BGer 1P.76/2005
 
BGer 1P.76/2005 vom 10.06.2005
Tribunale federale
{T 0/2}
1P.76/2005 /col
Arrêt du 10 juin 2005
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges Féraud, Président,
Aeschlimann et Reeb.
Greffière: Mme Revey.
Parties
A.________,
recourante, représentée par Me Viviane Schenker, avocate,
contre
B.________,
intimé, représenté par Me Bruno Mégevand, avocat,
Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Cour de justice du canton de Genève,
Chambre pénale, case postale 3108, 1211 Genève 3.
Objet
art. 9 Cst. (procédure pénale),
recours de droit public contre l'arrêt de la Cour de justice du canton de Genève du 10 janvier 2005.
Faits:
A.
Le 8 avril 2000, A.________ a été victime, alors qu'elle suivait un cours d'équitation, d'une chute de cheval ayant entraîné des lésions corporelles. Le double poney qu'elle montait avait eu peur d'un tracteur débouchant d'une cour intérieur sur un chemin bordant le manège. Le conducteur impliqué, B.________, était allé chercher du matériel agricole sis dans ladite cour, endroit accessible uniquement par le chemin suivi. L'accident était survenu alors qu'il en ressortait.
Par jugement du 26 avril 2004, le Tribunal de police du canton de Genève a reconnu B.________ coupable de lésions corporelles par négligence (art. 125 CP). Selon ce prononcé, le passage du tracteur le long du manège accroissait les risques de chute inhérents à l'équitation. Dans la mesure où, comme il le soutenait, l'intéressé ne pouvait guère entreposer ailleurs son matériel, il devait pour le moins s'organiser pour diminuer ses passages aux heures sensibles. En particulier, seuls pouvaient se justifier, pendant les heures de cours, les passages présentant un caractère d'urgence et imposés par une circonstance imprévue et imprévisible. Or, le trajet litigieux n'était pas urgent: à ses dires, l'accusé n'avait eu besoin du matériel en cause que pour le début de l'après-midi, soit entre 12h30 et 13h30. Il aurait donc pu attendre la fin du cours, à 12h00, pour venir le prendre. En outre, le besoin de ce matériel, servant aux semis, était prévisible au printemps, de sorte que l'accusé aurait pu le retirer antérieurement. Par ailleurs, le Tribunal a admis dans son principe l'action en réparation du tort moral formée par la partie civile, la renvoyant devant les juridictions civiles pour la détermination du montant de l'indemnité. Pour le surplus, les droits de A.________ ont été réservés.
B.
Statuant sur appel de B.________ le 10 janvier 2005, la Chambre pénale de la Cour de justice du canton de Genève (ci-après: la Cour de justice) a annulé ce jugement et libéré l'appelant des fins de la poursuite pénale, pour les motifs suivants:
"Pour déterminer les règles imposables à l'appelant, il convient de s'inspirer de l'art. 42 al. 1 in fine LCR et de l'art. 4 al. 4 OCR, selon lesquels le conducteur doit veiller le plus possible à ne pas effrayer les animaux, attelés ou non, qu'il rencontre, étant précisé que l'art. 4 OCR s'intitule "Adaptation de la vitesse".
Dans le cas particulier, cela impliquait, pour l'appelant, de rouler lentement et de limiter, autant que possible, les passages en tracteur à proximité du manège pendant les heures de cours, dont il avait d'ailleurs reçu le planning en octobre 1998.
Or, [...] l'appelant ne roulait pas vite au moment des faits. [...] En outre, il avait expliqué, de manière convaincante, avoir eu besoin d'un semoir et/ou d'une herse pour semer du maïs l'après-midi du 8 avril 2000.
Dans ces circonstances, on ne saurait reprocher à l'appelant aucune violation des règles de la prudence. A cet égard, le fait qu'il se fût engagé en octobre 1998 à faire tout son possible pour éviter ses passages en tracteur pendant les heures de cours n'y change rien. En effet, outre le fait qu'il n'existe pas d'accord signé entre les dirigeants [du manège] et l'appelant, dans lequel les parties auraient fait des concessions réciproques, l'appelant n'a fait que s'engager à limiter ses passages; il n'avait d'ailleurs pas interdiction de passer à proximité du manège avec son tracteur et il n'est pas établi qu'il ait abusé de la situation."
C.
Agissant par la voie du recours de droit public, A.________ demande au Tribunal fédéral, sous suite de frais et dépens, d'annuler le jugement du 10 janvier 2005 de la Cour de justice et de renvoyer la cause à l'autorité cantonale pour nouvelle décision dans le sens des considérants. Elle dénonce une constatation arbitraire des faits (art. 9 Cst.), ainsi qu'une violation de son droit d'être entendue (art. 29 al. 2 Cst.).
La Cour de justice renonce à formuler des observations et se réfère aux considérants de son arrêt. Le Ministère public conclut à l'admission du recours. L'intimé propose le rejet du recours.
Le Tribunal fédéral considère en droit:
1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 130 II 65 consid. 1, 388 consid. 1 et les références).
1.1 En vertu de l'art. 84 al. 2 OJ, le recours de droit public n'est recevable que dans la mesure où les griefs soulevés ne peuvent pas être présentés au Tribunal fédéral par un autre moyen de droit, tel que le pourvoi en nullité à la Cour de cassation du Tribunal fédéral.
En l'espèce, dans la mesure où la recourante reproche à la Cour de justice d'avoir retenu que l'intimé avait agi avec la diligence requise, elle se plaint d'une violation de l'art. 125 CP, soit d'une règle de droit pénal fédéral matérielle, dont elle ne peut faire revoir l'application et l'interprétation qu'au moyen du pourvoi en nullité à la Cour de cassation pénale du Tribunal fédéral (art. 269 al. 1 PPF; cf. ATF 120 IV 136 consid. 3a p. 144; 116 IV 292 consid. 2). Le présent recours est donc irrecevable sur ce point comme recours de droit public.
En revanche, les griefs relatifs à la violation de garanties constitutionnelles, dénonçant notamment un arbitraire dans les constatations de fait ou dans l'appréciation des preuves, sont recevables dans le cadre d'un recours de droit public (art. 84 al. 1 lettre a OJ, art. 86 al. 1 OJ, art. 269 al. 2 PPF).
1.2 Selon l'art. 88 OJ, la qualité pour agir par la voie du recours de droit public n'appartient qu'à celui qui est atteint par l'acte attaqué dans ses intérêts personnels et juridiquement protégés. De jurisprudence constante, celui qui se prétend lésé par un acte délictueux n'a pas qualité pour recourir sur le fond contre une décision de classement, de non-lieu ou d'acquittement (ATF 69 I 17; 128 I 218 consid. 1.1 p. 219 et les arrêts cités). Il n'en va différemment que dans les cas où le plaignant a la qualité de victime au sens de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI; RS 312.5), à condition que la sentence touche ses prétentions civiles ou puisse avoir des effets sur le jugement de ces dernières (art. 8 al. 1 lettre c LAVI).
En l'espèce, la recourante est directement touchée dans son intégrité physique par les faits dénoncés, de sorte qu'elle a la qualité de victime au sens de l'art. 2 al. 1 LAVI. Il n'est pas contesté qu'elle était partie à la procédure cantonale et que le jugement attaqué a des effets sur ses prétentions civiles puisqu'elles ont été renvoyées au for civil. Les conditions posées par l'art. 8 al. 1 lettre c LAVI étant ainsi réalisées, la recourante a qualité pour déposer un recours de droit public.
1.3 Selon l'art. 90 al. 1 lettre b OJ, l'acte de recours doit - sous peine d'irrecevabilité - contenir "un exposé des faits essentiels et un exposé succinct des droits constitutionnels ou des principes juridiques violés, précisant en quoi consiste la violation". Lorsqu'il est saisi d'un recours de droit public, le Tribunal fédéral n'a donc pas à vérifier, de lui-même, si la décision attaquée est en tout point conforme au droit et à l'équité. Il n'examine que les moyens de nature constitutionnelle invoqués et suffisamment motivés dans l'acte de recours. Le recourant ne saurait se contenter de soulever de vagues griefs ou de renvoyer aux actes cantonaux (ATF 129 I 113 consid. 2.1 et la jurisprudence citée). Le Tribunal fédéral n'entre pas en matière sur les critiques de caractère appellatoire (ATF 117 Ia 412 consid. 1c).
1.4 Déposé pour le surplus dans les formes et délais requis, le recours est recevable au regard des art. 84 ss OJ, sous les réserves exprimées aux consid. 1.1 et 1.3 supra.
2.
La recourante se plaint en premier lieu d'une constatation arbitraire des faits (art. 9 Cst.).
2.1 La jurisprudence reconnaît au juge un important pouvoir d'appréciation dans la constatation des faits et leur appréciation, qui trouve sa limite dans l'interdiction de l'arbitraire (ATF 127 I 38 consid. 2a; 124 IV 86 consid. 2a; 120 Ia 31 consid. 2a p. 38). Le Tribunal fédéral n'intervient en conséquence pour violation de l'art. 9 Cst. que si le juge a abusé de ce pouvoir, en particulier lorsqu'il admet ou nie un fait pertinent en se mettant en contradiction évidente avec les pièces et éléments du dossier, lorsqu'il méconnaît des preuves pertinentes ou qu'il n'en tient arbitrairement pas compte, lorsque les constatations de fait sont manifestement fausses ou encore lorsque l'appréciation des preuves se révèle insoutenable ou qu'elle heurte de façon grossière le sentiment de la justice et de l'équité (ATF 129 I 49 consid. 4 p. 58, 173 consid. 3.1; 128 I 81 consid. 2; 124 IV 86 consid. 2a).
2.2 Affirmant dénoncer une constatation arbitraire des faits, la recourante soutient que les motifs avancés par le conducteur pour expliquer la nécessité d'emprunter à ce moment-là le trajet litigieux (proposition d'aide inattendue pour le début d'après-midi, court laps de temps pour manger et préparer la machine) sont futiles au regard de l'aggravation des risques qu'un tel passage entraînait pour les élèves, d'autant que l'intimé savait que plusieurs chutes s'étaient déjà produites de la sorte. De plus, l'intimé pouvait manifestement prévoir qu'il aurait besoin, en avril, d'une herse et/ou d'un semoir, de sorte qu'il aurait déjà dû, antérieurement, sortir cet engin du hangar afin d'éviter des trajets inutiles. Enfin, l'Etat avait antérieurement enjoint à l'intimé de vider ce lieu; or, si l'intimé soutenait n'avoir pu s'exécuter faute de disposer d'un autre terrain à cet effet, ses allégués n'étaient pas crédibles, puisqu'il avait néanmoins pu retirer ses machines peu après l'accident, en juillet 2000.
2.3 En réalité, les arguments de la recourante visent à établir, conformément aux considérants du Tribunal de police, que le trajet litigieux n'était ni urgent, ni imprévisible, de sorte que l'intimé avait, en l'effectuant, violé les règles de la prudence (cf. partie "En fait" lettre A supra). Toutefois, la Cour de justice a précisément défini d'une manière différente les règles de la prudence à suivre par l'intimé pendant les heures de cours. Elle a en effet estimé qu'il suffisait à cet égard que l'intimé roule lentement et que le trajet s'inscrive dans le cadre de son engagement à "limiter" ses passages (cf. partie "En fait" lettre B supra). Il s'agit-là d'une appréciation juridique, qui ne saurait être remise en cause dans le présent recours (cf. consid. 1.1 supra).
Par conséquent, seuls les griefs portant sur des faits décisifs au regard de l'appréciation juridique effectuée par la Cour de justice doivent être examinés ici. Sont en ce sens dénuées de portée les critiques de la recourante traitant de la faculté dont aurait disposé l'intéressé, d'une manière ou d'une autre, de retirer ses machines avant le jour de l'accident. Pour le surplus, la recourante ne conteste pas que l'intimé circulait à une vitesse adéquate. Pareillement, même si elle les qualifie de motifs "futiles", elle ne dénie pas la réalité des faits (proposition d'aide inattendue, etc.) ayant mené la Cour de justice à considérer que le passage litigieux était justifié et qu'il n'outrepassait pas l'engagement pris.
Encore peut-on préciser que la Cour de justice a bien retenu, à l'instar du Tribunal de police (jugement du Tribunal de police p. 3 2ème § et p. 4 1er §) et conformément au dossier (notamment procès-verbal de la séance du 26 octobre 1998) que l'intéressé n'ignorait pas que ses passages avaient déjà entraîné des chutes (arrêt attaqué p. 3 5ème §). Cette constatation de fait n'a cependant pas suffit à conduire l'autorité intimée à une autre appréciation en droit.
Dans ces conditions, les moyens que la recourante prétend tirer de l'art. 9 Cst. sont mal fondés en tant que recevables.
3.
Invoquant son droit d'être entendue (art. 29 al. 2 Cst.), soit son droit à obtenir une décision motivée, la recourante reproche à la Cour de justice de s'être abstenue d'examiner l'existence d'un rapport de causalité entre le passage du tracteur et les lésions subies. Ce grief doit être écarté: la Cour de justice n'ayant pas retenu de faute imputable à l'intimé, l'examen d'un rapport de causalité s'en trouvait superflu.
4.
Vu ce qui précède, le recours doit être rejeté dans la mesure où il est recevable. Succombant, la recourante doit assumer les frais judiciaires (art. 156 al. 1 OJ) ainsi qu'une indemnité pour les dépens due à l'intimé qui, assisté d'un mandataire professionnel, a conclu au rejet du recours (art. 159 al. 2 OJ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.
2.
Un émolument judiciaire de 1'500 fr. est mis à la charge de la recourante.
3.
La recourante versera à l'intimé une indemnité de 1'000 fr. à titre de dépens.
4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, au Procureur général ainsi qu'à la Chambre pénale de la Cour de justice du canton de Genève.
Lausanne, le 10 juin 2005
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le président: La greffière: