BGE 125 III 328 |
56. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile du 6 juillet 1999 dans la cause Patrick Devanthéry contre Jean-Pierre Niederhauser et consorts (recours en réforme) |
Regeste |
Das Urheberrecht an architektonischen Werken im Verhältnis zum Prinzip der sogenannten «freien Benützung» (Art. 3 Abs. 1 URG und Art. 11 Abs. 1 URG). |
Sachverhalt |
Georges Audeoud, Pierre-Adolphe Audeoud, Christiane Haemmerli, Camille Holenstein, Marguerite Meier et Mariette Pahud (ci-après: les maîtres) sont propriétaires des parcelles 1875, 1877, 1878 et 1890 de la commune de Chêne-Bougeries, situées en zone de villas. Ces parcelles, dont seule la première est bâtie, sont situées dans une boucle de l'Arve, au pied d'une colline constituant un site partiellement protégé doté d'une zone boisée. Désirant édifier un groupe de villas contiguës, les maîtres s'adressèrent au bureau d'architectes Devanthéry et Lamunière au début 1991. Selon un contrat signé au mois de mars 1992, les architectes furent chargés de l'»étude d'aménagement des parcelles concernées visant à la détermination des droits à bâtir et d'un morcellement dans le cadre d'un possible plan localisé de quartier (plq)». |
Les architectes proposèrent le 20 mars 1992 diverses variantes d'aménagements des parcelles dans une étude préliminaire. Les maîtres ayant choisi la variante A, le bureau d'architectes établit les plans et documents à l'appui d'une demande préalable d'autorisation de construire. Selon ce projet, il était prévu la construction de trois groupes de villas selon une orientation et une disposition dictées par la pente de la colline et l'allée d'arbres du chemin d'accès; chaque villa mitoyenne, dont le nombre était limité à 25, disposait non d'un jardin mais d'une loggia, et était surmontée d'un toit plat accessible recouvert de gazon; les façades des bâtiments étaient en outre conçues pour rendre compte de la spatialité interne des villas et des qualités du site. A la suite du préavis formulé par le Service des monuments et des sites, Patrick Devanthéry confectionna de nouveaux plans, qu'il déposa le 9 août 1993, dans lesquels les proportions entre les trois bâtiments étaient plus équilibrées. Sur la base de ce projet, une autorisation préalable de construire fut octroyée le 4 mars 1994.
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En novembre 1997, Devanthéry apprit que les maîtres avaient mandaté l'architecte Jean-Pierre Niederhauser pour déposer une demande définitive d'autorisation de construire. Selon Devanthéry, le projet de Niederhauser utilisait des éléments de l'autorisation préalable (implantation des bâtiments, volumétrie et dessertes) et dénaturait complètement le projet élaboré par les architectes Devanthéry et Lamunière, dès lors que le nombre des villas était porté à 32, que des jardins privés étaient aménagés pour chaque villa, que les toitures plates devenaient inaccessibles et recouvertes de gravier et que l'originalité dans la typologie des appartements était supprimée, les façades étant réduites au rôle d'élément décoratif banal.
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B.- Le 2 mai 1998, Patrick Devanthéry ouvrit action devant la Cour de justice du canton de Genève contre les maîtres et Jean-Pierre Niederhauser. Invoquant une violation de son droit d'auteur, il demandait notamment qu'il soit fait interdiction aux défendeurs d'utiliser les travaux qu'il avait effectués pour leur compte - singulièrement le projet qui avait obtenu l'autorisation préalable de construire - en les dénaturant de quelque manière que ce soit et qu'il soit interdit aux défendeurs de poursuivre la réalisation du projet de construction soumis à autorisation définitive. |
Les défendeurs s'opposèrent à la demande. Ils firent valoir en bref qu'après le dépôt d'un premier projet, qui ne dénaturait nullement celui des architectes Devanthéry et Lamunière, Jean-Pierre Niederhauser avait dû sur demande de l'autorité administrative en déposer un second, le 31 octobre 1998, en raison d'un préavis négatif de la commune de Chêne-Bougeries, et que ce dernier projet, entièrement nouveau et portant sur 24 villas, se démarquait entièrement de celui élaboré par Patrick Devanthéry et Inès Lamunière.
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Par arrêt du 11 décembre 1998, la Cour de justice débouta le demandeur de toutes ses conclusions.
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C.- Parallèlement à un recours de droit public qui a été rejeté dans la mesure de sa recevabilité par arrêt de ce jour, Devanthéry exerce un recours en réforme au Tribunal fédéral. Principalement, il requiert l'annulation de l'arrêt précité, la cause étant renvoyée à la cour cantonale pour qu'elle instruise le dossier et prononce une nouvelle décision. Subsidiairement, il conclut à ce qu'il soit fait interdiction aux maîtres d'utiliser les travaux qu'il a effectués pour leur compte, en particulier le projet qui a obtenu une autorisation préalable de construire le 4 mars 1994, en les dénaturant de quelque manière que ce soit, notamment en modifiant la typologie des appartements, les façades, les loggias et les toitures, ou tout autre élément caractéristique; le recourant demande en conséquence qu'il soit interdit aux intimés de poursuivre la réalisation du projet de construction soumis à autorisation définitive et que les défendeurs soient condamnés à lui verser 20 000 fr. à titre de réparation morale; enfin, le recourant requiert d'être autorisé à publier, aux frais des intimés, le dispositif de l'arrêt que rendra le Tribunal fédéral dans la Feuille d'avis officielle du canton de Genève et dans la revue spécialisée «IAS».
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Les intimés proposent le rejet du recours dans la mesure où il est recevable et la confirmation de l'arrêt attaqué.
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Le Tribunal fédéral a rejeté le recours et confirmé l'arrêt attaqué.
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Extrait des considérants: |
4. b) Les oeuvres ayant un contenu scientifique ou technique bénéficient de la protection du droit d'auteur, de même que les oeuvres d'architecture (art. 2 al. 2 let. d et e de la loi fédérale sur le droit d'auteur et les droits voisins [LDA; RS 231.1]). Les plans et les maquettes qui constituent l'expression d'une oeuvre architecturale protégée sous une forme graphique jouissent de la protection du droit d'auteur, indépendamment du fait que la construction ait été réalisée ou non (IVAN CHERPILLOD/FRANÇOIS DESSEMONTET, Les droits d'auteur, in: Le droit de l'architecte, 3e éd., n. 1351 p. 414; KAMEN TROLLER, Manuel du droit suisse des biens immatériels, tome I, 2e éd., n. 2.5 p. 282; MARTIN J. LUTZ, Das Urheberrecht des Architekten, in: Baurechtstagung 1995, vol. 2, p. 32/33). Selon la jurisprudence (ATF 120 II 65 consid. 6a), le caractère d'oeuvre protégeable peut s'attacher à un groupe de bâtiments qui constituent une unité d'un point de vue fonctionnel, esthétique ou urbanistique. Le droit d'auteur protège l'expression concrète de l'oeuvre, qui ne contient pas uniquement des éléments relevant du domaine public mais qui dans son ensemble apparaît comme le résultat d'une création intellectuelle à caractère personnel ou l'expression d'une nouvelle idée originale. L'individualité ou l'originalité caractérisent l'oeuvre protégée en droit d'auteur. Il ne convient pas de mesurer l'individualité ou l'originalité de chaque création à la même aune; au contraire, la liberté de manoeuvre du créateur doit entrer en ligne de compte. Lorsque cette liberté est restreinte, une activité indépendante réduite suffira à fonder la protection; il en va notamment ainsi pour les oeuvres d'architecture en raison de leur usage pratique et des contraintes techniques qu'elles doivent respecter (cf. également DENIS BARRELET/WILLI EGLOFF, Le nouveau droit d'auteur, Commentaire de la loi fédérale sur le droit d'auteur et les droits voisins, n. 8 ad art. 2 LDA, p. 10). Aussi, pour obtenir la protection du droit d'auteur, l'architecte ne doit-il pas créer quelque chose d'absolument nouveau, mais il peut se contenter d'une création qui est seulement relativement et partiellement nouvelle. La LDA n'accorde toutefois pas sa protection à l'architecte lorsqu'il procède à un simple apport artisanal par la combinaison et la modification de formes et de lignes connues ou lorsqu'il n'y a pas place pour une création individuelle dans les circonstances de l'espèce. |
c) Il est incontestable que les plans déposés par le demandeur le 9 août 1993, qui ont permis aux maîtres d'obtenir l'autorisation préalable de construire, constituent une oeuvre protégée au sens de l'art. 2 LDA. Il en découle trois cas de figure.
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Si le défendeur Niederhauser, lequel a repris le mandat d'architecte qui avait été confié au recourant en mars 1992, a simplement réutilisé ou recopié les plans du demandeur pour élaborer son projet d'octobre 1998, il a transgressé l'art. 10 LDA et doit répondre d'un plagiat, à l'instar des autres défendeurs (art. 50 al. 1 CO). |
Si l'architecte précité, sur la base du projet du demandeur, a créé, par des modifications sur le plan qualitatif, une oeuvre nouvelle à travers laquelle transparaît néanmoins l'oeuvre première, il a alors conçu une oeuvre dérivée (dite aussi oeuvre de seconde main) telle que l'entend l'art. 3 LDA (cf. sur cette notion: BARRELET/EGLOFF, op.cit., n. 1 ss ad art. 3 LDA, p. 18/19; KAMEN TROLLER, Manuel du droit suisse des biens immatériels, op.cit., tome I, n. 3.4, p. 258; ROLAND VON BÜREN, Der Werkbegriff, in: Schweizerisches Immaterialgüter- und Wettbewerbsrecht, vol. II/1, n. 4.1, p. 119 s). Or l'auteur a le droit à l'intégrité de l'oeuvre, autrement dit le droit exclusif de décider si, quand et de quelle manière l'oeuvre peut être modifiée, par exemple pour créer une oeuvre dérivée (art. 11 al. 1 let. b LDA). Partant, l'architecte Niederhauser, faute d'avoir obtenu l'accord du demandeur, titulaire des droits sur l'oeuvre première, aurait dans cette hypothèse également violé le droit d'auteur du recourant (cf. art. 3 al. 4 LDA), en concours avec les intimés nos 2 à 7.
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Si l'architecte intimé s'est contenté de s'inspirer du projet créé par le demandeur et que ses emprunts à l'oeuvre préexistante sont si modestes qu'ils s'effacent devant l'individualité de sa nouvelle oeuvre, c'est-à-dire si les éléments individuels de l'oeuvre du demandeur qui ont été repris passent à l'arrière-plan de la création dudit défendeur, il y a alors «libre utilisation» (freie Benutzung), laquelle ne porte pas atteinte aux droits d'utilisation de l'oeuvre préexistante (BARRELET/EGLOFF, op.cit., n. 5 ad art. 3 LDA, p. 19, et n. 12 ad art. 11 LDA, p. 59/60; CHERPILLOD/DESSEMONTET, op.cit., n. 1343, p. 411; KAMEN TROLLER, op.cit., tome I, n. 3.4.1, p. 259; IVAN CHERPILLOD, Schranken des Urheberrechts, in: Schweizerisches Immaterialgüter- und Wettbewerbsrecht, vol. II/1, no 11, p. 277 ss; ROLAND VON BÜREN, op.cit., n. 4.2, p. 121 s; ANNE-VIRGINIE GAIDE, La protection des personnages fictifs par le droit d'auteur, thèse Lausanne 1998, p. 195 ss; contra: FRANÇOIS DESSEMONTET, Inhalt des Urheberrechts, in: Schweizerisches Immaterialgüter- und Wettbewerbsrecht, vol. II/1, n. 4.3 p. 197 ss, spéc. p. 199; ancien droit: cf. ATF 85 II 120 consid. 8 p. 129 qui déclarait la «libre utilisation» un principe non écrit du droit suisse). Le notion de «libre utilisation» doit cependant être interprétée restrictivement (IVAN CHERPILLOD, Schranken des Urheberrechts, ibidem, spéc. p. 279).
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d) aa) Relève du fait la question de savoir comment une oeuvre se différencie d'une autre création. C'est en revanche une question de droit que de juger si la notion juridique de l'oeuvre a été correctement appliquée et de dire si, au vu des faits retenus, une nouvelle oeuvre a été créée (ATF 100 II 167 consid. 4; ATF 56 II 413 consid. 2 p. 418; CHERPILLOD/DESSEMONTET, op.cit., n. 1348, p. 413). |
bb) En l'espèce, il résulte de l'état de fait souverain (art. 63 al. 2 OJ) que les concordances entre le projet du demandeur et celui de l'architecte intimé se résument dans l'implantation de villas (25 au maximum selon les plans du recourant, 24 selon le plan déposé le 31 octobre 1998) dans trois corps de bâtiments. Ainsi, quand bien même la disposition des immeubles était imposée par la pente de la colline au pied de laquelle il était prévu de les construire, ce qui signifiait que l'architecte avait une marge de manoeuvre réduite, leur emplacement n'est plus le même dans le projet de l'architecte Niederhauser. Le premier projet se caractérisait notamment par le fait que chaque villa mitoyenne disposait d'une loggia et était dotée d'un toit plat accessible et recouvert de gazon. Or, selon les plans de l'intimé en cause, chaque villa dispose d'un jardinet et d'une toiture, certes toujours plate, mais recouverte de gravier et rendue inaccessible. Enfin, si dans le projet initial, les façades devaient refléter la spatialité interne des villas et les qualités du site, celles conçues dans le projet d'octobre 1998 ont perdu ces particularités. Il suit de là que si Niederhauser s'est inspiré des plans du demandeur, il les a modifiés de manière substantielle au point que les traits empruntés de l'oeuvre utilisée (trois groupes de bâtiments à toit plat) - dont l'individualité est au reste faible - ont passé entièrement à l'arrière-plan de sa propre création. Il convient donc d'admettre que l'architecte défendeur a utilisé librement l'oeuvre du demandeur, sans violer le droit d'auteur de ce dernier.
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Quoi qu'en pense le recourant, les constatations de l'arrêt entrepris étaient donc suffisantes pour examiner le grief susmentionné, de sorte qu'un renvoi à l'autorité cantonale au sens de l'art. 64 al. 1 OJ ne saurait entrer en considération.
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