BGE 95 II 411
 
58. Extrait de l'arrêt de la IIe Cour civile du 23 mai 1969 dans la cause Faucherre contre Compagnie vaudoise d'électricité.
 
Regeste
Versorgerschaden (Art. 45 Abs. 3 OR). Anrechnung der erbrechtlichen Vorteile. Aussichten der Witwe auf Wiederverheiratung.
2. Die Entschädigung für Versorgerschaden ist nach Massgabe der auf den Todestag des Ehemannes geschätzten Aussichten der Witwe auf Wiederverheiratung zu ermässigen (Erw. 2).
 
Sachverhalt


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Résumé des faits:
A.- Henri Faucherre, né en 1920, associé de la société en nom collectif A. Faucherre et fils, entreprise de transports, à Moudon, a été victime d'un accident mortel le 3 décembre 1962 sur le chantier de la route cantonale no 601 Lausanne-Berne, déviation de Bressonnaz à Moudon. Il effectuait des transports de terre au remblai de cette nouvelle route. Alors qu'il avait fait une vingtaine de transports ce jour-là, il en fit un dernier vers 17 heures. Ayant déchargé son véhicule en marche arrière à l'extrémité du remblai, à environ 35 m de la ligne électrique à haute tension de la Compagnie vaudoise d'électricité (CVE), il roula en avant, le pont de son camion restant levé verticalement; il parcourut ainsi 35 m environ jusque sous la ligne à haute tension dont il accrocha le fil inférieur, sans s'en rendre compte, avec l'anneau métallique de la partie extrême supérieure du bouclier du pont levé; il s'arrêta dans cette position sous la ligne, son véhicule restant en contact avec celle-ci; il descendit de son camion en se tenant d'une main à la portière droite; au moment où il toucha le sol, il fut électrocuté.
B.- Dame Yvonne Faucherre, veuve de la victime, a intenté à la CVE une action en dommages-intérêts pour perte de soutien.


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Par jugement du 23 avril 1968, la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois a admis la responsabilité de la CVE, en vertu des art. 27 et 34 LIE. Elle a alloué à la demanderesse une indemnité de 113 505 francs, fondée sur les art. 36 LIE et 45 al. 3 CO.
Selon la juridiction cantonale, même si dame Faucherre n'est pas privée de tout moyen de subsistance par le décès de son mari, elle peut prétendre au maintien d'un niveau de vie conforme à son état ou à sa condition antérieure. La qualité d'héritière de son mari défunt ne la prive pas en elle-même du droit à une indemnité pour perte de soutien. Mais il faut tenir compte équitablement de l'avantage financier que lui procure la succession.
Se fondant sur les indications données par l'expert qu'elle avait commis, la juridiction cantonale a arrêté le gain d'Henri Faucherre à 32 000 francs par an, y compris la part du défunt aux réserves latentes des sociétés en nom collectif A. Faucherre et fils et M. Faucherre et Cie (cf. art. 559 CO). Tenant compte non seulement des dépenses effectives d'Henri Faucherre, qui consacrait environ 12 000 francs par an à son ménage de quatre personnes, mais aussi de ses investissements dans les deux sociétés dont il était membre, la Cour civile vaudoise a estimé à 40% de ce montant, soit 12 800 francs par an, la perte de soutien résultant pour dame Faucherre du décès de son mari. De ce chiffre, les juges cantonaux ont déduit le revenu dont l'épouse jouit comme usufruitière de la moitié de la succession. La fortune grevée d'usufruit consiste dans la moitié de la valeur réelle des parts du défunt dans les sociétés susmentionnées, arrêtée sur le vu de l'expertise à 79 380 francs. Calculé au taux de 5%, qui correspond aux conditions actuelles du marché de l'argent, le revenu en question s'élève à 1984 francs 50 (79 380 francs:2 = 39 690 francs x 5% = 1984 francs 50). C'est donc le montant de 12 800 francs - 1984 francs 50 = 10 815 francs 50, arrondi à 10 800 francs, qui doit être capitalisé au jour du décès pour fixer le dommage au titre de perte de soutien. Selon les tables de STAUFFER ET SCHAETZLE (Barwerttafeln, 2e éd., 1958, p. 35, table no 4, âge du soutien 42 ans, âge de la personne privée de soutien 39 ans, coefficient 1557), la valeur capitalisée de la rente s'élève à 168 156 francs.
Tenant compte des chances de remariage de dame Faucherre, qui est bien de sa personne, dont le caractère est charmant et

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dont les enfants sont ou seront à bref délai indépendants, la juridiction cantonale a réduit le montant du dommage pour perte de soutien de 10%, taux indiqué par les tables de STAUFFER ET SCHAETZLE pour une veuve âgée de 39 ans (op. cit., p. 14), soit 168 156 francs - 16 816 francs = 151 340 francs.
Enfin, la cour cantonale a réduit l'indemnité de 25%, selon l'art. 44 al. 1 CO, en raison de la faute concurrente commise par la victime.
C.- Dame Faucherre a interjeté un recours en réforme au Tribunal fédéral. Elle critiquait l'imputation des avantages successoraux sur le dommage résultant de la perte de soutien et la réduction de l'indemnité en raison de ses chances de remariage.
Le Tribunal fédéral a rejeté le recours.
 
Extrait des considérants:
a) Dans l'arrêt Huber c. Tartaglia, du 22 février 1927 (RO 53 II 53 consid. 4), le Tribunal fédéral a jugé que la cour cantonale avait déduit avec raison de la somme de 1500 francs représentant le dommage annuel brut subi par la demanderesse à la suite du décès de son frère, qui était son soutien, l'intérêt de la part d'héritage qui lui était dévolue.
Sans faire allusion à cet arrêt Huber, le Tribunal fédéral a dit, dans l'arrêt Portenier c. Oberli, du 4 février 1936 (RO 62 II 58 no 17): "Conformément à la jurisprudence ... (arrêts non publiés Rossini c. dame Rouph-Masson, du 8 juillet 1931 et Seiler c. Haberer-Authenried, du 27 juin 1927), le droit à la réparation du dommage causé par la perte de soutien est indépendant des avantages successoraux que cette perte peut avoir procurés au lésé. Il n'y a pas de motif de modifier cette jurisprudence. Que si, en effet, il est contraire au sentiment du droit de faire bénéficier le responsable de la prévoyance du défunt qui a contracté une assurance (art. 96 LCA) et payé des primes, il est tout à fait aussi injuste de le faire bénéficier de la prévoyance du défunt qui a mis de l'argent de côté. Une exception ne se justifierait guère que dans le cas où le défunt subvenait aux besoins du demandeur au moyen précisément des capitaux dont celui-ci a hérité...".


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La jurisprudence de l'arrêt Portenier a été modifiée par deux décisions ultérieures.
Dans l'arrêt La Zurich c. Caisse nationale, du 22 novembre 1938 (RO 64 II 424), le Tribunal fédéral a jugé: Contrairement à l'opinion exprimée dans l'arrêt publié au RO 62 II 58 et les décisions qui y sont citées, le besoin d'être soutenu n'existe pas dans la mesure où la mort du soutien a mis la personne qu'il soutenait, par suite de l'héritage dont elle bénéficie, en jouissance d'une fortune dont elle peut utiliser les revenus pour subvenir à son entretien (v. TUHR, Allgemeiner Teil des schweizerischen Obligationenrechts, tome I, p. 344; OSER/SCHÖNENBERGER, n. 14 à l'art. 45 CO; STREBEL, n. 39 à l'art. 41 LA; RO 53 II 53, 59 II 364; arrêt du 18 mai 1938, en la cause Ehrlich c. Grand Hôtel et Kurhaus Seelisberg AG, consid. 4, non publié au RO 64 II 198, mais traduit au JdT 1939 I 56 s.). Le produit de la fortune héritée, ainsi que les autres revenus de la personne soutenue, ne doivent cependant pas être purement et simplement déduits du dommage total résultant de la perte de soutien, dans le sens d'une imputation d'avantages; cette déduction doit se faire selon une appréciation équitable, en tenant compte de la possibilité d'une diminution des revenus.
Dans l'arrêt Grob. c. Osterwalder, du 7 décembre 1938 (RO 64 II 429), le Tribunal fédéral a dit de même: Contrairement à l'opinion exprimée dans l'arrêt publié au RO 62 II 58 et dans les arrêts qui y sont cités, il faut tenir compte équitablement des revenus de la fortune qui échoit par héritage à la personne que le décès prive de son soutien, mais en prenant en considération le fait que la personne en question a droit au maintien de son train de vie.
La règle selon laquelle il faut tenir compte de l'héritage dont bénéficie la personne que le décès prive de son soutien, dans la mesure où cet héritage lui permet de subvenir à ses besoins, se retrouve dans l'arrêt Richter-Steinert et consorts c. Lienhard-Meier et consorts, du 25 novembre 1948 (RO 74 II 210).
b) La jurisprudence des arrêts Huber, La Zurich, Grob et Richter-Steinert a suscité des réserves, voire des critiques (cf. THILO, JdT 1939 I 114 s., 1958 I 252 s.). En particulier, le professeur OFTINGER (Schweizerisches Haftpflichtrecht, 2e éd., Zurich 1958, tome I, p. 221) objecte que l'avantage résultant de la succession anticipée sera le plus souvent largement compensé par l'inconvénient dû au fait que le décès a empêché le défunt d'accroître sa fortune. Mais il admet (op. cit., pp. 162

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et 211) que si la fortune échue par succession à la personne privée de son soutien par suite du décès est suffisamment grande, cette personne n'aura plus besoin d'un soutien et ne saurait dès lors réclamer une indemnité pour perte de soutien.
La question doit être résolue conformément au principe suivant lequel celui qui est responsable du fait dommageable doit réparer le dommage concret qui résulte de la perte de soutien (cf. RO 89 II 399, consid. 2). Or la personne qui, avant le décès, était assistée par le défunt peut prétendre au maintien d'un genre de vie conforme à son état (RO 59 II 463; cf. aussi RO 64 II 424). Elle ne saurait réclamer davantage. Dans la mesure où les revenus de la fortune qu'elle hérite lui permettent de subvenir en tout ou en partie à son entretien, soit de maintenir un train de vie conforme à son état, elle n'a pas besoin d'un soutien, et partant ne subit aucun dommage résultant de la perte de soutien. Cette opinion est partagée, parfois avec quelques nuances, par la majorité des auteurs (OSER/SCHÖNENBERGER, n. 14 à l'art. 45 CO; BECKER, n. 10 à l'art. 45 CO; v. TUHR, op.cit., p. 344 ou v. TUHR/SIEGWART, p. 371; HANS MOSER, Der Versorgerschaden, thèse Berne 1939, p. 53 s.; PIERRE MAYR, L'indemnisation de la perte de soutien, thèse Lausanne 1941, p.58 ss.; HANS MARTI, Der Versorgerschaden, 1942, p. 57 ss.; KONRAD FEHR, Der Versorgerschaden, 1942, p. 97 ss.).
On ne saurait objecter qu'il est injuste et choquant que le responsable puisse tirer profit du fait que le défunt laisse un héritage à la personne soutenue. Le responsable n'est en effet obligé de réparer que le dommage concret résultant de la perte de soutien. Ses obligations ne vont pas au-delà. Or, dans la mesure où les revenus de l'héritage couvrent les frais d'entretien de la personne soutenue, celle-ci ne subit aucun dommage.
Certes, en matière d'assurance de personnes, le lésé peut exercer cumulativement ses actions contre l'auteur du dommage et contre l'assureur (cf. RO 83 II 443 et les arrêts cités, 94 II 186 ss., consid. 8 litt. b). Et les indemnités d'assurance payées aux survivants en vertu de contrats d'assurances sur la vie ou contre les accidents ne sont pas imputées sur le dommage en cas de perte de soutien (RO 64 II 424). Mais cette jurisprudence est fondée sur la disposition spéciale de l'art. 96 LCA, selon laquelle, dans l'assurance des personnes, les prétentions que l'ayant droit aurait contre des tiers en raison du sinistre ne passent pas

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à l'assureur. Et la jurisprudence qui refuse d'imputer sur le dommage les prestations des caisses de pensions publiques ou des caisses de prévoyance privées (cf. RO 64 II 429 s., 83 II 444) repose sur des considérations analogues. On ne peut donc tirer de la solution adoptée en matière d'assurances de personnes et de caisses de pension aucun argument contre la règle posée par la jurisprudence au sujet des revenus de la fortune héritée par la personne soutenue ensuite du décès du soutien, jurisprudence qui doit être confirmée.
c) C'est dès lors avec raison que la cour cantonale a tenu compte, dans la détermination du dommage résultant de la perte de soutien, des revenus dont la recourante jouit comme usufruitière de la moitié de la succession de son mari. Quant à la mesure de cet avantage, elle doit être fixée en considération du droit que la jurisprudence reconnaît à la personne soutenue de maintenir un train de vie conforme à son état (cf. RO 64 II 429).
En l'espèce, la juridiction vaudoise relève que, selon l'expert, Henri Faucherre ne consacrait que 12 000 francs par an environ à l'entretien de son ménage de quatre personnes; tenant compte du fait qu'il investissait son argent dans les sociétés à la direction desquelles il participait et que la recourante pouvait légitimement espérer profiter de l'enrichissement qui allait en résulter dans la mesure normale, c'est-à-dire dans une proportion de 40%, la cour cantonale admet que le défuntjouissait d'un revenu de 32 000 francs par an et fixe dès lors à 12 800 francs la perte de soutien subie annuellement par dame Faucherre à la suite du décès de son mari. La juridiction cantonale a calculé ainsi largement le dommage résultant de la perte de soutien. Elle était dès lors fondée à déduire du montant de 12 800 francs, qu'elle avait fixé d'une manière généreuse, la totalité des revenus produits par l'héritage échu à la recourante, soit 2000 francs en chiffre rond, et à admettre que celle-ci pouvait maintenir un train de vie conforme à son état au moyen desdits revenus et de l'indemnité pour perte de soutien constituée par la capitalisation, au taux usuel de 3 1/2%, d'une rente annuelle de 10 800 francs.
La recourante tient cependant pour illogique d'imputer sur le dommage résultant de la perte de soutien l'intérêt à 5% l'an de tout le capital hérité. Rien ne permet de supposer, affirme-telle, qu'elle continuera à percevoir, sa vie durant, un intérêt de 5%, ni que le capital subsistera intégralement. Elle estime que

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l'avantage effectif et concret est d'ailleurs insignifiant, surtout si l'on tient compte des impôts.
Le taux de 5% appliqué par la cour cantonale correspond aux conditions actuelles du marché de l'argent. Dame Faucherre n'a pas prétendu qu'elle toucherait un intérêt inférieur sur les parts de son mari dans les sociétés A. Faucherre et fils et M. Faucherre et Cie. Du reste, ce taux de 5% avait été proposé par le Conseil des Etats pour l'intérêt de la part des associés en nom collectif (Bull. stén. CE 1931 p. 154). Il est vrai que le législateur s'en est finalement tenu au taux de 4% (art. 558 al. 2 CO). Mais il a réservé l'autonomie de la volonté: le contrat peut en disposer autrement (loc. cit.).
a) Contrairement à l'opinion de la recourante, il faut se placer au moment déterminant pour le calcul du dommage résultant de la perte de soutien, soit au jour du décès du soutien (RO 84 II 302, 90 II 84), pour évaluer la déduction à opérer, le cas échéant, en raison de la possibilité qu'a la personne soutenue de se remarier. Il serait contradictoire de partir du jour du décès pour le calcul de l'indemnité due en raison de la perte de soutien et du jour du jugement pour apprécier les chances de remariage de la personne assistée; il peut en effet s'écouler des années, comme enl'espèce, entre ces deux moments. La détermination de tous les facteurs qui entrent en ligne de compte pour fixer l'indemnité pour perte de soutien doit se faire au même moment, sous peine d'opérer avec des éléments d'évaluation qui ne concordent pas.
b) La réduction de l'indemnité pour perte de soutien à l'effet de tenir compte d'un remariage éventuel doit se fonder sur la possibilité réelle de convoler; elle se justifie au surplus dans la mesure seulement où le nouveau mariage améliorerait sensiblement la situation de la veuve. L'appréciation de la possibilité d'un remariage dépend surtout des circonstances particulières, notamment l'âge, le caractère, la condition sociale, le milieu local, les attaches familiales, la santé, l'attrait physique et la

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situation économique de la femme en cause, et de sa volonté de se remarier. Les éléments à considérer sont constatés par le juge du fait. Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral ne modifie la décision attaquée que si elle repose sur des prémisses erronées ou si elle apparaît contraire à l'expérience de la vie (RO 91 II 224, 89 II 399 s., consid. 2).
La cour cantonale a pris en considération le fait que dame Faucherre est bien de sa personne, que son caractère est charmant, que ses enfants sont ou vont être à bref délai indépendants et que sa situation financière est bonne. Elle a estimé d'autre part qu'il n'y avait pas de raison de s'écarter du taux de 10% proposé pour une veuve de 39 ans par les tables de STAUFFER ET SCHAETZLE (Barwerttafeln, 2e éd., 1958, p. 14), qui sont fondées sur les statistiques de la Caisse nationale; ce taux, dit-elle, est relativement bas du fait que les femmes sur lesquelles portent ces statistiques hésitent à se remarier parce que, dans cette éventualité, leur droit à la rente s'éteint. Par là, la cour cantonale n'est nullement partie de prémisses erronées ni n'a méconnu l'expérience de la vie. Son jugement ne viole dès lors pas le droit fédéral, savoir les art. 27 et 36 LIE, ni l'art. 45 CO.