BGE 87 I 114 - Sphinx-Film
 
18. Extrait de l'arrêt du 3 mai 1961 dans la cause Sphinx-Film SA contre Conseil d'Etat du canton de Neuchâtel.
 
Regeste
Censure des films.
1.  Portée de l'arrêt du Tribunal fédéral en matière d'autorisation de police (consid. 1b).
2.  Les entreprises de la branche cinématographique jouissent de la liberté du commerce et de l'industrie, mais peuvent voir leurs droits restreints par des mesures cantonales de police destinées à protéger l'ordre et la morale publique. Importance du caractère particulier du film (consid. 2).
3.  Pouvoir d'examen du Tribunal fédéral saisi d'un recours de droit public pour violation des art. 4 et 31 Cst. en matière de censure des films (consid. 3).
4.  Film étalant d'une faWon particulièrement cynique et suggestive la préparation et l'exécution de deux assassinats, sans apporter un "message valable" (consid. 4).
 
Sachverhalt
A.- D'après l'art. 8 de l'arrêté du Conseil d'Etat du canton de Neuchâtel du 5 novembre 1954 (revisant l'arrêté du 12 février 1929 concernant les représentations cinématographiques), les directeurs de salles ont l'obligation de communiquer leurs programmes de spectacles, au moins trois semaines à l'avance, au Département de police. Ce dernier interdit tout film et ordonne la suppression de toute scène, tout texte parlé ou écrit et toute publicité imprimée ou illustrée tombant sous le coup de l'art. 4 de l'arrêté. Cette disposition interdit les spectacles contraires à la morale ou à l'ordre public, notamment ceux qui sont de nature à suggérer ou à provoquer des actes criminels ou délictueux. Avant de prendre une décision, le Département peut demander l'avis d'une commission de contrùle.
B.- Cette commission a vu, le 8 novembre 1960, le film "Plein soleil", soumis à la censure par le loueur Sphinx-Film SA, à Lausanne. Elle constata que l'oeuvre était contraire à la morale, cynique et particulièrement suggestive dans la faWon de présenter la préméditation des crimes et leur exécution.
Le 10 novembre, le Département de police a interdit la projection du film sur le territoire neuchâtelois.
Le 18 novembre, le Conseil d'Etat a rejeté un recours formé contre cette décision.
C.- Agissant par la voie du recours de droit public, Sphinx-Film SA requiert le Tribunal fédéral d'annuler l'arrêté du Conseil d'Etat et d'inviter celui-ci à accorder l'autorisation requise. La société anonyme se plaint d'une violation des art. 4 (égalité de traitement) et 31 Cst.
Le Conseil d'Etat conclut au rejet du recours.
 
Auszug aus den Erwägungen:
Considérant en droit:
 
Erwägung 1
 
Erwägung 2
2.- Les entreprises de la branche cinématographique jouissent de la liberté du commerce et de l'industrie (production: arrêt Kunz du 7 décembre 1960, p. 7; distribution: arrêt Gamma-Film Distribution SA du 3 mars 1954, p. 9; organisation de représentations: par exemple, RO 38 I 439, 39 I 15/16; cf., outre les arrêts cités, RO 40 I 174 et 480, 43 I 256 consid. 1, 47 I 42/43 consid. 2, 48 I 475, 49 I 91: "in jeder Beziehung", 50 I 173, 53 I 268, 83 I 112; voir aussi FF 1911 II 982/983). L'art. 31 Cst., qui confère cette liberté, garantit l'égalité de traitement aux commerWants d'une même branche économique (RO 73 I 101 et les arrêts cités, 78 I 302 consid. 3).
Si elle respecte la liberté du commerce et de l'industrie, une disposition ou une décision cantonale visant la protection de l'ordre public et des bonnes moeurs ne saurait violer une autre liberté constitutionnelle (liberté de croyance et de conscience, liberté de la presse et d'association). On ne peut notamment, pour l'attaquer, se fonder sur la liberté d'expression, qui constitue un principe fondamental du droit fédéral et cantonal, écrit ou non, et une extension de la protection assurée par la liberté de la presse. Il suit de là que l'art. 31 Cst. est seul déterminant (arrêts Praesens-Film A.-G., consid. 7 p. 23 sv., et Gamma-Film Distribution SA, consid. 2 p. 9/10).
Conformément à l'art. 31 al. 2 Cst. et à la jurisprudence constante, les droits que la recourante possède à cet égard peuvent cependant être restreints par des mesures de police du commerce destinées à protéger l'ordre et la morale publique (RO 78 I 302, 84 I 110; en ce qui concerne le cinéma, voir les arrêts Gamma-Film Distribution SA et Kunz, déjà cités, et en outre RO 40 I 481, 41 I 42/43, 47 I 41 sv., 49 I 91, 50 I 173, 51 I 37 consid. 1). D'après les conceptions modernes, le pouvoir de police se restreint au maintien de l'ordre public; il a pour mission de le protéger contre les troubles qu'une liberté illimitée entraónerait; à cet effet, il lui appartient de prendre les mesures propres à sauvegarder la morale, la tranquillité, la sécurité et la salubrité publiques. L'autorité doit ainsi, secondant les parents et l'école, tenir compte, en autorisant la projection de films, de l'âge des spectateurs; la santé des employés de la branche cinématographique ne lui sera pas étrangère (RO 49 I 93); d'autres mesures viseront le public en général. L'art. 31 Cst. interdit en revanche une démarche qui constituerait une entrave à la libre concurrence ou une intervention d'ordre économique, ou qui tendrait uniquement à la réalisation du bien-être général; il prohibe les lois somptuaires et la clause du besoin; il ne permet pas davantage qu'on prenne en considération les désirs d'une église particulière (RO 50 I 173).
L'autorité peut sauvegarder l'ordre public, dans le domaine des représentations cinématographiques, de diverses faWons; elle peut ainsi instaurer le régime de la censure préalable ou, le cas échéant, interdire la projection même après le début des séances (cf. arrêt A.-G. Forum Cinema, déjà cité). Elle doit néanmoins respecter la règle de proportionnalité (RO 53 I 268/269, 71 I 87, 73 I 10, 101 et 219, 78 I 304/305; arrêt Gamma-Film Distribution SA, p. 12).
Le film exerce sur le grand public une influence considérable, plus forte, plus directe et plus variée qu'aucune autre oeuvre artistique. S'il est un élément de culture et d'expression artistique, s'il satisfait maintes fois d'heureuse faWon le besoin d'évasion, il peut aussi, par son effet fascinant, jouer un rùle néfaste, sans que nécessairement chacune de ses images ou séquences soit par elle-même à déconseiller. Ce qui doit fonder l'attitude de l'autorité, c'est la réaction subjective probable du public ordinaire des salles de spectacle. Elle varie suivant des facteurs divers, dont l'âge du spectateur, l'époque et le lieu de la représentation paraissent être les plus importants. C'est ainsi qu'en période de recrudescence du crime (ou de certains crimes), l'autorité se montrera plus exigente à l'égard de telle catégorie de bandes filmées. Cette situation particulière de la branche cinématographique appelle, évidemment, des mesures spéciales de police du commerce.
 
Erwägung 3
3.- La recourante attaque une décision concrète de l'autorité cantonale sans viser, à cette occasion, l'arrêté du Conseil d'Etat sur lequel celle-ci se fonde. La constitutionnalité de l'art. 4 de cet arrêté - qui interdit les spectacles contraires à la morale ou à l'ordre public, notamment ceux qui sont de nature à suggérer ou à provoquer des actes criminels ou délictueux - ne saurait d'ailleurs être mise en doute.
Il s'agit dès lors uniquement de savoir si la disposition de droit cantonal a été appliquée en l'espèce d'une manière conforme à la constitution. Lorsque le recourant soutient simplement que l'application du seul droit cantonal est erronée, le Tribunal fédéral ne recherche que si l'art. 4 Cst. a été violé (arbitraire et inégalité de traitement; RO 72 I 28, 84 I 172/173); cette restriction concerne d'ailleurs tant l'interprétation de l'arrêté sur les représentations cinématographiques et le lien qui peut être établi entre la décision attaquée et le texte qui lui a servi de fondement, que la fixation et l'appréciation des faits (arrêt C. Weber c. St-Gall du 23 avril 1945, p. 6; voir aussi RO 78 I 302); s'agissant de jugements de valeur sur la moralité d'un film, ces deux aspects se distinguent malaisément. Mais le recourant peut prétendre en outre que l'application du droit cantonal - même soutenable - viole l'art. 31 Cst; sur ce point, le Tribunal fédéral revoit librement la décision attaquée (RO 78 I 302, 79 I 122).
En cette matière spéciale toutefois, le contrùle de la juridiction constitutionnelle - qui n'est pas une commission supérieure de censure - est restreint à divers points de vue. En premier lieu, le maintien de l'ordre et de la moralité publique ressortit d'abord aux cantons; en ayant la charge, ils ont aussi toute latitude d'y pourvoir, dans le cadre des constitutions et des lois (RO 42 I 275). En second lieu, les exigences de l'ordre et de la moralité publique et les mesures propres à les sauvegarder varient au gré des circonstances et des conceptions locales; le droit fédéral ne saurait tracer une limite uniforme entre ce qui est permis et ce qui ne saurait l'être; peu importe, à cet égard, ce qui fait règle en dehors de tel canton (RO 43 I 260). Le domaine du cinéma, enfin, présente de telles particularités (cf. consid. 2 in fine) que la projection d'un film, plus que d'autres manifestations publiques, est sujette à des appréciations diverses et contingentes.
 
Erwägung 4
4.- De l'avis de la recourante, l'arrêté cantonal n'aurait été appliqué justement et la constitution fédérale ne serait pas violée que si les appréciations de la décision attaquée, dont les arguments sont en eux-mêmes pertinents, correspondaient en fait à l'exacte réalité. A cet égard, le Conseil d'Etat de Neuchâtel affirme d'abord que le film "Plein soleil", principalement, étale d'une faWon particulièrement cynique et suggestive la préparation et l'exécution de deux crimes; l'oeuvre en outre, à son avis, ne contient pas de message valable, mais peut suggérer le crime, car elle laisse entendre que le meurtre parfait est possible sauf accident, sa révélation n'étant due, en l'espèce, qu'à une petite erreur technique lors du premier forfait et non à une suite de circonstances logique et inexorable. La recourante s'insurge contre ces appréciations.
Tout d'abord, "Plein soleil" n'est pas un film policier, dont c'est le propre, d'ordinaire, de faire participer le spectateur à la recherche du criminel. En l'espèce, cette recherche, sur l'écran, est quasi inexistante et la découverte n'est qu'un accident final, très bref.
Ensuite, la décision attaquée qualifie la bande projetée de "particulièrement cynique". L'ayant vue, les membres de la Chambre de droit public se sont rendu compte que ce jugement n'était en tout cas pas arbitraire...
b) La recourante prétend encore que le film interdit apporte un message valable. On ne saurait toutefois qualifier ainsi la découverte in extremis du crime, inattendue et présentée de manière extrêmement brève. Ce redressement accidentel et hâtif, comme en dehors de l'oeuvre, ne raye pas de l'esprit du spectateur le récit, qu'il vient de voir, d'un crime parfait. Aussi n'est-il pas déraisonnable, de la part de l'autorité cantonale, de reprocher à l'oeuvre interdite d'être susceptible de porter au crime. Telle catégorie de spectateurs peut aisément conclure qu'avec un peu plus d'habileté, le héros e’t échappé à la justice; s'il échoue, c'est par un hasard malheureux, non par l'enchaónement logique des faits, selon un dénouement naturel. Le Conseil d'Etat pouvait légitimement admettre que la satisfaction morale apportée par la dernière séquence n'est qu'apparente, superficielle, de pure forme, et qu'elle ne détournait pas de l'idée que le crime parfait est possible et paie largement.
Il suit de ces considérations que le Conseil d'Etat neuchâtelois n'a pas agi arbitrairement en interdisant le film "Plein soleil".