlevée définitive de l'opposition formée au commandement de payer, avec suite de frais et dépens.
Par acte notifié le 25 juin 2004, X.________ (la demanderesse) a été invitée à répondre dans un délai de 30 jours. Elle a envoyé sa réponse par courrier remis à la poste le 27 août 2004.
Dans le délai que le Président de la Ire Cour civile lui a octroyé pour faire valoir d'éventuelles explications, X.________ a indiqué qu'elle n'excluait pas que la réponse ait pu être postée tardivement, précisant qu'un délai au 27 août 2004 lui avait été fixé pour répondre au recours de droit public interjeté parallèlement.
D.
Par arrêt de ce jour, le Tribunal fédéral a rejeté le recours de droit public formé par A.________ à l'encontre du jugement du 19 avril 2004.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
1.1 Interjeté par le défendeur, qui a été débouté de l'entier de ses conclusions libératoires et reconventionnelles, et dirigé contre un jugement final rendu en dernière instance cantonale par un tribunal supérieur (art. 48 al. 1 OJ), sur une contestation civile (cf. ATF 130 III 102 consid. 1.1 et l'arrêt cité) dont la valeur litigieuse dépasse le seuil de 8'000 fr. (art. 46 OJ), le présent recours en réforme est en principe recevable, puisqu'il a été déposé en temps utile (art. 54 al. 1 OJ) et dans les formes requises (art. 55 OJ).
1.2 La réponse de la demanderesse a été envoyée tardivement, sans qu'il apparaisse que cette partie ait été empêchée sans sa faute de déposer son écriture dans le délai légal (cf. art. 35 et 59 al. 1 OJ). Elle est donc irrecevable.
1.3 Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral doit conduire son raisonnement juridique sur la base des faits contenus dans la décision attaquée, à moins que des dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été violées, qu'il y ait lieu de rectifier des constatations reposant sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou qu'il faille compléter les constatations de l'autorité cantonale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents et régulièrement allégués (art. 64 OJ). Dans la mesure où une partie recourante présente un état de fait qui s'écarte de celui contenu dans la décision attaquée, sans se prévaloir avec précision de l'une des exceptions qui viennent d'être rappelées, il n'est pas possible d'en tenir compte (ATF 130 III 102 consid. 2.2; 127 III 248 consid. 2c). Il ne peut être présenté de griefs contre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de preuve nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ). Le recours en réforme n'est pas ouvert pour remettre en cause l'appréciation des preuves et les constatations de fait qui en découlent (ATF 129 III 320 consid. 6.3 p. 327; 127 III 543 consid. 2c p. 547 et l'arrêt cité).
Le défendeur semble méconnaître ces principes, dès lors qu'à l'appui des violations du droit fédéral invoquées, il se fonde sur des faits qui ne ressortent pas du jugement entrepris, sans se prévaloir de l'une des exceptions lui permettant de les remettre en question, ce qui n'est pas admissible. La Cour de céans n'examinera donc les griefs soulevés qu'à la lumière des éléments de fait constatés par la cour cantonale.
2.
Le défendeur invoque - en second lieu - une violation de l'art. 8 CC. Il reproche en substance à la cour cantonale d'avoir admis le bien-fondé de la créance de la demanderesse, alors qu'elle ne possédait aucun élément démontrant que les heures facturées avaient été effectivement accomplies.
2.1 Selon l'art. 8 CC, chaque partie doit, si la loi ne prescrit le contraire, prouver les faits qu'elle allègue pour en déduire son droit. Sous réserve d'une règle spéciale, cette disposition répartit le fardeau de la preuve pour toutes les prétentions fondées sur le droit privé fédéral et détermine ainsi la partie qui doit assumer les conséquences d'une absence de preuve (ATF 130 III 321 consid. 3.1; 129 III 18 consid. 2.6; 127 III 519 consid. 2a p. 522).
L'art. 8 CC ne prescrit toutefois pas quelles sont les mesures probatoires à ordonner (ATF 127 III 519 consid. 2a p. 522), ni ne dicte au juge comment il doit forger sa conviction (ATF 128 III 22 consid. 2d p. 25; 127 III 248 consid. 3a). Ainsi, lorsque l'appréciation des preuves convainc le juge qu'un fait est établi à satisfaction de droit ou réfuté, la question de la répartition du fardeau de la preuve ne se pose plus et le grief tiré de la violation de l'art. 8 CC devient sans objet (ATF 128 III 271 consid. 2b/aa in fine; 119 III 103 consid. 1). L'art. 8 CC ne saurait être invoqué pour faire corriger l'appréciation des preuves, qui ressortit au juge du fait et ne peut être revue que dans le cadre d'un recours de droit public pour arbitraire (ATF 130 III 321 consid. 5; 127 III 248 consid. 3a, 519 consid. 2a p. 522 et les arrêts cités).
2.2 En l'espèce, la cour cantonale s'est déclarée convaincue que les heures facturées par la demanderesse avaient bien été effectuées et que, partant, le solde d'honoraires réclamé était dû. Il s'agit de constatations de fait, issues d'une appréciation des preuves qui résiste au grief d'arbitraire, ainsi qu'il l'a été démontré dans l'arrêt de ce jour rendu sur le recours de droit public. Par conséquent, le problème de la répartition du fardeau de la preuve est dépassé, ce qui rend sans objet tout reproche fondé sur la violation de l'art. 8 CC. Dans la mesure où le défendeur invoque une mauvaise application de cette disposition, son recours n'est pas recevable.
3.
Le défendeur s'est également plaint, à titre liminaire, de la violation de l'art. 2 CC, en ce que le jugement critiqué lui reprocherait le paiement de la plupart des factures, ce qui aurait été de nature à créer, dans l'esprit de la mandataire, l'apparence que les factures impayées étaient tacitement acceptées.
3.1 Selon l'art. 2 al. 2 CC, l'abus manifeste d'un droit n'est pas protégé par la loi. L'existence d'un abus de droit se détermine selon les circonstances concrètes du cas, en s'inspirant des diverses catégories mises en évidence par la jurisprudence et la doctrine (ATF 129 III 493 consid. 5.1 et les arrêts cités). L'adjectif "manifeste" indique qu'il convient de se montrer restrictif dans l'admission de l'abus de droit (consid. 5b non publié de l'ATF 128 III 284; arrêt du Tribunal fédéral 4C.225/2001 du 16 novembre 2001, consid. 2b). Les cas typiques sont l'absence d'intérêt à l'exercice d'un droit, l'utilisation d'une institution juridique contrairement à son but, la disproportion manifeste des intérêts en présence, l'exercice d'un droit sans ménagement ou l'attitude contradictoire (cf. ATF 129 III 493 consid. 5.1 et les arrêts cités; ATF 127 III 357 consid. 4c/bb, p. 364).
La règle prohibant l'abus de droit autorise certes le juge à corriger les effets de la loi dans certains cas où l'exercice d'un droit allégué créerait une injustice manifeste. Toutefois, son application doit demeurer restrictive et se concilier avec la finalité, telle que l'a voulue le législateur, de la norme matérielle applicable au cas concret (ATF 107 Ia 206 consid. 3b p. 211 et les références citées, confirmé in arrêt du Tribunal fédéral 4C.15/2004 du 12 mai 2004, consid. 6.1).
3.2 Contrairement à ce que semble croire le défendeur, la cour cantonale ne lui a pas reproché un comportement contraire à la bonne foi, dans le sens où il se serait acquitté sans réserve de la plupart des notes d'honoraires émises par la demanderesse. Si le jugement entrepris n'est à cet égard pas un modèle de limpidité, une lecture attentive permet de comprendre que la cour cantonale n'a pas retenu que le refus du mandant de s'acquitter des montants dus serait constitutif d'un abus de droit, tel qu'il vient d'être défini (cf. supra consid. 3.1). C'est seulement dans le cadre de l'appréciation des preuves que les juges cantonaux ont été amenés à envisager le comportement du mandant sous l'angle des règles de la bonne foi. Tenant compte de la difficulté pour la demanderesse d'apporter la preuve stricte, après plusieurs années, du bien-fondé des heures facturées et du tarif horaire convenu, les juges sont partis de l'idée que le défendeur, s'il était de bonne foi, aurait réagi immédiatement au cas où les factures reçues n'avaient pas correspondu à des prestations effectuées par la demanderesse ou que le tarif horaire avait été excessif. En ce sens, on ne saurait voir dans ce raisonnement, considéré par ailleurs comme non arbitraire par la Cour de céans dans l'arrêt rendu parallèlement ce jour, une violation de l'art. 2 al. 2 CC.
Dans ces circonstances, le recours ne peut qu'être rejeté, dans la mesure où il est recevable.
4.
Compte tenu de l'issue du litige, les frais seront mis à la charge du défendeur (art. 156 al. 1 OJ).
La demanderesse ne peut pour sa part prétendre à des dépens, dès lors que sa réponse au recours est irrecevable (cf. supra consid. 1.2).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté.
2.
Un émolument judiciaire de 4'000 fr. est mis à la charge du défendeur.
3.
Il n'est pas alloué de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la Ire Cour civile du Tribunal cantonal neuchâtelois. Le défendeur recevra en outre copie de la lettre présidentielle du 8 septembre 2004 à la demanderesse et de la réponse de celle-ci.
Lausanne, le 8 novembre 2004
Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: