BGE 88 II 371 |
51. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile du 23 octobre 1962 dans la cause Compagnie des montres Favre-Leuba SA contre Louis A. Leuba SA |
Regeste |
1. Firmabezeichnung einer Aktiengesellschaft, Art. 950 OR (Erw. 2). |
Begeht Rechtsmissbrauch, wer Klage erhebt, nachdem er während langer Zeit die Verwendung der Firma durch den Konkurrenten geduldet hat? (Erw. 3). |
3. Art. 6 MSchG. Verwechslungsgefahr (Erw. 4). |
Sachverhalt |
A.- La société anonyme Compagnie des montres Favre-Leuba est inscrite au registre du commerce de Genève. Jusqu'en 1939, elle travailla surtout pour l'Inde et l'Extrême Orient; en raison de la guerre, elle prospecta d'autres marchés (Proche Orient, Afrique, Grande-Bretagne, Allemangne, Suisse). En 1911, 1919 et 1945, elle fit enregistrer une marque "Favre-Leuba", dans laquelle les mots sont disposés en arc de cercle de grand rayon. Actuellement, aucun de ses dirigeants ne porte le nom de Leuba.
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Louis A. Leuba fut employé par cette société, d'abord au comptoir de Bombay, puis au siège social. Le 2 juillet 1952, il reprit une maison Engel et se mit à son compte. Sa raison individuelle devint, le 17 juillet suivant, la raison sociale "Louis A. Leuba SA". Après son décès, survenu en 1959, sa veuve développa l'affaire, sur le marché allemand notamment. La maison utilisa dès le début le nom "Leuba" comme marque. Le 5 mai 1960, elle déposa et fit enregistrer celle-ci dans une forme nouvelle; elle s'inscrit au centre d'un triangle très aplati; les lettres touchent les côtés; le volume du U est seulement dessiné (caractère ombré).
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Le 1er février 1960, la première société mit la seconde en demeure de changer sa raison et de ne plus utiliser sa marque. Par égard pour Louis A. Leuba et vu l'activité insignifiante de l'interpellée, elle avait, disait-elle, supporté les quelques confusions qui s'étaient produites jusqu'en 1959 mais, depuis lors, celles-ci s'étaient multipliées. Des plis ou colis correctement adressés à l'une des sociétés avaient été remis par la poste à l'autre; l'administration s'en est du reste excusée, excipant notamment de l'incompétence momentanée de son personnel. Des fournisseurs adressèrent leurs envois à la maison concurrente, bien qu'ils aient mentionné dans le texte celle qu'ils concernaient. De divers côtés enfin, en Allemagne spécialement, des clients ne différenciaient pas les deux sociétés genevoises ou se renseignaient.
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B.- Le refus de Louis A. Leuba SA a contraint sa concurrente à prier la Cour de justice genevoise, le 14 novembre 1960, de radier la raison et la marque litigieuses, d'interdire à la défenderesse de faire usage du mot "Leuba" sous quelque forme que ce soit et de la condamner à payer une indemnité.
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Le 9 mars 1962, statuant sur pièces, la Cour de justice a ordonné la radiation de la marque déposée le 5 mai 1960 et débouté la demanderesse de ses autres conclusions.
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C.- Celle-ci a formé un recours en réforme auprès du Tribunal fédéral. Elle y renonce à réclamer des dommagesintérêts.
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L'intimée a conclu au rejet du recours et formé elle-même un recours joint visant la radiation de sa marque ordonnée par la Cour cantonale.
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Considérant en droit: |
a) En l'espèce, le principe de véracité est sauvegardé. Louis A. Leuba, fondateur de l'intimée, lui a donné son nom patronymique et son prénom; sa veuve dirige actuellement l'entreprise.
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b) D'après la jurisprudence (RO 88 II 35 sv., 180 sv.), une société viole, en choisissant sa raison, le droit exclusif d'un tiers à la sienne propre, si elle risque par son choix de tromper le public et de provoquer des confusions entre les deux raisons. Pour qu'un tel danger existe, il n'est pas nécessaire que des erreurs se soient effectivement produites. Il suffit qu'elles soient vraisemblables étant donné la composition des raisons en présence et les circonstances du cas. Vu la liberté du choix, il y a lieu d'être exigeant. La protection attachée à la raison d'une société anonyme est en principe indépendante du siège, du but et de l'activité effective de cette société et de ceux du tiers recherché. Toutefois, comme le risque de confusion doit être apprécié d'après les circonstances particulières du cas, il faut prendre en considération, à ce titre, l'éloignement de leurs sièges, le cercle de leurs clientèles et le genre de leur activité. Enfin, pour juger du danger de confusion, il faut se fonder sur l'impression laissée par la raison sociale dans la mémoire de celui qui la lit avec l'attention usuelle en affaires. On ne doit pas comparer seulement les raisons en présence considérées dans leur ensemble: des éléments particulièrement frappants, identiques dans les deux raisons, peuvent faire passer à l'arrière-plan, dans l'attention de la clientèle, les divergences d'éléments accessoires, au point que celles-ci ne restent pas dans le souvenir.
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En l'espèce, l'élément "Compagnie des montres", qui caractérise l'activité de la demanderesse, ne frappe guère, surtout dans les milieux horlogers d'une même ville. Le public, en outre, a tendance à abréger et simplifier ce qu'il lit ou entend. Mais, comme dans le cas analogue de Trey (RO 79 II 188), les noms patronymiques "Favre-Leuba" et "Louis A. Leuba", retenus par la clientèle acquise ou à prospecter, se distinguent suffisamment l'un de l'autre. Que des tiers et même la poste aient confondu parfois les deux sociétés ne permet pas de dire que la défenderesse a mal choisi sa raison. En effet, lorsque deux raisons contiennent en partie les mêmes noms patronymiques, quoi que l'entreprise la plus jeune ait fait pour se distinguer de l'ancienne, et quelque attention qu'on puisse exiger des cercles d'affaires intéressés, il subsistera toujours un risque de confusion. En l'espèce, d'ailleurs, la poste s'est excusée de l'incompétence momentanée de son personnel (voir RO 73 II 110) et le mot "Leuba" n'est que la seconde partie du patronyme "Favre-Leuba". C'est à tort par conséquent que la recourante a demandé qu'on lui reconnaisse un droit exclusif à l'emploi de ce nom (RO 79 II 188).
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3. Quand bien même, au regard des dispositions légales concernant la formation des raisons de commerce, la raison "Louis A. Leuba SA" échappe à toute critique, il reste à examiner si son titulaire a violé la loi sur la concurrence déloyale, applicable concurremment (RO 73 II 117; 79 II 189 consid. 2; 85 II 330 consid. 3). Cette loi n'a pas pour but de corriger par le biais la réglementation des raisons de commerce. Mais le droit d'exploiter une affaire sous son propre nom n'est pas absolu; il a pour limites le droit des concurrents d'exiger que l'on agisse selon les règles de la bonne foi. A cet égard, l'art. 1er al. 2 litt. d LCD ne présuppose toutefois pas que l'auteur veut créer des confusions (RO 88 II 183 consid. 6). Les circonstances qui ont entouré le choix de la raison déterminent s'il y eut procédé déloyal (RO 77 II 321; 82 II 340).
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De ce point de vue, on ne saurait admettre que l'action soit prescrite. En effet, le délai de l'art. 7 LCD ne commence pas à courir tant que l'atteinte subsiste (RO 79 II 313 consid. 2 a) et, jusqu'à l'introduction de la présente action, le trouble a persisté. On pourrait, en revanche, penser que la demanderesse a commis un abus de droit en intentant action après avoir toléré pendant sept ans, sans protester, l'usage de la raison de commerce litigieuse; la nouvelle maison a intérêt en effet à savoir le plus tôt possible si elle peut utiliser son nom. Cette cause de péremption a déjà été retenue par le Tribunal fédéral, notamment dans le cas où la loi sur la concurrence déloyale était invoquée pour protéger une marque ou une raison de commerce (RO 79 II 190 sv.; 79 II 313 consid. 2 a). Pour que le procès constitue un abus de droit, il faut en premier lieu que, par son usage prolongé, la marque ou la raison illicite ait réussi à s'imposer dans les milieux d'acheteurs; il est en outre nécessaire, en règle générale, que l'imitateur ait été de bonne foi et l'on doit tenir compte également des raisons que peut avoir eues le titulaire de la marque de ne pas réagir contre l'atteinte portée à son droit (RO 73 II 190 à 193; 76 II 395; arrêt Distillerie de la Suze SA c. Dumur, du 17 mai 1955).
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En l'espèce, la raison de l'intimée ne s'est pas encore imposée au sens de cette jurisprudence et la demanderesse a expliqué de manière quelque peu plausible son silence de 1952 à 1959. Celui-ci n'en demeure pas moins un indice sérieux qu'elle n'a pas cru à l'existence d'un acte de concurrence déloyale.
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Si Louis A. Leuba était libre, le 17 juillet 1952, de choisir sa raison, il pouvait aussi y faire figurer son nom, d'autant qu'il transformait en raison sociale une raison individuelle qui devait comprendre son nom (art. 945 CO; TROLLER, Immaterialgüterrecht, I p. 263). Rien ne permet d'admettre, dans le jugement attaqué, qu'il faisait ainsi profiter de mauvaise foi son entreprise de la réputation de la maison concurrente, ni surtout qu'il en ait eu l'intention. Du reste, la demanderesse n'a établi aucune confusion avant 1959; la cause est ainsi fort différente du cas de Trey, où la raison protégée, en outre, était presque mondialement connue et où l'un des administrateurs de l'autre raison s'était engagé envers la première à ne pas collaborer avec la concurrence. La juridiction cantonale, enfin, constate que l'emploi du même nom patronymique est fréquent dans les raisons de l'horlogerie suisse.
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De par l'art. 6 LMF, la marque dont le dépôt est effectué doit se distinguer, par des caractères essentiels, de celles qui se trouvent déjà enregistrées. Pour apprécier le danger de confusion, il faut se fonder sur l'impression d'ensemble que font les marques en présence (RO 87 II 35; 78 II 380 sv.; 84 II 446). On ne peut donc comparer séparément leurs divers éléments. D'autre part, ce qui est décisif, c'est l'impression des derniers acquéreurs, c'est-à-dire, en l'espèce, celle des clients qui achètent des montres, notamment en Allemagne et en Orient. Dans les marques verbales, cette impression dépend de l'effet auditif et visuel, du premier surtout (RO 78 II 381; 79 II 222; 82 II 234; 84 II 446; 87 II 37). Sur les marchés prospectés par les parties, le public atteint compare et prête quelque attention, mais cependant de façon de plus en plus superficielle (RO 73 II 187). Les marchandises étant identiques, les caractères distinctifs de la nouvelle marque doivent s'apprécier avec plus de rigueur (RO 73 II 59; sur ces principes: RO 88 II).
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Pour décider si un danger de confusion existe dans un cas concret, le juge se fonde sur les critères objectifs qu'il tire de son expérience de la vie et des choses (RO 78 II 383).
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Examinant, semble-t-il, le seul effet auditif, la Cour cantonale admet en l'espèce un risque de confusion en raison de la tendance du public à simplifier. En fait, quelques confusions se sont produites au sein de la clientèle, ou du moins celle-ci s'est parfois demandé si les deux marques "Leuba" et "Favre-Leuba" étaient identiques. On doit convenir que, dans la seconde, l'élément Leuba est phonétiquement le plus fort; prononcé en dernier lieu, il a peut-être tendance à s'imprimer plus longtemps et plus nettement dans la mémoire.
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Du point de vue visuel, le bord supérieur des lettres majuscules composant la marque "LEUBA" s'inscrit entre deux côtés d'un triangle très aplati. Mais vu l'absence d'un jambage médiant dans la lettre U, on peut aisément croire, au premier coup d'oeil, à un arc de cercle; or la marque "Favre-Leuba" se déploie selon une telle figure géométrique. Sur des cadrans, qui sont de petite dimension, le risque de confusion augmente. Aussi, du moins sur le marché oriental, la distinction entre les deux marques genevoises concurrentes ne doit pas être facile.
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Le risque de confusion étant admis, la défenderesse ne saurait rétorquer que la demande de radiation est abusive, car la marque n'a été déposée que le 5 mai 1960.
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Par ces motifs, le Tribunal fédéral
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