BGer 1A.69/2005 |
BGer 1A.69/2005 vom 08.06.2005 |
Tribunale federale
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{T 0/2}
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1A.69/2005 /col
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Arrêt du 8 juin 2005
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Ire Cour de droit public
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Composition
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MM. les Juges Féraud, Président,
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Reeb et Eusebio.
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Greffier: M. Kurz.
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Parties
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Département fédéral de justice et police,
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3003 Berne,
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recourant,
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contre
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les époux X.________,
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intimés, représentés par Me Elisabeth Gabus-Thorens, avocate,
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Instance d'indemnisation de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI) du canton de Genève, c/o Hospice général, cours de Rive 12,
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case postale 3360, 1211 Genève 3,
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Tribunal administratif de la République et canton
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de Genève, case postale 1956, 1211 Genève 1.
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Objet
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art. 12 al. 2 LAVI,
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recours de droit administratif contre l'arrêt du Tribunal administratif de la République et canton de Genève du
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1er février 2005.
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Faits:
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A.
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Le 2 juillet 2003, Y.________, alors âgée de neuf ans, a été agressée et violée dans l'ascenseur de son immeuble au Lignon, par un garçon âgé de quinze ans. Celui-ci a été condamné par le Tribunal de la jeunesse du canton de Genève, et soumis à une mesure éducative. Le 20 avril 2004, une demande d'indemnisation fondée sur loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI, RS 312.5) a été formée par Y.________, sa mère et le mari de celle-ci.
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Par décision du 7 juin 2004, l'instance genevoise d'indemnisation LAVI a alloué à Y.________ la somme de 20'000 fr. à titre de réparation morale; la victime présentait des symptômes de stress post-traumatique (troubles du sommeil, angoisses, repli social, perte d'autonomie).
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Par décisions séparées du 20 octobre 2004, l'instance LAVI a rejeté les demandes d'indemnisation formées par les époux X.________; en tant que victimes indirectes, ils n'avaient droit à une réparation morale que dans la mesure où ils disposaient de prétentions de droit civil à l'égard de l'auteur; l'atteinte devait, pour les proches d'une victime de lésions corporelles graves, être au moins équivalente à celle subie en cas de décès. La souffrance morale éprouvée par les parents en l'espèce n'atteignait pas ce niveau.
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B.
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Par arrêt du 1er février 2005, le Tribunal administratif genevois a admis le recours formé par les époux X.________, et alloué à chacun d'eux une indemnité de 5000 fr. pour tort moral. La jurisprudence cantonale accordait une réparation morale aux parents, en cas d'atteinte d'une certaine gravité: par décisions du 19 décembre 2003, l'instance LAVI avait par exemple indemnisé les parents de deux fillettes d'une dizaine d'années qui avaient été violées. Il n'y avait pas de raison objective de traiter différemment la souffrance des époux X.________, qui avaient dû s'arrêter totalement ou partiellement de travailler pour se consacrer à leur fille et éviter qu'elle ne se retrouve seule. Le refus de les indemniser violait par conséquent l'égalité de traitement.
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C.
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Agissant par la voie du recours de droit administratif, le Département fédéral de justice et police (DFJP) demande au Tribunal fédéral d'annuler cet arrêt et de renvoyer la cause au Tribunal administratif pour nouvelle décision.
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Le Tribunal administratif persiste dans les considérants et le dispositif de son arrêt.
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Les époux X.________ concluent à la confirmation de l'arrêt attaqué; ils demandent l'assistance judiciaire.
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Le Tribunal fédéral considère en droit:
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1.
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La décision attaquée, prise en dernière instance cantonale, est fondée sur le droit public fédéral, en l'occurrence sur l'art. 12 al. 2 LAVI. Elle peut donc faire l'objet d'un recours de droit administratif (art. 97 al. 1 OJ en relation avec l'art. 5 PA, art. 98 let. g OJ; cf. arrêt 1A.207/2004 du 13 décembre 2004, ATF 131 II xxx consid. 1; 126 II 237 consid. 1a p. 239; 125 II 169 consid. 1 p. 171; 123 II 548 consid. 1b p. 550).
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Le DFJP, qui est le département compétent en cette matière, a qualité pour recourir contre une décision prise en dernière instance cantonale, conformément à l'art. 103 let. b OJ. L'exercice de ce droit de recours n'est pas subordonné à l'existence d'un intérêt digne de protection à l'annulation de la décision attaquée (cf. art. 103 let. a OJ, pour le recours des particuliers) ni d'un autre intérêt public spécifique (cf. ATF 129 II 11 consid. 1.1 p. 13; 128 II 193 consid. 1 p. 195; 123 II 425 consid. 2 p. 427). Les autres conditions de recevabilité énoncées aux art. 97 ss OJ sont manifestement satisfaites. Il y a lieu d'entrer en matière.
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2.
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Le DFJP rappelle que si la mère de la victime et le conjoint de la mère - qui a déposé une demande d'adoption en octobre 2004 - sont assimilés à la victime pour ce qui est des conseils et de l'aide immédiate, cette assimilation n'a lieu, pour la réparation morale, qu'à la condition supplémentaire de pouvoir faire valoir des prétentions civiles contre l'auteur de l'infraction (art. 2 al. 2 let. c LAVI). Selon la jurisprudence rendue en application des art. 47 et 49 CO, il y a possibilité de réparation morale en cas de décès de la victime, ou lorsque les proches sont touchés de la même manière ou plus fortement qu'en cas de décès. En l'espèce, la souffrance des époux X.________ n'aurait pas un tel caractère exceptionnel. Le Tribunal administratif ne pouvait se fonder sur le droit à l'égalité de traitement dès lors que les précédents cantonaux invoqués étaient eux aussi contraires au droit fédéral. La gravité de l'atteinte avait déjà été prise en compte dans la fixation de l'indemnité allouée à la victime directe.
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2.1 Les intimés rappellent l'extrême gravité des actes subis par la victime directe, ayant entraîné des séquelles irréversibles, tant physiques que psychologiques: leur fille ne veut plus voir ses amis, et a sans cesse besoin d'être accompagnée, de sorte que ses parents sont obligés de l'entourer en permanence. Cette situation serait comparable à celle de parents vivant avec un enfant handicapé. Cette souffrance, au demeurant non contestée, devrait être considérée comme un fait liant le Tribunal fédéral. Les précédents évoqués par la cour cantonale ne seraient pas non plus illégaux. L'indemnité accordée à la victime directe ne saurait justifier un refus à l'égard des parents.
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2.2 Selon l'art. 12 al. 2 LAVI, une somme peut être versée à la victime à titre de réparation morale, indépendamment de son revenu, lorsqu'elle a subi une atteinte grave et que des circonstances particulières le justifient. La définition de l'art. 12 al. 2 LAVI correspond dans une large mesure aux critères prévus aux art. 47 et 49 CO (ATF 123 II 210 consid. 3b p. 214). Les différences quant au débiteur de la réparation morale et quant à sa nature juridique peuvent certes conduire à des différences dans le système de la réparation (ATF 121 II 369 consid. 3c/aa p. 373). S'agissant des proches, la loi fait toutefois clairement référence aux notions de droit civil. En effet, selon l'art. 2 al. 2 LAVI, le conjoint, les enfants, les père et mère ainsi que d'autres personnes unies à la victime par des liens analogues - tel est assurément le cas de la personne vivant en ménage commun et qui a demandé l'adoption de l'enfant - sont assimilés à la victime, pour ce qui est de la réparation morale, dans la mesure où ils peuvent faire valoir des prétentions civiles contre l'auteur (let. c). Par conséquent, si un large pouvoir d'appréciation est reconnu à l'autorité d'indemnisation, avec comme principales limites que le respect de l'égalité de traitement et l'interdiction de l'arbitraire (ATF 125 II 169 consid 2b p. 173 ss), une indemnité pour tort moral ne saurait être allouée qu'aux conditions fixées aux art. 47ss CO (ZBl 102/2001 p. 492). Cela n'est du reste pas contesté.
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2.3 Selon la jurisprudence, les proches n'ont en principe droit à une indemnisation pour tort moral que dans la mesure où ils sont touchés de la même manière ou plus fortement qu'en cas de décès (ATF 125 III 412 consid. 2a p. 417). Leur souffrance doit ainsi revêtir un caractère exceptionnel (ATF 117 II 50 consid. 3a p. 56). Les critères d'appréciation sont le genre et la gravité de l'atteinte, l'intensité et la durée de ses effets sur les personnes concernées, ainsi que la gravité de la faute de l'auteur (ATF 125 III 412 consid. 2a p. 417). Une indemnisation a ainsi été accordée à la fille d'une femme infectée par le virus du SIDA, en raison de l'état d'incertitude permanente que cela entraînait, tant pour la mère que pour l'enfant (ATF 125 III 412); une indemnité a en revanche été refusée à la mère et aux frères et soeurs d'un enfant abusé sexuellement par le père (arrêt 1A.208/2002 du 12 juin 2003).
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2.4 En l'occurrence, les atteintes dont font état les recourants se rapportent essentiellement à la victime directe. Celle-ci est touchée de manière durable dans son développement: elle ne veut plus voir ses amis, n'ose plus emprunter l'ascenseur de l'immeuble et a sans cesse besoin d'être accompagnée, ayant perdu confiance en elle. Les parents se voient certes forcés d'entourer leur fille de manière accrue. Toutefois, ni l'arrêt du Tribunal administratif, ni la lecture du dossier ne font apparaître que leur propre souffrance serait supérieure à celle de n'importe quel parent placé dans une situation comparable. On ne saurait en particulier l'assimiler à celle qu'ils pourraient endurer en cas de décès, voire d'invalidité permanente.
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S'écartant de la pratique relative aux art. 49 et 47 CO, l'arrêt attaqué viole le droit fédéral. Les recourants ne sauraient tirer argument des précédents mentionnés par le Tribunal administratif: au cas où les situations de fait seraient comparables à la présente espèce, les indemnités allouées violeraient également le droit fédéral, et il n'y aurait partant aucune prétention à l'égalité (ATF 124 IV 44 consid. 2c p. 47).
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3.
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Le recours de droit administratif doit par conséquent être admis, et l'arrêt attaqué annulé. Selon l'art. 114 al. 2 OJ, le Tribunal fédéral peut soit statuer lui-même sur le fond, soit renvoyer l'affaire pour nouvelle décision à l'instance inférieure. En l'espèce, le Tribunal fédéral est en mesure de statuer lui-même sur le fond de l'affaire, dans le sens du rejet du recours cantonal et de la confirmation de la décision de première instance. Par ailleurs, l'arrêt cantonal doit être rendu sans frais (art. 16 al. 1 LAVI). S'agissant des dépens, l'art. 87 de la loi genevoise sur la procédure administrative prévoit que ceux-ci ne peuvent être accordés qu'à la partie qui obtient entièrement ou partiellement gain de cause, ce qui n'est pas le cas des recourants. Ceux-ci ont obtenu, le 17 décembre 2004, l'assistance judiciaire limitée à trois heures d'avocat. La cause doit dès lors être renvoyée au Tribunal administratif afin qu'il décide s'il entend, nonobstant l'issue de la cause, allouer des dépens aux recourants, ou s'il convient d'indemniser ceux-ci par le biais de l'assistance judiciaire.
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Les intimés ont aussi demandé l'assistance judiciaire pour la procédure de recours de droit administratif. Les conditions en sont réalisées; Me Gabus-Thorens est désignée comme avocate d'office et une indemnité lui est allouée à titre d'honoraires, à payer par la caisse du Tribunal fédéral. Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire, ni alloué de dépens.
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Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
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1.
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Le recours est admis et l'arrêt attaqué est annulé; le recours cantonal est rejeté, et les décisions de l'instance d'indemnisation LAVI du 20 octobre 2004 sont confirmées. La cause est renvoyée au Tribunal administratif pour nouvelle décision sur les dépens, au sens des considérants.
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2.
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La demande d'assistance judiciaire est admise. Me Elisabeth Gabus-Thorens est désignée comme avocate d'office et une indemnité de 2000 fr. lui est allouée à titre d'honoraires, à payer par la caisse du Tribunal fédéral.
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3.
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Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.
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4.
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Le présent arrêt est communiqué en copie aux parties, à l'Instance d'indemnisation de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI) et au Tribunal administratif de la République et canton de Genève.
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Lausanne, le 8 juin 2005
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Au nom de la Ire Cour de droit public
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du Tribunal fédéral suisse
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Le président: Le greffier:
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