Urteilskopf
138 IV 86
12. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour de droit public dans la cause A. et B. contre C., D. et Ministère public de l'Etat de Fribourg (recours en matière pénale)
1B_687/2011 / 1B_689/2011 du 27 mars 2012
Regeste
Art. 81 Abs. 1 lit. a und b Ziff. 5 BGG; Berechtigung zur Beschwerde gegen die Einstellung eines Strafverfahrens;
Art. 319 StPO; Grundsatz "in dubio pro duriore".
Beschwerdebefugnis, wenn im Verlauf eines polizeilichen Einsatzes ein Todesfall eintritt (E. 3).
Tragweite des Grundsatzes "in dubio pro duriore" (E. 4.1 und 4.2). Insbesondere aufgrund der zahlreichen verbleibenden Tat- und Rechtsfragen durfte das Strafverfahren nicht eingestellt werden (E. 4.3).
A. Le 17 avril 2010, B. et plusieurs comparses ont cambriolé un garage à Lyss et volé trois voitures. B. conduisait, E. étant sur le siège passager. Les véhicules ont été poursuivis par la police. Deux d'entre eux ont été abandonnés et leurs occupants ont pris la fuite. B. et E. ont continué à circuler à grande vitesse sur l'autoroute A1 en direction de Payerne. Une patrouille de la gendarmerie vaudoise composée de C. et D. se trouvait à Payerne. Ayant entendu un appel de leurs collègues fribourgeois, ils décidèrent d'installer un barrage dans le tunnel routier de Sévaz après l'avoir fermé à la circulation. La voiture de police, feux bleus allumés, fut installée à cheval entre la bande d'arrêt d'urgence et la voie de droite; une herse fut posée sur la voie de gauche. C. se posta devant la voiture de police, muni d'un pistolet mitrailleur. A l'arrivée du véhicule volé, il tira plusieurs coups de feu en
BGE 138 IV 86 S. 87
visant la partie inférieure de la calandre. Le premier coup (tiré d'une distance d'environ 38 m) traversa le bas du pare-brise et atteignit mortellement E. Le véhicule passa sur la herse et s'immobilisa peu après. Des projectiles, douilles et impacts ont été retrouvés à l'avant, à la hauteur et à l'arrière du barrage.
B. Le 10 juin 2011, le Ministère public fribourgeois a classé la plainte formée contre C. notamment par A. (frère jumeau de E.), ainsi que la plainte formée par B. pour meurtre, homicide par négligence ou mise en danger de la vie d'autrui. Il a refusé d'entrer en matière sur la plainte pour complicité dirigée contre D. Il a considéré que le barrage avait été correctement installé et que l'usage de l'arme à feu était justifié et proportionné.
C. Par arrêt du 27 octobre 2011, la Chambre pénale du Tribunal cantonal fribourgeois a confirmé cette décision, sur recours de A. et de B. L'agent avait visé le bas du véhicule et rien ne permettait de retenir une intention de tuer. Tireur entraîné, il ne disposait que de peu de temps pour prendre sa décision et devait éviter de tirer trop bas en raison des risques de ricochets. L'installation d'un barrage dans un tunnel n'était pas contraire aux directives et la position de l'agent, devant le véhicule de police, était correcte. La cour cantonale a confirmé l'état de légitime défense: il semblait que le véhicule circulait "presqu'entièrement" sur la voie de droite peu avant de parvenir au barrage et ne s'était déporté à gauche qu'à l'approche de la herse, de sorte que l'agent pouvait se croire en danger de mort.
D. A. et B. ont chacun formé un recours en matière pénale contre cet arrêt, concluant en substance à son annulation et au renvoi de C. en jugement.
Le Tribunal fédéral a admis les recours et renvoyé la cause au Ministère public fribourgeois afin qu'il engage l'accusation devant le tribunal compétent après avoir le cas échéant complété l'instruction.
(résumé)
Extrait des considérants:
3. Selon l'art. 81 al. 1 let. a et b ch. 5 LTF, la partie plaignante qui a participé à la procédure de dernière instance cantonale est habilitée à recourir au Tribunal fédéral si la décision attaquée peut avoir des effets sur le jugement de ses prétentions civiles. Constituent de telles prétentions celles qui sont fondées sur le droit civil et doivent en conséquence être déduites ordinairement devant les tribunaux civils. Il s'agit
BGE 138 IV 86 S. 88
principalement des prétentions en réparation du dommage et du tort moral au sens des
art. 41 ss CO. Selon l'
art. 42 al. 1 LTF, il incombe notamment au recourant d'alléguer les faits qu'il considère comme propres à fonder sa qualité pour recourir (cf.
ATF 133 II 353 consid. 1 p. 356,
ATF 133 II 249 consid. 1.1 p. 251). Lorsque, comme en l'espèce, le recours est dirigé contre une décision de classement, il n'est pas nécessaire que la partie plaignante ait déjà pris des conclusions civiles (
ATF 137 IV 246 consid. 1.3.1). En revanche, elle doit expliquer dans son mémoire quelles prétentions civiles elle entend faire valoir contre l'intimé à moins que, compte tenu notamment de la nature de l'infraction alléguée, l'on puisse le déduire directement et sans ambiguïté (
ATF 137 IV 219 consid. 2.4 p. 222 et les arrêts cités).
3.1 A. a participé à la procédure devant l'autorité précédente. Il admet que, s'agissant d'actes commis par un agent de l'Etat, il ne dispose pas de prétentions civiles au sens de l'art. 81 al. 1 let. b ch. 5 LTF. Il estime toutefois qu'en application des
art. 10 al. 3 Cst., 7 Pacte ONU II (RS 0.103.2), 2 et 3 CEDH et 13 de la Convention des Nations Unies du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (RS 0.105), il devrait se voir reconnaître un droit de recours contre une décision de classement. Le recourant relève qu'en tant que frère jumeau de la victime, ayant fait ménage commun avec elle, sa qualité de proche serait incontestable.
3.1.1 Les
art. 10 al. 3 Cst. et 3 CEDH interdisent la torture, ainsi que les peines ou traitements inhumains ou dégradants. La Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants oblige notamment les Etats parties à se doter d'une loi réprimant les traitements prohibés et à instituer des tribunaux compétents pour appliquer cette loi. La première phrase de l'art. 13 de la Convention oblige les Etats parties à reconnaître aux personnes qui se prétendent victimes de traitements prohibés, d'une part, le droit de porter plainte et, d'autre part, un droit propre à une enquête prompte et impartiale devant aboutir, s'il y a lieu, à la condamnation pénale des responsables (
ATF 131 I 455 consid. 1.2.5 p. 462). La jurisprudence considère que la victime de traitements prohibés peut fonder son droit de recours sur les dispositions précitées (arrêts 6B_364/2011 du 24 octobre 2011 consid. 2.2; 6B_274/2009 du 16 février 2010 précité, consid. 3.1.2.1).
3.1.2 Ces exigences doivent valoir a fortiori lorsque l'intéressé est décédé des suites d'un traitement prétendument inapproprié: le droit à la vie, tel qu'il est garanti aux
art. 2 CEDH et 10 al. 1 Cst., implique
BGE 138 IV 86 S. 89
notamment une obligation positive pour les Etats parties de préserver la santé et la vie des personnes placées sous sa responsabilité (
ATF 136 IV 97 consid. 6.1.1). Ce droit nécessite manifestement une protection juridique accrue (
ATF 135 I 113 consid. 2.1 p. 117) en particulier lorsque le recours à la force par des agents de l'état a entraîné une mort d'homme (CourEDH, arrêt
McCann contre Royaume-Uni du 27 septembre 1995, Série A vol. 324).
3.1.3 En l'occurrence, il est établi que l'intervention des agents de police a eu pour conséquence le décès du passager du véhicule, atteint par un tir d'arme à feu. Il n'y a pas lieu, au stade de la recevabilité, d'examiner si les actes reprochés aux prévenus sont effectivement constitutifs de violations des dispositions précitées, s'ils procèdent d'un comportement intentionnel de la part des auteurs présumés et si l'auteur a agi de manière proportionnée et peut être mis au bénéfice de faits justificatifs. Ces questions font précisément l'objet de l'enquête pénale et ne sauraient être résolues au stade de la recevabilité.
3.1.4 Le recours 1B_687/2011 n'est pas formé par la victime, décédée après les évènements qui ont donné lieu à l'enquête pénale, mais par son frère jumeau. Celui-ci doit se voir reconnaître le droit d'obtenir la poursuite et la répression des auteurs d'éventuelles infractions. L'art. 14 de la Convention contre la torture prévoit expressément qu'en cas de mort de la victime résultant d'un traitement prohibé, les prétentions qui en découlent passent aux ayants cause de celle-ci. Il y a lieu d'admettre, à ce titre, la qualité pour agir du recourant.
3.2 Pour des motifs analogues, B. peut se voir reconnaître la qualité pour agir. Il se prétend en effet victime d'une infraction de mise en danger de la vie d'autrui (
art. 129 CP), plusieurs coups de feu ayant été tirés dans sa direction. Le Ministère public a admis dans sa décision que les conditions objectives d'une mise en danger étaient réalisées en tout cas pour le premier coup de feu, parvenu dans l'habitacle du véhicule. Le comportement de l'agent de police est dès lors susceptible de tomber sous le coup des art. 2, respectivement 3 CEDH, dispositions qui réglementent les recours à la force susceptibles d'aboutir à la mort d'une personne (CourEDH, arrêt
Giuliani et Gaggio contre Italie du 24 mars 2011, § 175 ss). Cela étant, les questions de savoir s'il y a intention et absence de scrupules, si l'intervention était proportionnée et si l'auteur pouvait se croire en état de légitime défense, doivent elles aussi demeurer indécises au stade de la recevabilité.
Il s'ensuit que le recours 1B_689/2011 est, lui aussi, recevable.
BGE 138 IV 86 S. 90
4. Invoquant le principe in "dubio pro duriore", les recourants se plaignent d'arbitraire dans l'appréciation des faits. A. estime que compte tenu de la vitesse du véhicule, il était impossible à l'agent d'ajuster ses coups de feu; l'argument concernant les risques de ricochet serait irrelevant, vu la munition utilisée. La cour cantonale aurait retenu l'existence d'un état de légitime défense en méconnaissant que le véhicule arrivait sur la voie de gauche et n'était donc pas menaçant et que l'agent aurait créé le danger en se positionnant au milieu de la route. Les recourants estiment aussi que les infractions commises (vol en bande et excès de vitesse) ne justifiaient pas le recours à l'arme. B. reproche pour sa part aux autorités cantonales de ne pas avoir élucidé la question de savoir si l'usage de l'arme, avant même que le véhicule ne passe sur la herse, était proportionné; l'existence d'un danger de mort n'aurait pas été démontrée, et l'agent se serait mis lui-même en danger en raison du dispositif installé à cet endroit.
4.1 Selon l'
art. 319 al. 1 CPP (RS 312.0), le ministère public ordonne le classement de tout ou partie de la procédure lorsqu'aucun soupçon justifiant une mise en accusation n'est établi (let. a), lorsque les éléments constitutifs d'une infraction ne sont pas réunis (let. b), lorsque des faits justificatifs empêchent de retenir une infraction contre le prévenu (let. c), lorsqu'il est établi que certaines conditions à l'ouverture de l'action pénale ne peuvent pas être remplies ou que des empêchements de procéder sont apparus (let. d) ou lorsqu'on peut renoncer à toute poursuite ou à toute sanction en vertu de dispositions légales (let. e). L'
art. 319 al. 2 CPP prévoit encore deux autres motifs de classement exceptionnels (intérêt de la victime ou consentement de celle-ci).
4.1.1 De manière générale, les motifs de classement sont ceux "qui déboucheraient à coup sûr ou du moins très probablement sur un acquittement ou une décision similaire de l'autorité de jugement" (Message du 21 décembre 2005 relatif à l'unification du droit de la procédure pénale, FF 2006 1255 ad art. 320). Un classement s'impose donc lorsqu'une condamnation paraît exclue avec une vraisemblance confinant à la certitude. La possibilité de classer la procédure ne saurait toutefois être limitée à ce seul cas. Une interprétation aussi restrictive imposerait un renvoi en jugement, même en présence d'une très faible probabilité de condamnation. Le principe "in dubio pro duriore" exige donc simplement qu'en cas de doute, la procédure se poursuive. Pratiquement, une mise en accusation s'impose lorsqu'une condamnation apparaît plus vraisemblable qu'un acquittement. En effet, en cas de
BGE 138 IV 86 S. 91
doute, ce n'est pas à l'autorité d'instruction ou d'accusation mais au juge matériellement compétent qu'il appartient de se prononcer. Au stade de la mise en accusation, le principe "in dubio pro reo", relatif à l'appréciation de preuves par l'autorité de jugement, ne s'applique donc pas. C'est au contraire la maxime "in dubio pro duriore" qui impose, en cas de doute, une mise en accusation. Ce principe vaut également pour l'autorité judiciaire chargée de l'examen d'une décision de classement (arrêt 6B_588/2007 du 11 avril 2008 consid. 3.2.3, in Pra 2008 n° 123).
4.1.2 Selon l'
art. 2 al. 1 CPP, la justice pénale est administrée uniquement par les autorités désignées par la loi. La compétence pour décider d'un classement total ou partiel appartient au ministère public (
art. 319 al. 1 CPP). Celui-ci dispose dans ce cadre d'un large pouvoir d'appréciation, et doit ainsi se demander si une condamnation semble plus vraisemblable qu'un acquittement. Cette question est particulièrement délicate lorsque les probabilités d'un acquittement et d'une condamnation apparaissent équivalentes. Dans de tels cas, pour autant qu'une ordonnance pénale n'entre pas en considération (
art. 352 al. 1 CPP), le ministère public est en principe tenu de mettre le prévenu en accusation, en application de l'
art. 324 CPP, ce d'autant plus lorsque les infractions sont graves (cf.
ATF 137 IV 285 s'agissant d'une ordonnance de non-entrée en matière). L'absence de précédents dans l'application du droit pénal matériel peut également constituer un motif de mise en accusation.
4.2 Ainsi entendu, le principe "in dubio pro duriore" ne figure pas expressément dans le CPP actuel. Il se déduit toutefois du principe de la légalité (
art. 5 al. 1 Cst. en relation avec l'
art. 319 al. 1 let. a et b CPP). Dans ce cadre, les motifs de classement prévus par la loi étant de nature très différente, l'application du principe "in dubio pro duriore" exige, de la part du ministère public et des instances de recours, une appréciation différenciée en fonction du cas d'espèce, tenant compte des intérêts variables qui peuvent se trouver en présence.
4.3 En l'occurrence, la cour cantonale a retenu que le véhicule circulait à grande vitesse et que l'agent de police intimé s'était légitimement senti menacé. Elle a estimé que le véhicule arrivait en empiétant largement sur la voie de droite, mais il s'agit d'un fait qui ne saurait être considéré comme définitivement établi à ce stade puisque le véhicule a finalement franchi le barrage sur la voie de gauche. D. ainsi que le conducteur de la voiture ont quant à eux affirmé que celle-ci
BGE 138 IV 86 S. 92
circulait sur la voie de gauche. Sur ce point, l'arrêt cantonal retient implicitement, dans le doute, la version la plus favorable au prévenu. Or, au stade du classement, une telle application du principe "in dubio pro reo" ne se justifie pas (
ATF 137 IV 215 consid. 7.3 p. 227). La cause soulève de nombreuses questions de fait (en particulier la vitesse et la trajectoire exactes du véhicule, le nombre et la direction des tirs) et de droit (notamment la question de la légitime défense et de la proportionnalité de l'intervention).
Il n'est dès lors pas possible à ce stade de retenir qu'il n'existe aucun soupçon justifiant une mise en accusation (art. 319 al. 1 let. a CPP), ou que les éléments constitutifs d'une infraction ne seraient manifestement pas réunis (art. 319 al. 1 let. b CPP). Compte tenu de la gravité des faits et du droit des recourants à une enquête effective et, le cas échéant, à une procédure judiciaire, la décision de classement doit être annulée. Sous réserve des compléments d'instruction à effectuer, un renvoi en jugement s'impose au sens de l'art. 324 CPP.