Urteilskopf
126 IV 230
37. Extrait de l'arrêt de la Cour de cassation pénale du 23 août 2000 dans la cause Procureur général du canton de Genève c. A. (pourvoi en nullité)
Regeste
Art. 261bis StGB; Öffentlichkeit eines Verhaltens.
Öffentlichkeit im Sinne von Art. 261bis Abs. 4 StGB verneint im Falle eines Buchhändlers, der ein den Holocaust leugnendes Buch in beschränkter Anzahl (weniger als zehn Exemplare) an einem für die Kunden nicht einsehbaren Ort aufbewahrt, hiefür keinerlei Werbung macht und es nur auf Verlangen verkauft (E. 2b).
A.- Par jugement du 23 février 1998, le Tribunal de police du canton de Genève a condamné A., pour discrimination raciale (art. 261bis al. 4 seconde partie CP), à 1'000 francs d'amende avec délai de radiation de deux ans. Le tribunal a par ailleurs réservé les droits des parties civiles, soit la LICRA, O. et C., conformément aux conclusions prises par ces derniers.
B.- Par arrêt du 13 avril 2000, la Chambre pénale de la Cour de justice genevoise a admis l'appel d'A. contre ce jugement et l'a libéré du chef d'accusation de discrimination raciale. En outre, elle a dénié la qualité de partie civile à la LICRA, à O. et à C.
Il en ressort notamment les éléments suivants:
a) Au début 1996, Roger Garaudy a publié à Paris, à compte d'auteur, un ouvrage intitulé "Les mythes fondateurs de la politique israélienne". Sous le prétexte d'un combat intellectuel contre l'intégrisme sioniste, l'auteur a consacré une partie essentielle du livre à un soutien systématique, bien que non avoué, des thèses révisionnistes et négationnistes relatives à la politique du troisième Reich à l'égard des Juifs. Dans deux chapitres en particulier ("Le mythe de la justice de Nuremberg" et "Le mythe des six millions [L'Holocauste]"), Roger Garaudy s'est employé à réfuter l'importance du nombre de Juifs victimes du nazisme, à contester qu'Hitler et les dirigeants nazis aient eu la volonté d'exterminer le peuple juif, à nier l'existence des chambres à gaz et à démontrer que l'Holocauste ne serait en réalité qu'une création du "Shoah business" et une fiction imposée par l'intérêt des leaders sionistes, avec la complicité des pays qui, au cours de la seconde guerre mondiale, se sont alliés contre l'Allemagne.
En mars 1996, des poursuites judiciaires ont été engagées en France contre Roger Garaudy, qui a été inculpé en avril 1996 de "contestation de crimes contre l'humanité" et de "diffamation publique envers un groupe de personnes", en l'espèce la communauté juive, avant d'être reconnu coupable de ces deux infractions le 27 février 1998 et condamné à des peines d'amende.
b) A. est propriétaire de la librairie à l'enseigne "H." depuis avril 1996. Auparavant et depuis plusieurs années, il y travaillait en qualité d'assistant.
Entendu par la police en décembre 1996, A. a déclaré avoir commandé à deux reprises le livre de Roger Garaudy, au mois d'avril ou de mai 1996, ce qui représentait au total moins de dix exemplaires. Lors de l'audience de jugement, il a précisé n'avoir en réalité passé qu'une seule commande de cinq exemplaires auprès du diffuseur suisse de l'ouvrage, conformément à une facture du 2 mai qu'il a produite. Selon lui, la présence d'exemplaires avant cette date serait le fait du précédent propriétaire de la librairie "H."
A. a relevé que quelques exemplaires se trouvaient dans les rayons en avril 1996, précisant toutefois qu'ils n'avaient jamais été présentés en vitrine. Il a affirmé avoir retiré tous les exemplaires des rayons en mai 1996, lorsqu'il avait eu connaissance, par les journaux et des amis, de la polémique existant au sujet du texte de Garaudy, soit celle ayant trait à la question de savoir si le livre était négationniste ou antisioniste. Il a aussi indiqué ne pas l'avoir lu à l'époque, mais s'être rendu compte qu'il s'agissait d'un ouvrage délicat, raison pour laquelle il avait rangé dans un tiroir les exemplaires qui lui restaient et ne les avait ensuite vendus qu'à la requête de clients adultes.
Le témoin E. a exposé s'être rendue à la librairie le 16 août 1996 avec l'un de ses amis d'origine palestinienne, qui connaissait A.; ceux-ci ont parlé en arabe, langue que ne comprend pas E.; A. a sorti le livre de Roger Garaudy d'un meuble; E. a ressenti ce geste ainsi que les déclarations du libraire, selon lesquelles il ne fallait pas croire tout ce qu'il y a dans les médias, comme un soutien aux thèses développées dans le livre. Le 26 septembre 1996, l'huissier judiciaire D., mandaté par la LICRA, s'est rendu à la librairie et y a acquis sans difficulté le livre; il n'a pas pu préciser s'il était en exposition sur un rayon ou s'il se trouvait dans un tiroir, une vendeuse le lui ayant apporté une ou deux minutes après qu'il l'eut demandé; c'est notamment sur la base du constat effectué par cet huissier que la LICRA a dénoncé les faits au Procureur général en novembre 1996. Vers le début décembre 1996, l'inspectrice de police F. s'est rendue à la librairie en se présentant comme une simple cliente; une vendeuse lui a indiqué qu'il y avait un problème, qu'elle ne pouvait mettre en vente le livre de Roger Garaudy, mais que, si elle était intéressée, elle pouvait le vendre quand même; la vendeuse a alors sorti le livre d'un tiroir et l'inspectrice s'est légitimée.
A. a été décrit comme une personne ouverte sur le monde et convaincue de la paix entre les peuples. Sa librairie est connue en raison de sa spécialisation dans le monde arabe. Il n'a jamais émis
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de propos racistes ou antisémites. Diverses personnes ont signé une pétition en sa faveur, en faisant part de leur incompréhension quant au fait qu'il puisse être accusé de discrimination raciale.
C.- Le Procureur général du canton de Genève se pourvoit en nullité au Tribunal fédéral contre cet arrêt. Invoquant une violation de l'
art. 261bis CP, il conclut à l'annulation de la décision attaquée.
Le Tribunal fédéral rejette le pourvoi en nullité.
Considérant en droit:
2. Le Procureur général invoque une violation de l'
art. 261bis CP.
a) La Chambre pénale a observé que le contenu du livre de Roger Garaudy contestant la réalité du génocide juif tombait sous le coup de l'art. 261bis al. 4 seconde partie CP, ce que d'ailleurs personne ne contestait. Pour la période où l'intimé avait vendu quelques exemplaires du livre avant que les médias n'attirent l'attention du public sur son caractère négationniste, elle a libéré celui-ci de l'infraction pour le motif que l'élément subjectif n'était pas réalisé, l'intimé n'ayant alors pas conscience du véritable caractère du texte de Roger Garaudy. Le Procureur général ne discute pas ce point, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'y revenir.
Pour la période postérieure à l'annonce par les médias du caractère négationniste du livre, l'intimé, conscient de la situation, a retiré les exemplaires des rayonnages, les a placés dans un tiroir et ne les vendait qu'à la demande des clients. La Chambre pénale l'a libéré de l'infraction pour le motif qu'il n'avait pas agi publiquement. C'est en particulier cet aspect que le Procureur général remet en cause dans son pourvoi.
b) aa) L'exigence du caractère public ne se retrouve pas seulement à l'art. 261bis al. 1 à 4 CP, mais dans l'énoncé légal de toute une série de dispositions du Code pénal. Cela est par exemple le cas de l'
art. 259 CP ("provocation publique au crime ou à la violence"), de l'
art. 260 al. 1 CP ("émeute"), de l'
art. 261 al. 1 CP ("atteinte à la liberté de croyance et des cultes"), de l'
art. 262 ch. 1 al. 3 CP ("atteinte à la paix des morts"), ou encore de l'
art. 152 al. 2 CP ("faux renseignements sur des entreprises commerciales"), de l'
art. 197 ch. 2 al. 1 CP ("pornographie"), de l'
art. 276 ch. 1 al. 1 CP ("atteintes à la sécurité militaire. Provocation et incitation à la violation des devoirs militaires"), de l'
art. 296 CP ("outrages aux Etats étrangers") et de l'
art. 297 CP ("outrages à des institutions interétatiques"). Selon
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la conception générale, est considéré comme public ce qui est adressé à un nombre indéterminé de personnes ou ce qui s'adresse à un grand cercle de destinataires (
ATF 126 IV 176 consid. 2b, p. 177/178;
ATF 123 IV 202 consid. 3d p. 208; TRECHSEL, Kurzkommentar, 2ème éd., Zurich 1997, art 259 no 3a; STRATENWERTH, Bes. Teil II, 4ème éd., Berne 1995, § 38 no 15; MARCEL ALEXANDER NIGGLI, Discrimination raciale, Un commentaire au sujet de l'
art. 2-61bis CP et de l'art. 171c du code pénal militaire du 13 juin 1927 [CPM; RS 321.0], Zurich 2000, no 696 et 704).
bb) Le caractère public dépend des circonstances globales et doit être apprécié en fonction du sens et du but de la norme pénale en cause. Parmi les circonstances pertinentes figurent d'une part l'endroit où les propos incriminés sont tenus et, d'autre part, le nombre de destinataires ainsi que les liens que l'auteur entretient avec eux. Ainsi, les propos tenus dans un lieu où ils peuvent être perçus par un nombre indéterminé de personnes peuvent aussi être publics, même si concrètement ils ne sont portés qu'à la connaissance de deux personnes. Par contre, cela ne saurait être le cas si les propos sont émis dans un cercle fermé, même s'il comprend vingt personnes par exemple (
ATF 126 IV 176 consid. 2c).
cc) Selon la jurisprudence, est publique la provocation au crime ou à la violence réalisée par le collage d'une affiche sur un panneau de signalisation en ville de Zurich (
ATF 111 IV 151). Est public l'envoi de 432 lettres, donc à un grand cercle de destinataires (
ATF 123 IV 202 consid. 4c p. 210), de même que l'envoi d'un document à une cinquantaine de personnes (
ATF 126 IV 20 consid. 1d p. 25/26). En revanche, n'est pas public l'envoi d'un livre à sept personnes même si l'expéditeur n'a aucun contrôle sur les destinataires et qu'il existe un risque que, via ceux-ci, le contenu incriminé de l'ouvrage se répande auprès d'un cercle plus large; le contrôle par l'expéditeur sur la diffusion ultérieure n'est pas le critère adéquat pour trancher entre ce qui est public et ce qui ne l'est pas; ce n'est pas le risque d'une large diffusion qu'il faut prendre en compte, mais il s'agit bien plus de savoir si ce risque s'est effectivement réalisé pour admettre que l'auteur a agi publiquement; le fait que le risque soit plus ou moins grand suivant que les propos sont adressés à des amis, de simples connaissances ou des étrangers n'a de rôle que dans l'appréciation de l'élément subjectif de l'infraction, plus le risque étant élevé, plus le dol éventuel pouvant le cas échéant être admis (
ATF 126 IV 176 consid. 2d et e).
dd) En l'espèce, l'intimé, dont la Chambre pénale a noté qu'il n'avait aucune inimitié envers les Juifs, exploite une librairie spécialisée dans le monde arabe et le Moyen Orient. Même si les clients qui s'y rendent présentent en général un intérêt pour le domaine ainsi couvert, l'accès à la librairie n'est pas limité à un public bien défini qui serait sérieusement trié à l'entrée. Quiconque, qu'il soit poussé par un intérêt pour un sujet donné, par simple curiosité ou par le hasard, peut en être le client. La librairie est donc ouverte à un nombre indéterminé de personnes.
Pour la période ici litigieuse, les livres de Roger Garaudy étaient rangés dans un tiroir, donc soustraits à la vue des clients, et n'étaient vendus que sur demande expresse. Il n'a par ailleurs pas été constaté que, d'une manière ou d'une autre, l'intimé en aurait fait de la publicité. Dans ces conditions, il était exclu qu'un client pût y être confronté par hasard. Or, pour qu'une action - la vente d'un livre en l'occurrence - soit qualifiée de publique, elle doit pouvoir être perçue par un cercle indéterminé de personnes, ce qui est précisément le cas lorsque quelqu'un peut y être confronté par hasard (cf. NIGGLI, op.cit., no 704; REHBERG, Strafrecht IV, 2ème éd., Zurich 1996, p. 185). En outre, les exemplaires du livre en stock, que l'intimé avait d'ailleurs commandés avant de connaître leur caractère illicite, représentaient un nombre insuffisant, moins de dix, pour admettre qu'un grand cercle de destinataires était visé. Ainsi, la conjonction du fait qu'aucun visiteur de la librairie ne pouvait tomber sur le livre par hasard, de l'absence de toute réclame par l'intimé et du nombre restreint de livres disponibles amène à conclure qu'il n'a pas agi publiquement. Qu'il n'ait eu aucun contrôle sur les acheteurs et que, de ce fait, un risque accru ait existé que le livre se répandît vers un cercle plus large est sans pertinence pour déterminer s'il a agi publiquement. En effet, conformément à l'
ATF 126 IV 176, il importe uniquement de savoir si ce risque s'est concrètement réalisé. La Chambre pénale n'a pas constaté que les acheteurs auraient eux-mêmes diffusé largement le livre. On ne saurait donc retenir que l'intimé a agi publiquement au sens de l'
art. 261bis al. 4 CP. Sur ce point, le pourvoi est infondé.