BGer 1P.769/2005
 
BGer 1P.769/2005 vom 12.04.2006
Tribunale federale
{T 0/2}
1P.769/2005 /col
Arrêt du 12 avril 2006
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Féraud, Président,
Aemisegger et Fonjallaz.
Greffière: Mme Angéloz.
Parties
A.________,
recourant, représenté par Me Pascal Pétroz, avocat,
contre
B.________,
intimée,
Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Chambre d'accusation du canton de Genève,
case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
ordonnance de classement,
recours de droit public contre l'ordonnance de la Chambre d'accusation du canton de Genève du
12 octobre 2005.
Faits:
A.
Le 6 juillet 2005, B.________ a déposé plainte pénale auprès de la police, pour actes d'ordre sexuel commis sur son fils C.________, né en janvier 2000, à la Maison de quartier Y.________.
Entendu par la police, A.________, éducateur attaché à la Maison de quartier Y.________, que le jeune C.________ avait nommément mis en cause, a contesté tout attouchement sur des enfants et en particulier sur le jeune C.________. La police a encore procédé à diverses investigations et, à l'issue de son enquête, a transmis le dossier au Procureur général.
B.
Par décision du 19 août 2005, le Procureur général, en application de l'art. 116 du Code de procédure pénale genevois (CPP/GE), a classé la procédure en tant qu'elle était dirigée contre A.________, faute de prévention pénale.
Cette décision observe notamment ce qui suit. Le médecin ayant examiné l'enfant C.________ n'a constaté aucune trace de lésion au niveau de la région périanale et les analyses effectuées sur les sous-vêtements de l'enfant n'ont révélé aucune trace de sperme. Ni l'audition vidéo-filmée de l'enfant, qui, à cette occasion, a tenu un discours incohérent et n'a absolument pas parlé d'abus sexuels, ni l'audition de divers témoins, notamment des moniteurs et monitrices de la Maison de quartier Y.________, et de A.________ ne sont venues étayer les soupçons portés contre ce dernier. Enfin, le matériel informatique saisi au domicile du mis en cause ne comportait aucun fichier ni aucune donnée à caractère pédophile. Ainsi, l'enquête préliminaire de la police judiciaire ne révélait aucun indice de ce que A.________ pourrait avoir commis des actes sexuels sur l'enfant C.________.
C.
A.________ a recouru auprès de la Chambre d'accusation genevoise, concluant à l'annulation du classement et au prononcé d'un non-lieu en application de l'art. 204 al. 1 CPP/GE.
Par ordonnance du 12 octobre 2005, la Chambre d'accusation a déclaré le recours matériellement irrecevable, au motif que, selon le droit cantonal de procédure, seule une personne ayant été inculpée peut requérir un non-lieu.
D.
A.________ forme un recours de droit public au Tribunal fédéral. Soutenant que le refus de l'autorité cantonale de substituer un non-lieu au classement viole le principe de l'égalité de traitement et procède d'une application arbitraire du droit cantonal de procédure, il conclut à l'annulation de la décision attaquée.
L'intimée n'a pas déposé de réponse. Le Procureur général conclut au rejet du recours. L'autorité cantonale a déposé des observations, au terme desquelles elle conclut au rejet du recours, s'en remettant à justice quant à sa recevabilité. Le recourant a répliqué, persistant dans ses conclusions.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le recourant a un intérêt personnel, juridique, actuel et pratique à obtenir que la décision attaquée, qui déclare son recours cantonal matériellement irrecevable en lui déniant le droit à un non-lieu en application du droit cantonal de procédure, n'ait pas été rendue en violation de ses droits constitutionnels.
2.
Le recourant soutient que le refus de le mettre au bénéfice d'un non-lieu, plus favorable qu'un classement dès lors qu'il met un terme définitif à la poursuite pénale et peut donner lieu à une indemnité pour le préjudice causé par cette procédure, procède d'une application arbitraire du droit cantonal de procédure. Il entend ainsi manifestement se prévaloir de la jurisprudence relative au classement fondé sur l'art. 198 CPP/GE.
2.1 Le Tribunal fédéral a admis à réitérées reprises que l'inculpé mis au bénéfice d'un classement en application de l'art. 198 CPP/GE peut prétendre au prononcé d'un non-lieu (art. 204 CPP/GE) lorsque les conditions en sont remplies. En effet, le classement prononcé sur la base de l'art. 198 CPP/GE - qui intervient lorsque le procureur général, auquel le dossier a été transmis par le juge d'instruction au terme de l'instruction préparatoire (art. 185 al. 1 et 197 CPP/GE), estime que l'exercice de l'action publique ne se justifie pas -, laisse subsister la possibilité d'une reprise de la procédure "en cas de circonstances nouvelles", c'est-à-dire en présence de tout élément nouveau propre à faire reconsidérer l'opportunité du classement. En revanche, le non-lieu - qui est prononcé par la Chambre d'accusation, lorsqu'elle ne trouve pas d'indices suffisants de culpabilité ou estime que les faits ne peuvent constituer une infraction (art. 204 al. 1 CPP/GE) - a pour effet que la personne qui en bénéficie ne peut plus être poursuivie à nouveau pour les mêmes faits, à moins que de nouvelles charges se révèlent (art. 206 al. 1 et 2 CPP/GE), ce qui suppose de véritables faits nouveaux nécessitant un complément d'instruction; de plus, le bénéficiaire d'un non-lieu peut éventuellement demander une indemnité pour le préjudice causé par la procédure pénale (art. 206 al. 3 et 379 CPP/GE). Contrairement au classement fondé sur l'art. 198 CPP/GE, le non-lieu met donc un terme en principe définitif à la poursuite pénale dans l'intérêt personnel de l'inculpé, qui cesse d'encourir la sanction dont il était menacé et qui a d'ailleurs le droit d'obtenir cette décision si les conditions fixées par la loi sont remplies (cf. arrêt 1P.737/1999 du 16 mai 2000, publié in SJ 2000 I p. 572 consid. 1c; cf. aussi arrêts non publiés 1P.25/1998 du 11 juin 1998 consid. 1b, 6P.36/1998 du 27 mai 1998 consid. 1b, 1P.571/1995 du 22 décembre 1995 consid. 2a, 1P.381/1995 du 28 novembre 1995 consid. 1b, 1P.588/1994 du 22 février 1995 consid. 2 et 1P.586/1994 du 22 février 1995 consid. 2).
2.2 Le classement d'espèce repose toutefois non pas sur l'art. 198 CPP/GE, mais sur l'art. 116 CPP/GE. Cette dernière disposition permet au procureur général de classer l'affaire "lorsqu'il estime que les faits ne sont pas constitutifs d'une infraction ou que les circonstances ne justifient pas l'exercice de l'action publique". Le classement ainsi prononcé l'est "sous réserve de faits nouveaux". Il intervient avant l'ouverture d'une instruction pénale, laquelle ressortit au juge d'instruction (art. 118 ss CPP/GE) qui, hormis les cas de flagrant délit, ne peut y procéder que s'il en a été requis par le procureur général (art. 117 CPP/GE). Le classement fondé sur l'art. 116 CPP/GE a donc pour effet d'empêcher la mise en oeuvre de l'action pénale dans l'intérêt de la personne mise en cause, dans les cas où, sur la base des premières investigations menées, il apparaît que les faits sont insuffisamment vraisemblables, qu'ils ne sont pas constitutifs d'une infraction ou que l'action publique ne se justifie pas pour des motifs d'opportunité (Pierre Dinichert/Bernard Bertossa/Louis Gaillard, Procédure pénale genevoise, in SJ 1986 p. 464 ss, notamment p. 469 ss). La procédure est ainsi close sans instruction ni inculpation, de sorte que, juridiquement, le bénéficiaire du classement se retrouve dans une situation analogue à celle qui était la sienne avant qu'il ne soit mis en cause.
2.3 Le classement prononcé par le procureur général en application de l'art. 116 CPP/GE peut donner lieu à un recours à la Chambre d'accusation (art. 190A CPP/GE; cf. également art. 116 al. 2 CPP/GE). Le recours peut être interjeté par les parties (art. 190A CPP/GE) - soit le procureur général, la partie civile et l'inculpé (art. 23 CPP/GE) - et par les personnes qui y sont assimilées par l'art. 191 CPP/GE. Est notamment assimilée à une partie, en vertu de l'art. 191 al. 1 let. c CPP/GE, "la personne qui a fait l'objet de la dénonciation, de la plainte ou de l'instruction", dans les cas mentionnés par cette disposition, qui lui ouvre en particulier le recours dans le cas de l'art. 116 CPP/GE. Cette disposition, en relation avec l'art. 190A CPP/GE, reconnaît ainsi à la personne mise en cause, mais non inculpée, la qualité pour recourir contre un classement fondé sur l'art. 116 CPP/GE. La décision attaquée, bien qu'elle désigne, manifestement par inadvertance, le recourant comme "plaignant" et se réfère à l'art. 191 al. 1 let. a CPP/GE, au lieu de l'art. 191 al. 1 let. c CPP/GE, ne dénie d'ailleurs pas à celui-ci la qualité pour recourir contre le classement litigieux. Cela ne permet cependant pas encore de conclure à un droit du bénéficiaire d'un classement fondé sur l'art. 116 CPP/GE à obtenir un non-lieu.
2.4 Le non-lieu est une décision par laquelle il est mis fin à l'action pénale, au moins sur un chef d'accusation, respectivement d'inculpation (cf. ATF 123 IV 252 consid. 1 p. 253 et les arrêts cités). Il suppose donc que l'action pénale ait été ouverte. Or, le dépôt d'une plainte, respectivement d'une dénonciation, ne suffit pas à provoquer l'ouverture de l'action pénale, mais n'en constitue, le cas échéant, qu'une simple condition (ATF 128 IV 81 consid. 2a p. 83; 98 IV 143 consid. 2 p. 146 et les arrêts cités). Pour le surplus, c'est le droit cantonal de procédure qui détermine quel est l'acte qui marque l'ouverture de l'action pénale.
En procédure pénale genevoise, l'action pénale est mise en oeuvre par la réquisition du procureur général tendant à l'ouverture d'une instruction préparatoire par le juge d'instruction (art. 117 et 118 ss CPP/GE), dans le cadre de laquelle ce dernier procède à l'inculpation (art. 134 CPP/GE), qui ouvre la procédure pénale (Pierre Dinichert/Bernard Bertossa/Louis Gaillard, op. cit., p. 477) et qui est une condition de la poursuite pénale (Grégoire Rey, Procédure pénale genevoise, 2005, ch. 1.1 ad art. 134 CPP/GE). Par conséquent, il n'y a pas d'ouverture de l'action pénale si le procureur général, au lieu de saisir le juge d'instruction d'une réquisition d'instruire, rend une ordonnance de non-lieu en application de l'art. 116 CPP/GE. Le classement ainsi prononcé, qui se caractérise d'ailleurs comme un classement avant ouverture d'information, constitue au contraire un refus d'exercer l'action pénale. En pareil cas, il n'y a donc pas place pour un non-lieu, qui ne se conçoit que si une instruction a été ouverte, laquelle doit en outre être suffisamment complète pour que l'autorité compétente puisse acquérir la conviction que les charges font défaut ou qu'un motif de droit conduirait, en juridiction de jugement, à reconnaître l'action pénale comme mal fondée (Grégoire Rey, op. cit., ch. 1.3.2 ad art. 204 CPP/GE; Martine Heyer/Brigitte Monti, Procédure pénale genevoise, Chambre d'accusation, SJ 1999 II p. 171). Le mis en cause qui a bénéficié d'un classement fondé sur l'art. 116 CPP/GE ne peut donc prétendre à un non-lieu.
2.5 Il découle de ce qui précède que, contrairement à l'inculpé mis, à l'issue de l'instruction, au bénéfice d'un classement en application de de l'art. 198 CPP/GE, le mis en cause qui a bénéficié d'un classement en application de l'art. 116 CPP/GE n'a pas de droit à obtenir un non-lieu. Il n'était en tout cas pas arbitraire, c'est-à-dire manifestement insoutenable (cf. ATF 129 I 8 consid. 2.1 p. 9, 173 consid. 3.1 p. 178), de l'admettre. Le grief est par conséquent infondé.
3.
Le recourant se plaint d'une inégalité de traitement, au motif que rien ne justifierait la distinction opérée par l'autorité cantonale entre un classement fondé sur l'art. 116 CPP/GE et un classement fondé sur l'art. 198 CPP/GE; dans un cas comme dans l'autre, le droit à un non-lieu devrait être reconnu.
3.1 Une décision viole l'égalité de traitement, garantie par l'art. 8 Cst., lorsqu'elle établit des distinctions juridiques qui ne se justifient par aucun motif raisonnable au regard de la situation de fait à réglementer ou lorsqu'elle omet de faire des distinctions qui s'imposent au vu des circonstances, c'est-à-dire lorsque ce qui est semblable n'est pas traité de manière identique ou lorsque ce qui est dissemblable ne l'est pas de manière différente (ATF 129 I 113 consid. 5.1 p. 125; 127 I 448 consid. 3b p. 454; 125 I 1 consid. 2b/aa p. 4 et la jurisprudence citée).
3.2 En l'espèce, il résulte clairement du consid. 2 ci-dessus que les art. 116 et 198 CPP/GE règlent des situations de fait différentes. La première de ces dispositions vise un classement qui intervient avant l'ouverture d'une instruction pénale et a pour effet d'empêcher la mise en oeuvre de l'action pénale, alors que la seconde vise un classement qui intervient au terme de l'instruction pénale et a pour effet de mettre fin à la poursuite pénale sous réserve de "circonstances nouvelles". Traiter différemment les deux classements en cause, en considérant que le premier, contrairement au second, ne donne pas droit à un non-lieu, soit à une décision par laquelle il est mis fin à l'action pénale, ne viole donc en rien le principe de l'égalité de traitement.
4.
Le recours doit ainsi être rejeté.
Le recourant, qui succombe, supportera les frais (art. 156 al. 1 OJ). Il n'y a pas lieu d'allouer une indemnité de dépens à l'intimée, qui a renoncé à procéder devant le Tribunal fédéral.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté.
2.
Un émolument judiciaire de 2'000 fr. est mis à la charge du recourant.
3.
Il n'est pas alloué de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux parties, au Procureur général et à la Chambre d'accusation du canton de Genève.
Lausanne, le 12 avril 2006
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: