BGer 4C.135/2005
 
BGer 4C.135/2005 vom 20.06.2005
Tribunale federale
{T 0/2}
4C.135/2005 /ech
Arrêt du 20 juin 2005
Ire Cour civile
Composition
MM. et Mme les Juges Corboz, Président, Klett et Favre.
Greffier: M. Ramelet.
Parties
Fabrique X.________ SA,
demanderesse et recourante, représentée par Me Regina Natsch,
contre
A.________,
défendeur et intimé, représenté par Mes Jürg Rieben et Christoph Müller.
Objet
société anonyme; responsabilité des administrateurs,
recours en réforme contre le jugement du Tribunal de commerce de la Cour suprême du canton de Berne du
19 janvier 2005.
Faits:
A.
A.a La Fabrique X.________ SA (la demanderesse), fondée en 1935, a son siège à H.________. Elle a pour but en particulier la fabrication, l'achat et la vente de montres et parties de montres, ainsi que toutes autres fabrications se rapportant à l'industrie horlogère. Elle produit des montres, des chronomètres et des compteurs.
A.________ (le défendeur) est entré en 1980 au service de la demanderesse, aux côtés de son père B.________, qui y déployait une activité depuis 1940. En 1990, le défendeur est devenu président du conseil d'administration et directeur de la demanderesse, alors que son père restait membre du conseil d'administration. Le défendeur était responsable de la gestion des affaires et de la représentation de la demanderesse.
Jusqu'à la mi-octobre 2000, l'actionnariat de la demanderesse se composait du défendeur et de ses parents. A cette époque, le défendeur a acheté la totalité des actions. La situation économique de la demanderesse a été souvent précaire et la question de la revente de la société s'est posée à plusieurs reprises. Néanmoins, les exercices 1997/98, 1998/99 et 1999/2000 se sont clos sur un bénéfice.
Dans le cadre de la Foire de Bâle 2000, le défendeur a fait la connaissance de C.________, lequel, en sa qualité de spécialiste du secteur des produits de luxe, s'intéressait aux droits de vente en Italie de la demanderesse. C.________ ayant eu vent que le défendeur envisageait de vendre la demanderesse, il a informé de cette opportunité le négociant en montres de luxe D.________, qui s'est mis de son côté en rapport avec E.________, amateur d'horlogerie de tradition et actionnaire de Y.________ SpA, une société holding qui contrôlait W.________ SA. Cette dernière société s'est déclarée intéressée à acheter la demanderesse, dans l'intention de développer les produits de cette dernière, de les porter à un très haut niveau de prestige et d'en créer de nouveaux. W.________ SA a chargé C.________ de mener, en compagnie de son mandataire, l'avocat F.________, les pourparlers relatifs à l'achat du capital-actions de la demanderesse. Dans ce cadre, une visite de l'usine de H.________ a été mise sur pied le 28 septembre 2000.
Par contrat du 3 novembre 2000, le défendeur a vendu à W.________ SA l'intégralité des actions de la demanderesse. Lors de l'assemblée générale du même jour, C.________ a été nommé président du conseil d'administration et directeur de la demanderesse; le défendeur est demeuré membre du conseil d'administration de celle-ci, au contraire de son père, qui a perdu cette charge.
Peu après la vente des actions, des divergences d'opinion sont apparues au sein du conseil d'administration de la demanderesse. La nouvelle direction s'est ainsi opposée à la politique des prix de la société, qui n'aurait même pas couvert le prix de revient, a considéré comme dépassé le mode de gestion et jugé obsolète, voire inutilisable, le parc de machines. Elle a encore déploré que certains rapports contractuels n'aient pas été formalisés par écrit et que les ébauches utilisées dans la fabrication des montres aient été produites il y a un demi-siècle, tandis que la production de nouvelles ébauches se serait révélée problématique sur le plan qualitatif. A partir de l'analyse des coûts effectuée par le défendeur, la nouvelle direction a conclu que la demanderesse avait vendu à perte pendant des années une partie de sa production, notamment parce qu'elle a estimé, contrairement au défendeur, que les ébauches déjà amorties devaient être intégrées dans le prix de revient.
La collaboration entre les administrateurs devenant de plus en plus difficile, la demanderesse a licencié le défendeur avec effet immédiat le 11 janvier 2001, lequel a donné sa démission du conseil d'administration le 12 janvier 2001. Ces événements ont donné lieu à l'ouverture de plusieurs procédures judiciaires.
A la même époque, V.________, liée à la demanderesse par un contrat oral de représentante exclusive sur le territoire des Etats-Unis d'Amérique, a actionné celle-ci devant une instance judiciaire du Colorado pour violation dudit contrat; le procès s'est clôturé par une transaction.
A.b Le 6 novembre 2003, la Fabrique X.________ SA a ouvert action contre A.________ devant le Tribunal de commerce de la Cour suprême du canton de Berne, concluant au paiement de la somme de 1'217'852 fr. La demanderesse reprochait au défendeur différentes violations de ses devoirs d'administrateur. Elle a affirmé que ce dernier lui avait causé un dommage d'environ 800'000 fr. par la vente à un prix trop bas de 518 montres-bracelets Z.________. En outre, elle a prétendu que le défendeur ne l'avait pas suffisamment informée sur le déroulement du procès aux Etats-Unis, lequel lui avait occasionné un préjudice total de plus de 400'000 fr. comprenant les frais de justice et d'avocat et le paiement de l'indemnité transactionnelle.
B.
Par jugement du 19 janvier 2005, le Tribunal de commerce a totalement débouté la demanderesse. En substance, la cour cantonale a nié que le défendeur ait commis une violation de ses obligations d'administrateur. De toute manière, la demanderesse ne pouvait déduire aucune prétention en dommages-intérêts de la plupart des manquements qu'elle reprochait à son adverse partie. La demanderesse n'avait singulièrement subi nul préjudice en raison de la lettre adressée par le défendeur aux clients à propos de son licenciement, de l'acceptation par celui-ci de commandes aux anciens prix ainsi que du prétendu défaut d'information délivrée concernant l'existence d'un contrat de représentation exclusive, la mauvaise qualité des stocks, les difficultés de fabrication rencontrées et le désordre comptable régnant dans l'entreprise. L'autorité cantonale a encore jugé, en s'appuyant sur une motivation très détaillée, que le défendeur n'avait pas porté atteinte à son devoir d'information quant à la politique des prix et quant à l'existence du contrat oral de représentation exclusive passé avec V.________.
C.
La demanderesse exerce un recours en réforme au Tribunal fédéral contre le jugement précité, dont elle demande l'annulation. Elle conclut à ce que le défendeur soit condamné à lui verser le montant de 1'249'610 fr.95 avec intérêts à 5 % dès le 14 mars 2003. Elle fait valoir que son préjudice se décompose en un gain manqué de 811'048 fr. entraîné par des ventes de montres-bracelets à des prix trop bas et en une perte effective de 438'562 fr.95 causée par un procès mené aux Etats-Unis.
L'intimé propose le rejet du recours en tant qu'il est recevable.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
D'après l'art. 55 al. 1 let. b in initio OJ, l'acte de recours doit notamment contenir l'indication exacte des points attaqués de la décision et des modifications demandées. Il ne peut être présenté de conclusions nouvelles. Il résulte des constatations du Tribunal de commerce que la demanderesse a conclu en instance cantonale au paiement de la somme de 1'217'852 fr., alors qu'elle réclame devant le Tribunal fédéral un montant de 1'249'610 fr.95 en capital. L'augmentation des conclusions serait donc irrecevable. Mais, comme la cour cantonale n'a posé aucune constatation quant à la quotité du dommage prétendu, si le présent recours devait être admis, alors seul le renvoi de la cause à l'autorité cantonale entrerait en ligne de compte (ATF 125 III 412 consid. 1b p. 414 et les références).
2.
Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral doit conduire son raisonnement juridique sur la base des faits contenus dans la décision attaquée, à moins que des dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été violées, qu'il y ait lieu de rectifier des constatations reposant sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou qu'il faille compléter les constatations de l'autorité cantonale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents, régulièrement allégués et clairement établis (art. 64 OJ; ATF 130 III 102 consid. 2.2, 136 consid. 1.4). Dans la mesure où une partie recourante présente un état de fait qui s'écarte de celui contenu dans la décision attaquée, sans se prévaloir avec précision de l'une des exceptions qui viennent d'être rappelées, il n'est pas possible d'en tenir compte (ATF 130 III 102 consid. 2.2, 136 consid. 1.4). Il ne peut être présenté de griefs contre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de preuve nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ). Le recours n'est pas ouvert pour se plaindre de l'appréciation des preuves et des constatations de fait qui en découlent (ATF 130 III 102 consid. 2.2 in fine, 136 consid. 1.4; 129 III 618 consid. 3).
Sans se prévaloir d'aucune des exceptions prévues par les art. 63 al. 2 et 64 OJ, la recourante présente une version des faits qui lui est propre. Elle y est irrecevable. Les moyens du recours seront donc examinés compte tenu de l'état de fait constaté dans le jugement cantonal.
3.
Dans la décision critiquée, le Tribunal de commerce a exposé à bon droit que la responsabilité de l'administrateur au sens de l'art. 754 CO présuppose qu'une violation fautive de l'une des obligations attachées à cette qualité soit la cause adéquate d'un dommage. Il incombe au demandeur en responsabilité d'établir le manquement de l'organe, l'existence du dommage et le rapport de causalité (ATF 128 III 180 consid. 2d en relation avec l'art. 753 aCO; ATF 4C.111/2004 du 9 novembre 2004, consid. 3; Peter Widmer, Commentaire bâlois, n. 25 ad art. 754 CO).
3.1 Il convient d'emblée de relever que dans la mesure où les violations alléguées des devoirs spécifiques de l'administrateur ne sont pas mises en relation avec des prétentions en dommages-intérêts, de telles violations, comme l'a bien vu la cour cantonale, sont dénuées de portée juridique. Si le Tribunal de commerce a toutefois examiné certaines d'entre elles, ce n'est qu'à titre superfétatoire. Dans ces conditions, tant la réflexion générale - "Gesamtbetrachtung" selon la terminologie utilisée dans le recours - que préconise la recourante à ce propos que les explications qu'elle donne sur des violations de cette nature sont dirigées contre des considérations superflues du jugement déféré, de sorte que l'intérêt à recourir de la demanderesse disparaît complètement. Le recours est irrecevable sur ces points (ATF 120 II 5 consid. 2a).
3.2 La recourante critique en particulier la constatation des magistrats bernois, qui la déclare inapte à déduire une prétention pécuniaire du grief porté contre le défendeur d'avoir accepté des commandes aux anciens prix.
En pure perte. Il suffit de relever qu'elle n'a même pas indiqué le gain qu'elle aurait manqué du fait des actes reprochés au défendeur, et encore moins expliqué la manière de le calculer, tout cela au mépris des exigences de motivation de l'art. 55 al. 1 let. c OJ.
4.
La cour cantonale a nié que le défendeur ait manqué à ses obligations d'administrateur faute d'avoir calculé les prix de revient de 518 montres-bracelets Z.________. Elle a tout d'abord jugé qu'il était paradoxal de reprocher à l'intimé d'avoir tu à la direction que ces produits auraient pu être vendus à un prix plus élevé, tout en critiquant simultanément la mauvaise qualité des stocks utilisés dans la fabrication de ces montres. Cela dit, elle est parvenue à la conclusion que la politique des prix du défendeur - que la demanderesse a vertement stigmatisée - reposait sur la connaissance des prix de revient et représentait une stratégie économique qui pouvait se défendre, si bien qu'aucune violation d'un devoir légal ou statutaire de l'administrateur n'était réalisée.
4.1 La demanderesse allègue que le défendeur n'a suivi aucune stratégie claire et a vendu ses produits trop bon marché par ignorance des circonstances. Mais elle se contredit d'entrée de jeu en reconnaissant que le Tribunal de commerce a retenu souverainement que le défendeur a adopté une stratégie délibérée.
Elle se heurte de plein fouet aux constatations du jugement critiqué lorsqu'elle fait valoir sans ambages que l'intimé a accepté sciemment une diminution des profits. En effet, le Tribunal de commerce a au contraire retenu que le défendeur a suivi une politique caractérisée par des "prix de vente ... plutôt doux", afin de positionner la recourante sur le marché des montres-bracelets puis, dans un second temps, d'augmenter progressivement ses prix au fur et à mesure de l'introduction de nouveaux modèles. L'autorité cantonale a expliqué, références de doctrine à l'appui, que le conseil d'administration doit bénéficier d'un large pouvoir d'appréciation en matière de fixation de la politique commerciale, considérations que la recourante n'a même pas taxées explicitement de contraires au droit fédéral.
Lorsque la demanderesse prétend que le défendeur a vendu à perte pendant des années, elle tisse derechef une version des faits de son cru. En effet, il a été constaté que la politique des prix incriminée a été couronnée de succès, du moment que la recourante a bouclé positivement les trois exercices ayant précédé son rachat par W.________ SA, qu'elle s'est attaché une clientèle fidèle et qu'elle a reçu de la presse spécialisée des commentaires laudatifs.
4.2 A partir de ces données, on ne voit pas que la cour cantonale a enfreint le droit fédéral en se refusant à admettre que le défendeur ait transgressé les obligations liées à sa charge d'administrateur.
La recourante présente un mélange confus de critiques de fait et de droit quand elle soutient que les agissements du défendeur ne lui ont pas permis de percevoir les gains espérés. Ses allégations désordonnées, selon lesquelles l'intimé a failli à son devoir d'établir régulièrement les comptes annuels (art. 662a CO) et de fixer les principes de la comptabilité et du contrôle financier (art. 716a ch. 3 CO), non sans violer au passage différents autres devoirs de diligence et de fidélité (art. 717 CO), ne trouvent aucune assise dans le dossier. Les juges cantonaux ont retenu qu'avant la reprise des actions de la demanderesse par W.________ SA, tous les actionnaires avaient accepté la politique de prix décriée et qu'après la vente de son capital-actions, la recourante, sous l'impulsion du nouveau président de son conseil d'administration C.________, a changé de stratégie commerciale et obtenu très rapidement du défendeur des explications sur le calcul des prix de vente, à telle enseigne que l'intimé n'avait eu ni la possibilité ni la volonté de faire de la rétention d'informations sur ce point. Ces arguments de bon sens peuvent être adoptés.
De toute manière, comme l'a encore admis par surabondance le Tribunal de commerce, le dommage fondé sur la vente à prix trop bas des 518 montres-bracelets Z.________ n'est pas en relation de causalité adéquate avec une quelconque retenue de renseignements quant au prix de ces montres, mais repose sur l'acceptation des commandes y relatives, qui est survenue avant que le capital-actions de la recourante soit vendu à W.________ SA.
Les griefs pris de la violation des normes susmentionnées sont dénués de tout fondement.
5.
La cour cantonale a nié que l'intimé n'ait pas informé la nouvelle direction de la recourante au sujet du contrat de représentation exclusive la liant à V.________ aux Etats-Unis. Sur la base d'une appréciation des preuves, elle est parvenue à la conclusion que C.________, parfaitement conscient de l'existence et de la nature de cet accord, avait pris la décision de suspendre provisoirement la livraison des montres à V.________.
Concernant la violation du secret d'affaires qui serait intervenue au cours du procès ouvert dans l'Etat du Colorado, elle a considéré que s'exprimer en qualité de témoin - comme l'a fait l'intimé en produisant un affidavit - sur les anciennes relations commerciales entre les parties qui mènent un procès à ce sujet ne constitue par une telle violation, "car il ne s'agit plus d'interna". Le devoir de fidélité, a exposé le Tribunal de commerce, ne saurait d'ailleurs aller jusqu'à contraindre un ancien administrateur à produire un faux témoignage susceptible de lui valoir une sanction pénale, étant précisé que la demanderesse ne prétend pas que le contenu de l'affidavit ne reflétait pas la réalité, mais seulement que le défendeur l'a produit à un moment inopportun. Enfin, les éventuelles erreurs de procédure liées au dépôt de ce témoignage écrit sont dénuées de pertinence et, au surplus, sans relation de causalité adéquate avec le préjudice allégué.
La demanderesse s'en prend exclusivement à l'appréciation des preuves lorsqu'elle prétend que l'autorité cantonale, à teneur de la déposition du témoin G.________ et de la correspondance du conseil du défendeur, n'aurait pas dû admettre que C.________ connaissait l'existence et le contenu du contrat de représentation exclusive.
S'agissant de la violation du devoir de fidélité déduit de la production de l'affidavit, la recourante déclare uniquement que le procès mené aux Etats-Unis aurait vraisemblablement pu être évité si le défendeur lui avait communiqué plus tôt les déclarations qu'il y a faites et que ce dernier a de toute façon agi mal à propos. De tels développements sont totalement impropres à démontrer que la cour cantonale a violé le droit fédéral en exonérant l'intimé de toute responsabilité. A considérer encore la véracité du contenu de l'affidavit, on cherche en vain où résiderait dans ce contexte une entorse au devoir de l'administrateur.
6.
Au vu de ce qui précède, le recours doit être rejeté dans la faible mesure de sa recevabilité. Compte tenu de l'issue de la cause, la recourante supportera l'émolument de justice et versera à l'intimé une indemnité de dépens (art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2.
Un émolument judiciaire de 15'000 fr. est mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera à l'intimé une indemnité de 17'000 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et au Tribunal de commerce de la Cour suprême du canton de Berne.
Lausanne, le 20 juin 2005
Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: