Tribunale federale
Tribunal federal
{T 0/2}
1P.375/2005 /col
Arrêt du 6 septembre 2005
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Féraud, Président,
Nay et Reeb.
Greffier: M. Kurz.
Parties
C.________,
recourant, représenté par Me Serge Milani, avocat,
contre
X.________ et Y.________,
Juges à la Cour de cassation, case postale 3108,
1211 Genève 3,
intimés,
Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Plenum de la Cour de cassation du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
recours de droit public contre la décision du Plenum de la Cour de cassation du canton de Genève du 30 avril 2005.
Faits:
A.
Par arrêt du 28 mars 2003, la Cour correctionnelle sans jury du canton de Genève a notamment acquitté A.________, B.________ et C.________ de l'accusation de tentative de contrainte sexuelle en commun et - pour les deux premiers cités - de tentative de viol en commun. La cour a retenu en substance que les déclarations de la victime étaient sujettes à caution.
Par arrêt du 17 octobre 2003, la Cour de cassation genevoise, composée du Président Y.________ et des Juges X.________ et Z.________, a admis le pourvoi formé par la victime. Les témoins, ainsi que les accusés eux-mêmes, avaient reconnu que la victime n'était pas consentante et se débattait. Il n'était donc "juridiquement pas soutenable de retenir que les accusés, dont le comportement présent[ait] un caractère sexuel indiscutable, pouvaient douter du fait même qu'ils exerçaient de la contrainte" à l'égard de la victime. La Cour correctionnelle ne pouvait donc pas prononcer l'acquittement sans tomber dans l'arbitraire.
Le 15 janvier 2004, le Tribunal fédéral a déclaré irrecevables les recours de droit public et les pourvois en nullité formés contre cet arrêt, en raison de son caractère incident.
B.
Statuant à nouveau par arrêt du 4 mai 2004, la Cour correctionnelle sans jury a condamné A.________, B.________ et C.________ à six mois d'emprisonnement avec sursis, pour tentative de contrainte sexuelle en commun. La victime avait clairement marqué son refus, et les accusés ne pouvaient continuer leurs agissements sous prétexte qu'elle avait manifesté antérieurement un certain degré de participation.
Les condamnés se sont à nouveau pourvus en cassation. Ils ont demandé, le 7 avril 2005, la récusation de deux des trois membres de la Cour appelée à statuer, soit le Président Y.________ et la Juge X.________, doutant de leur impartialité en raison de leur participation à la précédente décision.
Par décision du 30 avril 2005, le Plenum de la Cour de cassation - à l'exception des juges dont la récusation était demandée - a rejeté la demande. A l'exemple du tribunal appelé à statuer à nouveau après cassation de sa décision, les juges n'étaient pas prévenus par leur seule participation à un arrêt rendu en défaveur des intéressés. En l'absence d'un indice concret de partialité, l'acquiescement des magistrats à la demande de récusation n'était pas déterminant. On ignorait dans quel sens s'était prononcé chaque juge, et le premier arrêt, qualifié d'incident par le Tribunal fédéral, ne se prononçait pas de manière définitive sur la réalisation des infractions en cause.
C.
C.________ forme un recours de droit public contre cette dernière décision, dont il demande l'annulation. Il requiert l'assistance judiciaire.
La Cour de cassation, ainsi que les magistrats visés par la demande de récusation, se réfèrent à l'arrêt attaqué. Le Procureur général s'en rapporte à justice.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le recours de droit public, formé en temps utile contre un arrêt rendu en dernière instance cantonale relatif à une demande de récusation au sens de l'art. 87 al. 1 OJ, est recevable (ATF 126 I 203).
2.
Le recourant invoque les art. 30 al. 1 Cst. et 6 § 1 CEDH. Il se plaint aussi d'arbitraire dans l'application du droit genevois relatif à la récusation des magistrats. Il relève que les juges dont il demandait la récusation se sont déjà prononcés à un stade antérieur sur la question de la culpabilité des accusés, avec un même pouvoir d'examen; il ne serait pas envisageable de plaider l'acquittement devant deux magistrats qui ont déjà considéré un tel acquittement comme arbitraire. Les juges eux-mêmes avaient estimé devoir se récuser, ce qui serait un indice concret de partialité.
3.
Saisi d'un recours de droit public relatif à la récusation d'un magistrat, le Tribunal fédéral examine librement si les droits découlant des art. 30 Cst. et 6 CEDH ont été respectés. Il examine sous l'angle de l'arbitraire l'application du droit cantonal de procédure (ATF 131 I 113 consid. 3.2 p. 115 et les arrêts cités). En l'occurrence, la disposition de la loi genevoise d'organisation judiciaire, soit l'art. 91 let. a OJ/GE, prévoit la récusation du juge qui a "donné conseil, plaidé ou écrit sur le différend". Le recourant ne prétend pas, toutefois, que cette disposition irait plus loin que les principes déduits des art. 30 Cst. et 6 CEDH à propos de la participation d'un magistrat à plusieurs étapes de la procédure. C'est donc sur le vu de ces seuls principes, et avec un plein pouvoir d'examen, qu'il y a lieu de statuer.
4.
La garantie constitutionnelle du juge naturel (art. 30 al. 1 Cst.) et l'art. 6 § 1 CEDH réservent notamment au justiciable le droit à ce que sa cause soit jugée par un magistrat indépendant et impartial. Ils permettent d'exiger la récusation d'un juge dont la situation ou le comportement est de nature à faire naître des doutes sur son impartialité. Cela n'impose pas la récusation seulement lorsqu'une prévention effective du juge est établie, une telle disposition interne ne pouvant guère être prouvée; il suffit que les circonstances donnent l'apparence de prévention et fassent redouter, objectivement, une attitude partiale du magistrat. L'optique du justiciable joue certes un rôle dans cette appréciation, mais l'élément déterminant consiste à savoir si ses appréhensions peuvent passer pour objectivement justifiées (ATF 124 I 121 consid. 3a p. 123/124; 120 Ia 184 consid. 2b p. 187; 119 Ia 81 consid. 3 p. 84 et les arrêts cités). Le plaideur est ainsi fondé à mettre en doute l'impartialité d'un juge lorsque celui-ci révèle, par des déclarations avant ou pendant la procédure, une opinion qu'il a déjà acquise sur l'issue à donner au litige (ATF 125 I 119 consid. 3a p. 122).
4.1 Le fait que le juge a déjà participé à l'affaire à un stade antérieur de la procédure peut éveiller le soupçon de partialité. La jurisprudence a renoncé à résoudre une fois pour toutes la question de savoir si le cumul des fonctions contrevient ou non aux art. 30 al. 1 Cst. et 6 § 1 CEDH (ATF 131 I 113 consid. 3.4 p. 117; 114 Ia 50 consid. 3d p. 57 ss et les arrêts cités). Elle exige, cependant, que l'issue de la cause ne soit pas prédéterminée, mais qu'elle demeure au contraire indécise quant à la constatation des faits et à la résolution des questions juridiques. Il faut, en particulier, examiner les fonctions procédurales que le juge a été appelé à exercer lors de son intervention précédente, prendre en compte les questions successives à trancher à chaque stade de la procédure, et mettre en évidence leur éventuelle analogie ou leur interdépendance, ainsi que l'étendue du pouvoir de décision du juge à leur sujet; il peut également se justifier de prendre en considération l'importance de chacune des décisions pour la suite du procès (ATF 131 I 24 consid. 1.1 et la jurisprudence citée).
4.2 En matière de procédure pénale, le Tribunal fédéral a été amené à se prononcer sur la compatibilité de certaines situations avec les art. 30 al. 1 Cst. et 6 § 1 CEDH. Il a sanctionné le cumul des fonctions de juge du renvoi et de juge du fond (ATF 114 Ia 50 consid. 4 et 5 p. 60 ss), ainsi que de juge du mandat de répression et de juge du fond (ATF 114 Ia 143 consid. 7b p. 151 ss); en revanche, il n'a pas condamné l'union personnelle du juge de la détention et du juge du fond, les questions à résoudre étant suffisamment distinctes (ATF 117 Ia 182 consid. 3b p. 184 ss). Le rejet d'une demande d'assistance judiciaire, pour défaut de chances de succès, ne constitue pas non plus un motif suffisant pour obtenir la récusation du juge du fond (ATF 131 I 113 consid. 3.7 p. 120). De même, lorsque l'autorité cantonale de cassation admet un pourvoi et renvoie l'affaire à la juridiction inférieure, les juges qui ont rendu le prononcé annulé peuvent participer au nouvel examen de la cause sans que cela ne constitue en soi un cas de participation inadmissible à plusieurs stades du procès (ATF 116 Ia 28 consid. 2a p. 30).
4.3 C'est essentiellement sur ce dernier arrêt que s'est fondé le Plenum pour rejeter la demande de récusation. Cette référence n'est toutefois pas pertinente. En effet, le même arrêt réserve précisément le cas où le juge appelé à statuer à nouveau a déjà manifesté son intime conviction, en particulier au terme d'une appréciation anticipée d'un moyen de preuve (consid. 2b p. 30 ss). En l'occurrence, la Cour de cassation s'est déjà prononcée sur un pourvoi formé par la victime contre le jugement d'acquittement. L'arrêt du 17 octobre 2003 relève que l'acquittement est fondé sur un doute concernant la conscience que les accusés avaient de contraindre la victime à des actes d'ordre sexuel. Citant de nombreuses déclarations des accusés ou de témoins, la Cour de cassation a estimé que la motivation des premiers juges sur ce point était arbitraire. Certes, cette appréciation n'était pas définitive puisqu'il appartenait à la Cour correctionnelle de statuer à nouveau. Toutefois, les considérants de l'arrêt sont suffisamment clairs et explicites, et font ressortir que la Cour de cassation s'est livrée à une véritable appréciation des preuves, tant sur les faits eux-mêmes que sur la question de l'intention, et s'est de la sorte exprimée sur la culpabilité des accusés. Dans ces circonstances, les recourants pouvaient légitimement nourrir des doutes sur l'impartialité des deux magistrats ayant participé à cet arrêt. En effet, le nouveau pourvoi, en tant qu'il porte sur l'appréciation des preuves, soulève des questions identiques et devra être traité avec un même pouvoir d'examen.
Le fait que l'on ignore dans quel sens se sont prononcés les deux juges concernés lors du premier arrêt n'est pas non plus pertinent; s'agissant d'un arrêt rendu à trois, l'un au moins des deux juges récusés s'est prononcé en faveur de la solution retenue. Quoi qu'il en soit, les circonstances objectives permettent de supposer que les deux magistrats ont une opinion préconçue, ce que tend précisément à éviter la garantie du juge impartial.
5.
Dans ces conditions particulières, la récusation des magistrats s'imposait. Le recours de droit public doit par conséquent être admis. Le recourant a droit à une indemnité de dépens, à la charge du canton de Genève, ce qui rend sans objet la demande d'assistance judiciaire. Conformément à l'art. 156 al. 2 OJ, il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est admis et la décision attaquée est annulée.
2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.
3.
Une indemnité de dépens de 1000 fr. est allouée au recourant, à la charge du canton de Genève.
4.
La demande d'assistance judiciaire est sans objet.
5.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux parties, au Procureur général et au Plenum de la Cour de cassation du canton de Genève.
Lausanne, le 6 septembre 2005
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: Le greffier: