15. Arrêt du 10 mars 1972 dans la cause Jaggi contre Grand Conseil et Conseil d'Etat du canton de Neuchâtel.
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Regeste
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Kantonales Verfassungsrecht. Delegation der Rechtsetzungsbefugnis an die Exekutive.
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Voraussetzungen, unter denen eine Befugnis der gesetzgebenden Behörde an die Exekutive delegiert werden darf (Bestätigung der Rechtsprechung); Bejahung dieser Voraussetzungen im vorliegenden Falle (Erw. 2).
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Sachverhalt
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A.- Selon l'art. 18 de la constitution neuchâteloise, "le peuple exerce la souveraineté par le concours de trois pouvoirs distincts et séparés: le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et administratif, le pouvoir judiciaire".
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L'art. 39 al. 1 de la même constitution définit par une énumération les attributions du Grand Conseil, lequel exerce principalement le pouvoir législatif (art. 23). Il ressort notamment de cette énumération que le Grand Conseil "arrête le budget de l'Etat" et "fixe le traitement des fonctionnaires".
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Selon l'art. 39 al. 2, "les lois sont soumises à l'adoption ou au rejet du peuple, si la demande en est faite par 6000 électeurs". Il en est de même "des décrets qui sont d'une portée générale et qui n'ont pas un caractère d'urgence". En vertu de l'art. 39 al. 3, sont soumis obligatoirement au vote du peuple "les lois et décrets entraînant une dépense non renouvelable supérieure à 200 000 francs ou une dépense renouvelable supérieure à 30 000 francs par an".
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B.- Le 19 octobre 1971, le Grand Conseil adopta par 96 voix sans opposition une nouvelle "loi concernant les traitements des titulaires de fonctions publiques grevant le budget de l'Etat". Selon l'art. 2 de cette loi, le traitement comprend le traitement de base, l'allocation supplémentaire et les allocations diverses. Les art. 5 à 22 (chapitre II) fixent le traitement de base et règlent le passage du minimum au maximum. L'art. 23 (chapitre III) par le de l'allocation supplémentaire dans les termes suivants:
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"Dans la mesure où l'indice suisse des traitements versés aux employés, tel qu'il est déterminé par le Département fédéral de l'économie publique, se sera modifié par rapport à l'indice d'octobre 1971, le Conseil d'Etat est autorisé soit à décider le versement d'une allocation supplémentaire adéquate aux titulaires de fonctions publiques grevant le budget de l'Etat, soit à modifier en conséquence le taux d'une allocation supplémentaire déjà accordée précédemment, soit encore à réduire congrûment les traitements prévus au chapitre II.
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Dans la mesure où l'indice suisse des prix à la consommation établi par le Département fédéral de l'économie publique aura subi une hausse de trois points ou davantage depuis le 30 avril 1971 ou depuis la date à laquelle l'allocation supplémentaire a été fixée pour la dernière fois, le taux de l'allocation sera en tout cas adapté en conséquence par le Conseil d'Etat.
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Les mesures prévues au présent article sont prises après consultation des associations du personnel."
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Dans son rapport, la commission du Grand Conseil avait souligné que cet art. 23 contenait deux notions bien distinctes. Le deuxième alinéa, disait-elle, confirme une disposition en vigueur qui permet une adaptation automatique des traitements à l'indice suisse des prix à la consommation. Le premier alinéa va plus loin, en ce qu'il autorise le Conseil d'Etat à adapter les traitements à l'indice suisse des salaires versés aux employés, cette faculté pouvant avoir pour conséquence de "revaloriser" les salaires réels des fonctionnaires.
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Dans son propre rapport, le Conseil d'Etat avait déjà signalé que l'art. 23 al. 1 du projet constituait une innovation, et il relevait que ce système avait été adopté par le canton de Soleure, pour permettre d'adapter constamment à l'évolution de la situation en Suisse les traitements versés aux serviteurs de l'Etat. La nouvelle disposition ne devait donner au gouvernement qu'une faculté, sans obligation, en lui laissant une certaine marge de manoeuvre lui permettant de prendre sa décision à la lumière de la situation économique du canton et de la situation financière de l'Etat et des communes.
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Au cours des débats parlementaires, le député Jean-Claude Jaggi, exprimant l'avis de son groupe, attira l'attention sur l'importante innovation que constituait l'art. 23 al. 1 du projet; il se demanda s'il n'y avait pas là une entorse à l'art. 39 Cst. cant., en tant que cette disposition donne au Grand Conseil la compétence de fixer le traitement des fonctionnaires. Mais il ne présenta aucune proposition divergente.
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L'art. 40 de la nouvelle loi disposait que celle-ci serait soumise au vote du peuple. La votation eut lieu les 4/5 décembre 1971. La loi fut acceptée.
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C.- Par acte du 30 décembre 1971, Jean-Claude Jaggi a formé un recours de droit public par lequel il demande l'annulation de l'art. 23 al. 1 de la nouvelle loi sur les traitements. Il se fonde sur l'art. 84 al. 1 lit. a OJ. Il soutient que la disposition attaquée viole l'art. 39 al. 1 Cst. cant., en ce qu'elle prive le Grand Conseil d'une de ses attributions constitutionnelles au profit du Conseil d'Etat. Il fait en outre valoir qu'elle porte atteinte "aux droits référendaires du peuple", en violation des règles sur le référendum financier obligatoire. La voie budgétaire que le Conseil d'Etat pourra désormais utiliser en vertu de l'art. 23 al. 1 de la nouvelle loi priverait même le peuple de la possibilité du référendum facultatif, le budget n'étant pas soumis à ce référendum en droit neuchâtelois. Pour donner au Conseil d'Etat cette compétence nouvelle, il aurait fallu modifier la constitution, en suivant la procédure des art. 82 à 85 Cst. cant. Le recourant invoque à ce propos le principe du parallélisme des formes.
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Considérant en droit:
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b) La question se pose cependant de savoir si Jean-Claude Jaggi avait qualité pour recourir (art. 88 OJ). Pour pouvoir se fonder sur l'art. 84 al. 1 lit. a OJ, ainsi qu'il le fait, il aurait en effet fallu qu'il soit personnellement lésé, à titre virtuel tout au moins, par la disposition attaquée. Or tel n'est manifestement pas le cas. Les mesures que le Conseil d'Etat pourra prendre à l'avenir en vertu de la délégation de pouvoir contestée ne sont elles-mêmes pas de nature à toucher personnellement le recourant, qui ne prétend pas être au nombre des "titulaires de fonctions publiques grevant le budget de l'Etat".
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Le recourant se plaint d'un empiétement sur les attributions constitutionnelles du Grand Conseil, mais ni sa qualité de citoyen ni même celle de député ne lui donnaient la faculté de faire valoir un tel grief (RO 82 I 98; arrêt Dupraz et consorts c. Fribourg, du 30 juin 1971, consid. 2 in fine).
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Toutefois, se prévalant de sa qualité incontestée de citoyen actif, c'est-à-dire d'électeur, le recourant soutient que la délégation de pouvoir qu'il conteste porte atteinte aux "droits référendaires" du peuple, en ceci qu'à l'avenir le Conseil d'Etat pourra par sa seule décision majorer les traitements des fonctionnaires au-delà de la compensation du renchérissement, en évitant non seulement le référendum obligatoire, mais aussi le référendum facultatif. En cela, le recours relève de l'art. 85 lit. a OJ, et il est recevable de la part d'un citoyen actif, abstraction faite de tout intérêt personnel (RO 71 I 311, 89 I 260; arrêt Dupraz et consorts précité, consid. 3). Il est vrai que la prétendue atteinte au droit de référendum n'est encore que virtuelle en l'espèce; elle ne deviendra effective - à supposer qu'elle existe - qu'au moment où le Conseil d'Etat fera usage de la faculté que lui donne la disposition attaquée. Mais peu importe, car mieux valait dans l'intérêt de la sécurité du droit que le Tribunal fédéral soit appelé à dire maintenant déjà si la délégation de pouvoir dont il s'agit était conforme à la constitution. Le recourant a donc eu raison d'agir immédiatement.
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Même dans les cantons où la constitution, comme celle du canton de Neuchâtel (art. 18), consacre expressément le principe de la séparation des pouvoirs, la délégation d'une compétence de l'autorité législative à l'autorité exécutive n'est pas absolument exclue. En accord avec la doctrine dominante, et en dépit de l'opinion divergente de GIACOMETTI notamment (Allgemeine Lehren des rechtsstaatlichen Verwaltungsrechts, p. 158 ss.), le Tribunal fédéral admet depuis longtemps, et de façon constante, qu'une telle délégation est possible à la triple condition de n'être pas prohibée par la constitution elle-même, de se limiter chaque fois à une matière déterminée, avec des directives précises portant sur l'essentiel lorsqu'il s'agit de toucher gravement à la situation juridique des administrés, et enfin d'être consentie par un acte soumis au référendum lorsque la mesure à prendre en vertu de la délégation l'aurait elle-même été si elle avait été prise par l'autorité législative (RO 88 I 33 ss.; 91 I 407; 92 I 45; 93 I 333/4; 94 I 36; 96 I 712). Cette jurisprudence a reçu l'approbation de la doctrine la plus récente (AUBERT, Traité de droit constitutionnel suisse, nos 1528 à 1536; GRISEL, Droit administratif suisse, p. 84/85).
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En l'espèce, toutes ces conditions sont réalisées, ainsi qu'on va le voir:
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a) On ne trouve dans la constitution neuchâteloise aucune disposition prohibant la délégation de pouvoir de l'autorité législative à l'autorité exécutive, et le recourant n'en invoque aucune. En fait, cette délégation est fréquente, et parfois plus importante qu'en l'espèce, ainsi que cela ressort de la réponse du Conseil d'Etat.
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Il ne saurait être question de soutenir - ce que le recourant ne fait d'ailleurs pas - qu'en mentionnant spécialement la fixation des traitements des fonctionnaires parmi les attributions du Grand Conseil, le constituant a voulu exclure toute délégation de pouvoir sur ce point. S'il en a expressément parlé, c'est sans doute parce qu'il s'agissait là d'une compétence qui, de par sa nature, n'est pas législative, mais relève plutôt de l'administration, sous réserve de l'approbation du budget. Elle n'était donc pas nécessairement couverte par la clause générale disant que le Grand Conseil "décrète et abroge les lois". Il serait en outre paradoxal que la délégation soit possible pour de véritables mesures législatives, lesquelles peuvent porter atteinte à la situation juridique des administrés, et qu'elle ne le soit jamais, même dans d'étroites limites, s'agissant des traitements des fonctionnaires.
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b) La délégation ne porte en l'espèce que sur une question déterminée: l'adaptation des traitements au niveau général des salaires des employés en Suisse. Les traitements de base, ainsi que les classes et les échelles de traitement, restent fixés par la loi elle-même, et ne pourront être modifiés que par elle, de même que les augmentations individuelles périodiques par rapport au traitement de base et les allocations diverses (allocation de ménage, allocation pour enfants, allocation pour personnes à charge, primes de fidélité: art. 24 à 28 de la nouvelle loi). La délégation est non seulement limitée, mais encore précise quant à la mesure dans laquelle pourront intervenir les adaptations décrétées par le Conseil d'Etat, puisque celles-ci ne pourront en tout cas pas dépasser l'indice suisse des traitements versés aux employés, tel que déterminé par le Département fédéral de l'économie publique. Même si l'on voulait s'inspirer de l'art. 80 al. 1 de la loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne, ainsi que le préconisent AUBERT (loc. cit., p. 551) et GRISEL (loc. cit., p. 85), il faudrait dire que la clause de délégation était ici acceptable, étant donné qu'elle indique l'objet, le but et l'étendue (Inhalt, Zweck und Ausmass) de la compétence accordée.
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c) Enfin, la loi du 19 octobre 1971, et avec elle la disposition ici attaquée, ont été soumises au référendum obligatoire, et le peuple les a acceptées. Ce faisant, il a expressément donné son propre consentement à la clause de délégation.
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Selon le recourant, le peuple ne se serait cependant rendu compte ni de la portée financière de l'art. 23 al. 1 de la loi sur laquelle il devait se prononcer, celle-ci lui ayant été soumise dans son ensemble, ni de la question constitutionnelle qui se posait. Mais cet argument n'est pas fondé, car, en cas de votation sur une loi, il appartient à chaque électeur conscient de ses responsabilités d'en examiner toutes les dispositions et, s'il en désapprouve une, il a la faculté de rejeter le tout, ainsi que cela s'est d'ailleurs déjà vu. Au demeurant, le recourant ayant lui-même soulevé la question de constitutionnalité au Grand Conseil, rien ne l'empêchait d'attirer l'attention des citoyens sur ce point par des conférences, des articles de presse ou de toute autre manière, personnellement ou par l'intermédiaire de son parti. Il ne dit même pas l'avoir fait.
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d) Le recourant invoque le principe du parallélisme des formes, en citant l'arrêt Blaser (RO 94 I 29 ss. consid. 3). Ce principe signifie notamment que le législateur ne peut s'écarter d'une loi sujette au référendum par un décret qui y est soustrait, et que l'autorité législative ne saurait déléguer ses compétences à l'autorité exécutive, en l'habilitant à s'écarter de la législation en vigueur, que par un texte soumis au référendum. Or, de ces deux points de vue, le principe du parallélisme des formes a été respecté en l'espèce. Ce que le recourant soutient cependant, en invoquant ce principe, c'est qu'il aurait fallu reviser la constitution, en suivant la procédure prévue à cet effet, pour que la compétence de modifier les traitements des fonctionnaires puisse être transférée du Grand Conseil au Conseil d'Etat.
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Cette manière de voir n'est pas fondée. En effet, il n'y a pas eu matériellement modification de la constitution cantonale, puisque celle-ci ne prohibe pas la délégation de pouvoir lorsqu'elle intervient aux conditions définies plus haut et réalisées en l'espèce. Il n'aurait fallu procéder à une revision constitutionnelle que si le Grand Conseil avait entendu se dessaisir de façon générale et définitivement de son pouvoir de fixer les traitements des fonctionnaires, ce qui n'est pas le cas.
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Aucun des griefs du recourant n'étant ainsi fondé, le recours doit être rejeté.
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