BGE 90 II 9
 
2. Extrait de l'arrêt de la Ire cour civile du 21 janvier 1964 dans la cause Zufferey contre O. Kull et Cie.
 
Regeste
1. Art. 19 Abs. 3 ZGB. Relativer Begriff der Urteilsfähigkeit, deren Vorhandensein vermutet wird; Rechts- und Tatfrage (Erw. 3).
3. Mitverschulden des Unternehmens wegen Nichtanziehens der Schraubenmuttern (Erw. 6).
 
Sachverhalt


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A.- a) En mai 1954, la société anonyme L'Energie de l'Quest-Suisse et les Forces motrices de Mauvoisin SA ont chargé une maison spécialisée, la société en nom

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collectif O. Kull et Cie, à Zurich, de construire une partie de la ligne à haute tension Chandolin-Riddes-Morgins. A cette fin, un pylône no 41 fut implanté le 17 août sur les rochers exposés au vent de Vérossaz, au-dessus du village des Cases et à proximité immédiate d'un sentier public. Haut de 44 m 40, il pesait 12 tonnes et reposait sur quatre socles de béton; chacun de ceux-ci assurait deux tiges filetées, auxquelles le pylône était fixé par de gros écrous, des contre-écrous et des rondelles. L'achèvement du travail resta en suspens pendant plus de cinq mois, durant lesquels n'importe qui pouvait desserrer les écrous à la main, même après le réglage définitif de la position du pylône (plombage). Un surveillant de L'Energie de l'Quest-Suisse rappela à plusieurs reprises au technicien de l'entrepreneur l'obligation de poinçonner les pylônes, ultime opération précédée du blocage des écrous. Le 27 janvier 1955, la ligne n'était pas encore tirée.
b) Pierre Zufferey, né le 20 novembre 1942, était entré en septembre 1954 au collège de l'Abbaye de St-Maurice. Il y fut un élève médiocre de la section classique, mais son développement était normal. Le 27 janvier 1955, un chanoine conduisait en promenade un groupe de collégiens, dont faisaient partie Zufferey et son camarade Serge Quéloz, âgé de quinze ans. Ces derniers s'attardèrent près du pylône no 41 et dévissèrent en dix minutes, sans l'aide d'outils ou de pierres, les écrous de trois des quatre pieds. Mis au courant peu après, le chanoine n'accorda aucune importance à leur récit et n'entreprit aucune démarche. Le dimanche 30 janvier, le vice-président de Vérossaz vit les écrous sur les socles sans se poser, lui non plus, aucune question.
La nuit suivante, un coup de foehn très violent renversa le pylône. Celui-ci fut entièrement détruit. Son remplacement coûta 30 849 fr. 40. Les 15 et 20 août 1957, les maîtres de l'ouvrage cédèrent à l'entrepreneur leurs droits contre Quéloz, Zufferey, leurs pères et le collège de St-Maurice.


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B.- Le 28 octobre 1958, O. Kull et Cie a actionné Zufferey en réparation du dommage causé, vu l'opposition faite par celui-ci à sa poursuite. En exécution d'une convention du 20 mai 1949, elle a renoncé à appeler en cause et à évoquer en garantie l'Abbaye. Le défendeur a conclu à libération.
Le 19 septembre 1963, la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois a condamné le défendeur à réparer la moitié du dommage, soit 15 424 fr. 70 avec intérêt au 5% dès le 31 janvier 1955.
C.- Zufferey prie le Tribunal fédéral de réformer ce jugement et de rejeter l'action ou, subsidiairement, d'allouer au plus le quart de la demande. L'intimée conclut au rejet du recours.
 
Considérant en droit:
3. Sous réserve de l'art. 54 al. 1 CO, le mineur répond du dommage causé par ses actes illicites lorsqu'il est capable de discernement (art. 19 al. 3 CC). A la différence d'autres législations, le droit suisse ne prévoit pas d'âge limite. Jouit de la faculté d'agir raisonnablement (art. 16 CC) celui qui peut se rendre compte de la portée de ses actes et résister d'une façon normale à ceux qui tentent

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d'influencer sa volonté (RO 55 II 229 consid. 4; 67 II 52; 70 II 140). Cette capacité est relative (RO 44 II 449). Le juge doit rechercher in concreto, pour un acte déterminé ou une série d'actes, si le défendeur la possédait au moment où il a accompli celui qui a donné lieu au litige. De par la loi, l'absence de discernement résulte de causes déterminées, dont le jeune âge (art. 16 CC).
La capacité de discernement est généralement présumée; celui qui prétend qu'elle fait défaut doit le prouver (RO 44 II 449; 45 II 48 et les citations; EGGER, 2e éd., no 9 ad art. 12 CC). Toutefois, plus un mineur est jeune et plus la présomption s'affaiblit en fait, jusqu'à disparaître. La preuve peut être rapportée par indices, surtout lorsqu'a changé la situation existant au moment de l'acte, notamment en raison de l'écoulement du temps. Dans ce cas, on ne peut recourir à l'expertise ni estimer directement la capacité. Une grande vraisemblance suffit (RO 74 II 205 consid. 1).
Le juge du fait apprécie les preuves et constate souverainement, en principe, l'état dans lequel se trouvait le défendeur lorsqu'il a agi. La cour de réforme peut revoir, en revanche, la conclusion qu'il en a tirée dans la mesure où elle dépend de la notion même de la capacité de discernement; en d'autres termes, elle examine s'il a posé le problème d'une manière conforme au droit (RO 43 II 741 consid. 2; 44 II 118 et 184; 47 II 170 in fine; 50 II 92).
4. Le 27 janvier 1955, le recourant était âgé de douze ans et deux mois. Il répond de son acte illicite s'il pouvait ce jour-là discerner le caractère dangereux de son comportement (RO 70 II 140 consid. 2). Il n'est pas nécessaire qu'il en ait entrevu toutes les conséquences possibles. Il suffit qu'il ait eu conscience de compromettre la solidité et la cohésion du pylône et de créer ainsi un péril. La Cour cantonale s'est placée à ce point de vue concret. Elle a recherché, il est vrai, si le recourant a eu ou a dû avoir le sentiment que son acte portait atteinte au bien d'autrui et était de nature à causer un dommage; mais si l'on se

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reporte à sa description sommaire de l'expérience d'un garçon de douze ans, on voit qu'elle entendait par cette formule la conscience du risque de compromettre la stabilité du pylône. Il s'ensuit qu'elle a bien posé le problème.
Pour le résoudre, elle a constaté en fait que le recourant était normalement développé, mais un élève médiocre. A son avis, un garçon de son âge sait, sans études spéciales de mécanique, ce que sont un écrou et une vis, et que le premier joint deux pièces de façon qu'elles ne se séparent pas; ses jeux d'enfants et l'utilisation d'une bicyclette, notamment, l'en ont instruit. La grandeur des écrous, en outre, a attiré son attention sur l'importance de leur fonction.
En s'exprimant ainsi, la Cour cantonale s'est référée pour une part à son expérience de la vie et a apprécié une preuve indirecte. Huit ans après le fait, elle ne pouvait reconnaître autrement l'état dans lequel avait agi une personne qui se présentait à elle âgée de vingt ans.
De leurs constatations, les premiers juges ont conclu que le recourant jouissait du discernement tel qu'ils l'ont - correctement - défini.
5. Le juge détermine l'étendue de la réparation d'après les circonstances et la gravité de la faute (art. 43 al. 1 CO). La faute du recourant en soi est grave. Mais, commise par un garçon de douze ans dans les circonstances de l'espèce, elle apparaît légère. En effet, le danger n'était pas aussi évident pour le recourant que dans d'autres cas (RO 66 II 120, 82 II 30 sv.; OFTINGER, Haftpflichtrecht, 2e éd., tome Ier, p. 128, no 29; EGGER, no 12 ad art. 16 CC). D'ailleurs, une personne adulte ne s'est pas étonnée de voir les écrous dévissés, le chanoine n'a pas réagi lorsque les collégiens lui racontèrent ce qu'ils venaient de faire et l'un des auteurs était un garçon de quinze ans. La masse du pylône a pu contribuer à faire sous-estimer aux deux collégiens le danger de leur comportement.
6. De par l'art. 44 al. 1 CO, le juge peut réduire les dommages-intérêts, ou même n'en point allouer, lorsque

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des faits dont la partie lésée est responsable ont contribué à créer le dommage ou à l'augmenter. En l'espèce, la faute concurrente du lésé (et dans une certaine mesure des sociétés qui lui ont cédé leurs créances: art. 169 al. 1 CO) est lourde, surtout si on la compare à celle du recourant.
Il est constant que les ouvriers de l'intimée, même après avoir fixé définitivement le pylône le 6 septembre 1954, n'en ont pas serré les derniers écrous de manière au moins qu'un enfant ne puisse les desserrer à la main. Or c'était, à dire d'expert, une précaution élémentaire et la façon usuelle, si ce n'est la seule, d'assujettir l'ouvrage; il eût même suffi de consolider deux pieds en diagonale. La situation dangereuse ainsi créée était le fruit d'une négligence professionnelle initiale d'autant plus impardonnable que les ouvriers exécutèrent leur tâche sans s'être munis des outils nécessaires au blocage, qu'ils soutinrent néanmoins avoir procédé à cette opération et que celle-ci fut notée dans leurs rapports journaliers. Le péril n'a pas subsisté le temps - relativement très court - nécessaire au déroulement normal du travail pour une entreprise spécialisée, mais a duré plus de cinq mois. Cela a paru si excessif à un surveillant du maître de l'ouvrage, conscient du danger, qu'il a rappelé à plusieurs reprises l'obligation de poinçonner les pylônes, c'est-à-dire d'achever l'ouvrage commencé. Par la carence de l'intimée, celui-ci souffrait donc d'un grave vice de construction (art. 58 CO), qui a contribué à créer le dommage et en fut la condition nécessaire (cf. RO 66 II 201).
Il n'y a pas lieu de corriger cette décision parce qu'elle exposerait le débiteur à la gêne (art. 44 al. 2 CO). Certes,

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celui-ci prétend ne posséder aucune fortune, a renoncé à ses études et poursuivi sa formation commerciale. Mais il a vingt et un ans et gagne sa vie. Il peut en outre se retourner contre d'autres responsables.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral
Admet partiellement le recours et, réformant dans cette mesure le jugement attaqué, condamne le défendeur et recourant à payer à la demanderesse et intimée la somme de 5000 fr. avec intérêts à 5% dès le 31 janvier 1955.