BGer 1A.98/2000
 
BGer 1A.98/2000 vom 08.03.2001
[AZA 0/2]
1A.98/2000
Ie COUR DE DROIT PUBLIC
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8 mars 2001
Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Vice-président du Tribunal fédéral, Aeschlimann et Favre.
Greffier: M. Jomini.
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Statuant sur le recours de droit administratif
formé par
la société anonyme A.________ ainsi que B.________, tous deux représentés par Me Valérie Schweingruber, avocate à La Chaux-de-Fonds,
contre
l'arrêt rendu le 9 février 2000 par le Tribunal administratif de la République et canton de Neuchâtel, dans la cause qui oppose les recourants à l'Etat de Neuchâtel, représenté par son Conseil d'Etat;
(expropriation matérielle)
Vu les pièces du dossier d'où ressortent
les faits suivants:
A.- La société anonyme A.________ et B.________ sont propriétaires en main commune depuis 1990 de la parcelle n° 14212 du cadastre de La Chaux-de-Fonds, un pâturage d'une surface de 24'494 m2 (étant précisé qu'un troisième coacquéreur de cet immeuble a cédé sa part de propriété commune aux deux premiers en 1994). Ce terrain appartenait auparavant à R.________, qui avait accordé en 1984 un droit d'emption à quatre personnes, dont B.________ et un administrateur de A.________; ces personnes avaient constitué en 1983 la société simple dénommée "X.________" en vue d'une promotion immobilière à cet endroit.
B.- Le 14 février 1966, le Grand Conseil de la République et canton de Neuchâtel a adopté le Décret concernant la protection des sites naturels du canton (ci-après: le Décret), qui comporte un plan délimitant différentes zones dans chaque site. Le secteur où se trouve le terrain précité - les alentours du Chalet Heimelig - fait partie d'un de ces sites naturels, classé soit en zone de crêtes et de forêts, en principe inconstructible (art. 2 du Décret; zone teintée en jaune sur le plan), soit en zone de constructions basses, destinée à de petits bâtiments, dont la surface au sol ne doit pas dépasser 100 m2 et dont la hauteur au faîte est limitée à 7,5 m (art. 3 al. 1 du Décret; zone teintée en rouge).
La parcelle n° 14212 est dans le périmètre de la zone de constructions basses.
Le Grand Conseil a adopté le 27 juin 1988 une loi révisant le Décret, modifiant notamment l'art. 3 et la définition de la zone de constructions basses. Celle-ci est désormais qualifiée de zone d'urbanisation au sens de la loi cantonale sur l'aménagement du territoire, et la destination des bâtiments pouvant y être construits est précisée (résidences secondaires ou logements de vacances, toujours avec une hauteur limitée à 7,5 m). Aux termes du ch. 1 des dispositions transitoires et finales à cette modification du Décret, les zones de constructions basses doivent être adaptées à la législation sur l'aménagement du territoire dans un délai de cinq ans et, dans l'intervalle, elles constituent des zones réservées. Par un arrêté du 17 juin 1993, le Département cantonal de la gestion du territoire a prolongé de trois ans la durée des zones réservées pour certaines zones de constructions basses, dont celle du Chalet Heimelig à La Chaux-de-Fonds.
Le Conseil d'Etat a pris le 12 avril 1995 un arrêté modifiant le périmètre de la zone de constructions basses au Chalet Heimelig. Ce régime ne s'applique plus désormais qu'à quelques parcelles déjà bâties et le solde, dont fait partie la parcelle n° 14212, est transféré dans la zone de crêtes et de forêts. A.________ ainsi que B.________ ont alors formé opposition en demandant que leur terrain demeure constructible.
Le Conseil d'Etat a levé cette opposition par une décision rendue le 6 décembre 1995.
C.- Le 3 avril 1997, A.________ ainsi que B.________ ont adressé à la Commission cantonale d'estimation en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique (ci-après: la Commission d'estimation) une demande tendant au paiement, par l'Etat de Neuchâtel, d'une indemnité de 864'472. 05 fr. pour expropriation matérielle, à la suite du changement d'affectation de leur parcelle n° 14212. L'indemnité correspond, selon les demandeurs, à la diminution de valeur du terrain ainsi qu'au montant des investissements faits par la société simple "X.________" en vue de la construction d'un quartier de maisons individuelles (chalets).
La Commission d'estimation a statué le 15 avril 1999 en rejetant les conclusions des demandeurs. Se référant à la jurisprudence fédérale relative à l'expropriation matérielle, elle a considéré que les conditions de fond n'étaient pas remplies pour l'octroi d'une indemnité.
Les demandeurs ont recouru contre ce prononcé auprès du Tribunal administratif cantonal, en faisant valoir les mêmes prétentions. Le Tribunal administratif a rejeté le recours par un arrêt rendu le 9 février 2000.
D.- Agissant par la voie du recours de droit administratif, A.________ ainsi que B.________ demandent au Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt rendu par le Tribunal administratif et de condamner l'Etat de Neuchâtel à leur allouer une indemnité d'expropriation matérielle de 864'472. 05 fr.
avec intérêts à 5 % l'an dès le 1er juillet 1996; subsidiairement, ils concluent au renvoi de l'affaire au Tribunal administratif, pour nouvelle décision. Ils se plaignent d'une violation des normes du droit fédéral sur l'indemnisation des propriétaires fonciers en cas de refus de classement d'un bien-fonds dans la zone à bâtir.
Le Conseil d'Etat conclut au rejet du recours.
Le Tribunal administratif propose également le rejet du recours.
Interpellé, l'Office fédéral de l'aménagement du territoire a renoncé à se déterminer.
Considérant en droit :
1.- Aux termes de l'art. 34 al. 1 de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire (LAT, RS 700), le recours de droit administratif au Tribunal fédéral (art. 97 ss OJ) est recevable contre les décisions prises par l'autorité cantonale de dernière instance sur des indemnisations résultant de restrictions apportées au droit de propriété. Cette disposition vise en particulier les jugements sur des demandes d'indemnité pour expropriation matérielle, ou en d'autres termes pour une restriction de la propriété équivalant à une expropriation (cf. art. 5 al. 2 LAT, art. 26 al. 2 Cst. , art. 22ter al. 3 aCst.).
Les recourants, dont les prétentions à une indemnité d'expropriation matérielle ont été rejetées en dernière instance cantonale, ont ensemble qualité pour former un recours de droit administratif (art. 103 let. a OJ). Les autres conditions de recevabilité sont remplies et il y a lieu d'entrer en matière.
2.- Les recourants se plaignent d'une violation des règles du droit fédéral fondant le droit à une indemnité pour expropriation matérielle; ils dénoncent également, sur certains points, une constatation inexacte ou incomplète des faits pertinents.
a) Selon la jurisprudence, il y a expropriation matérielle au sens de l'art. 26 al. 2 Cst. (correspondant à l'art. 22ter al. 3 aCst.) et de l'art. 5 al. 2 LAT, lorsque l'usage actuel d'une chose ou son usage futur prévisible est interdit ou restreint de manière particulièrement grave, de sorte que l'intéressé se trouve privé d'un attribut essentiel de son droit de propriété. Une atteinte de moindre importance peut aussi constituer une expropriation matérielle si elle frappe un ou plusieurs propriétaires d'une manière telle que, s'ils n'étaient pas indemnisés, ils devraient supporter un sacrifice par trop considérable en faveur de la collectivité, incompatible avec le principe de l'égalité de traitement.
Dans l'un et l'autre cas, la protection ne s'étend à l'usage futur prévisible que dans la mesure où il apparaît, au moment déterminant, comme très probable dans un proche avenir. Par usage futur prévisible d'un bien-fonds, on entend généralement la possibilité de l'affecter à la construction (ATF 125 II 431 consid. 3a p. 433 et les arrêts cités).
b) A propos de l'expropriation matérielle, la jurisprudence distingue généralement deux hypothèses: d'une part le refus de classement en zone à bâtir ("Nichteinzonung"), lorsque la modification d'un plan d'affectation, qui a pour effet de sortir une parcelle de la zone à bâtir où elle se trouvait auparavant, intervient pour adapter ce plan aux exigences de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire, entrée en vigueur en 1980 - et partant pour mettre en oeuvre les principes du droit constitutionnel au sujet du droit foncier -, et d'autre part le déclassement ("Auszonung") d'un terrain propre à la construction selon les exigences de cette législation (cf. ATF 125 II 431 consid. 3b p. 433; 122 II 326 consid. 4c p. 330 et les arrêts cités). Dans le cas particulier, le Tribunal administratif a considéré que le classement du terrain litigieux dans la zone (inconstructible) de crêtes et de forêts, ordonné par l'arrêté du Conseil d'Etat du 12 avril 1995, constituait la première mesure d'affectation conforme aux exigences de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire; il s'agit donc d'un cas de refus de classement en zone à bâtir. Les recourants ne le contestent pas, qui rappellent du reste que la modification du Décret en 1988, redéfinissant notamment la zone de constructions basses, avait en effet pour objet de mettre en oeuvre les exigences de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire à l'intérieur des sites naturels concernés. Du point de vue de l'expropriation matérielle, il suffit donc d'examiner les conditions prévues par la jurisprudence en cas de refus de classement.
c) En principe, un refus de classement dans la zone à bâtir ne peut pas fonder le droit à une indemnité pour expropriation matérielle (ATF 125 II 431 consid. 3b p. 433 et les arrêts cités). La jurisprudence reconnaît toutefois des exceptions à ce principe, quand le terrain litigieux est prêt à la construction - ou à tout le moins quand il est déjà raccordé aux installations de l'équipement général -, lorsqu'il se situe à l'intérieur du périmètre du plan directeur des égouts et lorsque son propriétaire a déjà engagé des frais importants pour l'équipement ou la construction; pour qu'une indemnité puisse entrer en considération, il faut en règle générale que ces conditions soient toutes remplies. La jurisprudence retient encore une autre hypothèse: celle où il faudrait accorder un caractère prépondérant à la protection de la bonne foi du propriétaire concerné et, pour ce motif, considérer que son terrain aurait dû être classé en zone à bâtir (ATF 125 II 431 consid. 4a p. 434; 122 II 326 consid. 6a p. 333, 455 consid. 4a p. 457, et les arrêts cités).
Le Tribunal administratif a appliqué ces critères, en se prononçant notamment sur l'état de l'équipement du terrain litigieux, sur les investissements faits par ses propriétaires et sur les démarches de promotion immobilière effectuées dans le cadre de la société simple X.________.
Conformément à l'art. 105 al. 2 OJ (en relation avec l'art. 104 let. b OJ), le Tribunal fédéral est lié par les constatations de fait des juges cantonaux sur ces différents points, à moins qu'elles ne soient manifestement inexactes ou incomplètes ou qu'elles n'aient été établies au mépris de règles essentielles de procédure. Le Tribunal fédéral se prononce en revanche librement sur l'application du droit fédéral et sur un éventuel excès ou abus du pouvoir d'appréciation de l'autorité cantonale (art. 104 let. a OJ).
d) Selon l'arrêt attaqué, le terrain litigieux se situe en dehors du périmètre du plan directeur des égouts adopté par la commune de La Chaux-de-Fonds conformément à l'ancienne loi fédérale, du 8 octobre 1971, sur la protection des eaux contre la pollution (LPEP). Cela n'est pas contesté par les recourants. En outre, lorsqu'ils se réfèrent au plan directeur des égouts, ils ne prétendent pas que son périmètre aurait dû inclure leur parcelle et ils ne discutent pas la portée d'un tel instrument (cf. notamment ATF 125 II 431 consid. 5c p. 437; 116 Ib 379 consid. 5b p. 383); ils se bornent à évoquer les possibilités concrètes de raccordement de leur bien-fonds au réseau des égouts publics. Cette condition pour une indemnisation en cas de refus de classer, qui se rapporte à la situation juridique de la parcelle, n'est en conséquence pas remplie.
Le Tribunal administratif s'est également prononcé sur l'état de l'équipement du terrain litigieux. En se référant au prononcé de la Commission d'estimation, il a considéré que la distribution d'eau était assurée. En ce qui concerne les accès routiers, il a retenu que la situation n'était pas claire, mais il a renoncé à examiner plus avant ce point. C'est en effet la question du raccordement aux canalisations publiques d'évacuation des eaux usées qui a été jugée décisive. Selon l'arrêt attaqué, la réalisation du projet des recourants - la construction d'un quartier de trente-quatre chalets, pour une centaine d'habitants - aurait requis la pose d'un nouveau collecteur, dont le coût avait pu être estimé en 1985 à 710'000 fr. Les recourants admettent que la canalisation communale existante est éloignée du Chalet Heimelig et, s'ils critiquent l'arrêt attaqué quant au coût du nouveau collecteur (ils l'estimaient eux-mêmes à 510'000 fr.), ils ne mettent pas en doute l'absence d'un équipement suffisant, pour l'évacuation des eaux usées, dans le secteur où se trouve leur terrain. Le fait que le raccordement soit techniquement réalisable n'est pas déterminant; on peut en effet se limiter à constater que le bien-fonds des recourants n'était pas relié aux installations d'équipement général au moment où les autorités cantonales ont pris les mesures d'aménagement du territoire litigieuses. Cette autre condition, posée par la jurisprudence, n'est donc pas non plus réalisée.
Les recourants se prévalent encore des investissements qu'ils ont effectués (correspondant au montant de l'indemnité demandée) et qui étaient, selon eux, indispensables et étroitement liés à la construction prochaine du lotissement du Chalet Heimelig. Le Tribunal administratif a retenu qu'ils n'avaient pas été affectés à l'équipement ni à la construction, mais à l'acquisition du terrain ainsi qu'à diverses études générales de "faisabilité"; il n'a donc pas accordé d'importance décisive à cet élément. De ce point de vue, la juridiction cantonale n'a pas fait une mauvaise application des critères fixés par la jurisprudence. Les investissements peuvent en effet être pris en considération avant tout s'ils ont effectivement servi à améliorer l'équipement du terrain, afin de préparer objectivement et concrètement la réalisation des constructions; les coûts d'acquisition du terrain, de même que d'autres frais engagés au moment où il existe encore objectivement un risque que la construction ne se réalise pas, ne sauraient être invoqués dans ce cadre (cf.
ATF 125 II 431 consid. 5b p. 437; 119 Ib 124 consid. 4a/aa p. 133; Enrico Riva, Commentaire LAT, Zurich 1999, n. 152 ad art. 5). Les investissements dont se prévalent les recourants ne concernent pas directement l'équipement de leur terrain ni la réalisation concrète des bâtiments. Aussi l'appréciation du Tribunal administratif à ce sujet apparaît-elle justifiée.
e) Les recourants invoquent enfin le principe de la confiance en faisant valoir que des représentants des autorités cantonales et communales ont participé à de nombreuses séances avec les partenaires de la société simple X.________; ils pouvaient déduire de l'attitude de ces autorités qu'il n'y avait pas de doute sur le caractère constructible de leur terrain et qu'ils étaient confortés dans leurs projets immobiliers.
A ce propos, l'arrêt attaqué mentionne une prise de position des autorités communales en 1986, opposée à la construction d'un groupe (lotissement) d'habitations individuelles sur le terrain litigieux; il avait alors été suggéré aux intéressés d'étudier la réalisation d'un hôtel. Ils n'auraient pas reçu d'autres encouragements avant la modification du Décret en 1988, empêchant provisoirement la construction dans ce secteur à cause de l'instauration d'une zone réservée cantonale. D'autres projets immobiliers ont été évoqués ensuite, notamment la création d'un golf, mais les promoteurs y ont renoncé spontanément. Dans ces circonstances, le Tribunal administratif a considéré que les recourants ne pouvaient pas compter avec certitude sur le classement de leur bien-fonds en zone constructible; ils ne peuvent donc pas prétendre que leur bonne foi n'a pas été protégée.
Les arguments présentés dans le recours de droit administratif, notamment les références aux témoignages de certains magistrats au cours de la procédure cantonale, ne permettent pas de considérer que le Tribunal administratif aurait omis des éléments de fait déterminants en examinant les réactions des autorités aux projets successifs des partenaires de la société simple X.________. Sans doute les recourants n'ont-ils pas été découragés dans leurs études de projets résidentiels ou éventuellement touristiques - ces derniers nécessitant toutefois une planification spéciale depuis 1988 (art. 3 al. 3 du Décret) -, mais on ne saurait en déduire des assurances ou engagements, de la part des autorités compétentes pour décider de l'aménagement des sites naturels du canton, en vue de garantir la réalisation du quartier de chalets envisagé, voire de maintenir le terrain litigieux dans une zone constructible. Les principes du droit fédéral en matière de protection de la bonne foi ne peuvent donc pas justifier, dans le cas particulier, l'octroi d'une indemnité d'expropriation (cf. la jurisprudence citée au consid. 2c supra).
f) Aucune des conditions prévues par la jurisprudence relative à l'expropriation matérielle en cas de refus de classement n'est donc remplie. Il s'ensuit que les conclusions des recourants doivent être rejetées.
3.- Le recourants, qui succombent, doivent payer l'émolument judiciaire conformément aux art. 153, 153a et 156 al. 1 OJ; il est fixé notamment en fonction de la valeur litigieuse (art. 153a al. 1 et al. 2 let. c OJ). Le canton intimé n'a pas droit à des dépens (art. 159 al. 1 et 2 OJ).
Par ces motifs,
le Tribunal fédéral :
1. Rejette le recours de droit administratif;
2. Met un émolument judiciaire de 15'000 fr. à la charge des recourants;
3. Dit qu'il n'est pas alloué de dépens;
4. Communique le présent arrêt en copie à la mandataire des recourants, à l'Office fédéral du développement territorial, ainsi qu'au Conseil d'Etat, au Tribunal administratif et à la Commission d'estimation en matière d'expropriation pour cause d'utilité publique de la République et canton de Neuchâtel.
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Lausanne, le 8 mars 2001 JIA/col
Au nom de la Ie Cour de droit public
du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
Le Président,
Le Greffier,