43. Arrêt de la Ire Cour civile du 29 novembre 1978 dans la cause Bolognese contre Camandona S.A.
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Regeste
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Haftpflicht, Genugtuung.
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Art. 47 OR. Bestimmung einer Geldsumme als Genugtuung bei Tötung eines Menschen (E. 5).
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Sachverhalt
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En 1974, Antonio Bolognese travaillait comme chef d'équipe au service de l'entreprise de travaux publics et de génie civil Camandona S.A. Le 11 septembre 1974, cette entreprise goudronnait un tronçon de route en réfection au moyen d'une machine dite "finisseuse", suivie d'un rouleau compresseur pneumatique qui tassait la couche de bitume. Ce travail se faisait sur une moitié de la chaussée, l'autre étant ouverte au trafic. Le rouleau compresseur était conduit par un employé de Camandona S.A., Manuel Rodriguez. Alors que celui-ci opérait une manoeuvre de recul en s'éloignant de la finisseuse, les roues arrière du rouleau compresseur ont écrasé la tête et le bras droit de Bolognese, qui est décédé sur place. Rodriguez a notamment déclaré à la gendarmerie qu'au moment où il a bloqué son véhicule, en entendant crier le manoeuvre Liazar, il avait la tête tournée à gauche "pour regarder le joint au centre de la route". Il a également affirmé ne pas avoir vu Bolognese dans son miroir rétroviseur.
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Pour le conducteur du rouleau compresseur, la visibilité à proximité immédiate des roues est réduite à cause du volume de l'engin; même avec les rétroviseurs, le conducteur ne peut voir ce qui se passe derrière les roues. Rodriguez avait appris le maniement de ce véhicule avec Bolognese et le conduisait depuis une semaine. Auparavant, il avait piloté de petites machines de chantier en Espagne et il était au bénéfice d'un permis de conduire espagnol pour voitures automobiles légères et poids lourds.
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Le juge informateur chargé de l'enquête a rendu une ordonnance de non-lieu. Il a admis que l'accident "paraît être dû à une légère imprudence de la victime, qui s'est probablement trop approchée du rouleau à un moment critique", et qu'"aucune faute ne semble imputable à un tiers".
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Antonio Bolognese a laissé sa femme Filomena, née en 1942, et deux enfants nés en 1967 et 1973, Claudio et Silvana.
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Le 5 novembre 1974, la Caisse nationale suisse d'assurances en cas d'accidents, à Lucerne, a accordé des rentes mensuelles de 935 fr. à Filomena Bolognese et de 468 fr. à chacun de ses enfants. Dame Bolognese a également reçu de la Caisse de retraite professionnelle de l'industrie vaudoise de la construction, outre des rentes d'orphelin pour ses enfants, un capital de 20'000 fr., et de la Fribourgeoise, assurance collective de Camandona S.A. contre les accidents, un capital décès de 51'895 fr.
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Le 6 avril 1976, Filomena Bolognese et ses enfants Claudio et Silvana, ainsi que Pietro Bolognese, père du défunt, ont ouvert action contre Camandona S.A. en paiement d'indemnités pour un montant total de 348'008 fr. 90, avec intérêt à 5% dès le 4 avril 1975.
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Par jugement du 6 juin 1978, la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois a alloué à Filomena Bolognese une indemnité pour tort moral de 20'000 fr. et à chacun des enfants 10'000 fr. au même titre. Elle a rejeté la demande pour le surplus.
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Filomena Bolognese et ses deux enfants recourent en réforme au Tribunal fédéral en concluant à l'annulation du jugement attaqué et au renvoi de la cause à la juridiction cantonale pour nouveau jugement dans le sens des considérants.
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La défenderesse a formé un recours joint tendant à la réduction à 15'000 fr. pour la mère et 7'500 fr. pour chaque enfant des sommes allouées à titre de réparation du tort moral.
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Le Tribunal fédéral a rejeté les deux recours et confirmé le jugement attaqué.
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Considérant en droit:
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La question peut toutefois demeurer indécise. Les prétentions en dommages-intérêts litigieuses dérivent en effet d'un accident professionnel. Or même si la responsabilité civile de la défenderesse était engagée en sa qualité de détenteur de l'engin en vertu des art. 58 ss. LCR, cette responsabilité serait limitée en application de l'art. 129 al. 2 LAMA (ATF 95 II 625; OFTINGER, op. cit., 4e éd., I p. 429 et 436; MAURER, Recht und Praxis der schweiz. obligatorischen Unfallversicherung, 2e éd., Berne 1963, p. 356). Quelle que soit la source de sa responsabilité, la défenderesse ne répond ainsi du dommage qu'aux conditions de l'art. 129 al. 2 LAMA, soit pour autant qu'un dol ou une faute grave soit retenu à sa charge.
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3. Les demandeurs font valoir que la défenderesse répond comme de sa propre faute, en vertu de l'art. 58 al. 4 LCR, de la faute grave du conducteur Rodriguez.
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Cet argument doit être rejeté pour deux raisons.
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a) D'une part, selon l'art. 129 al. 2 LAMA, la condition d'une responsabilité de l'employeur est un dol ou une faute grave personnelle; la faute d'un auxiliaire, prévue par l'art. 58 al. 4 LCR, ne remplit pas cette condition. L'art. 129 al. 2 LAMA a pour but de supprimer la responsabilité de l'employeur sauf faute exceptionnelle (ATF 87 II 189), cette responsabilité ne subsistant que dans le cadre fixé par l'art. 129 LAMA, indépendamment de la cause de responsabilité invoquée par le lésé (DESCHENAUX/TERCIER, La responsabilité civile, Berne 1975, p. 302). L'art. 129 LAMA substitue aux responsabilités spéciales, notamment à la responsabilité causale de l'art. 58 al. 4 LCR, une responsabilité délictuelle soumise à ses propres conditions (OSWALD, Die beschränkte Haftung des Arbeitgebers gemäss KUVG 129 II, Schweiz. Zeitschrift für Sozialversicherung, 1962, p. 267, 276). Le lésé doit donc toujours établir une faute personnelle de l'employeur ou, s'agissant d'une personne morale, d'un organe; l'employeur ne peut se voir imputer la faute d'un auxiliaire en vertu de l'art. 55 CO (ATF 72 II 430s.; OFTINGER, op. cit., 4e éd., I p. 435; MAURER, op. cit., p. 356 s.; OSWALD, loc. cit.). En l'espèce, il ne servirait ainsi à rien d'établir une faute grave à la charge de Rodriguez.
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b) D'autre part, il ne ressort nullement des constatations de fait du jugement déféré que Rodriguez ait commis une faute qui pourrait être qualifiée de grave.
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Les demandeurs font grief à la Cour civile de n'avoir examiné que sommairement la faute de Rodriguez qui, selon eux, aurait "reculé sur une vingtaine de mètres en regardant toujours devant lui". Mais le jugement attaqué ne retient nullement que Rodriguez ait, sur 20 m., toujours regardé devant lui. Il relate la déposition de Rodriguez à la gendarmerie, disant: "A ce moment-là, j'avais la tête tournée à gauche pour regarder le joint au centre de la route...". Or si l'on se reporte à la phrase qui précède cette déclaration, ce "moment-là", c'est le moment où Antonio Liazar a crié, sans plus.
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Les demandeurs reprochent encore aux premiers juges de ne s'être pas prononcés sur la valeur de la déposition du témoin Dutoit, qui a déclaré que le conducteur avait reculé d'une vingtaine de mètres. Mais le jugement attaqué admettant que l'engin effectuait une manoeuvre de recul, peu importe que ce soit sur 20 m. ou plus; cela ne signifie pas que, sur toute cette distance, Rodriguez se serait abstenu de regarder dans la direction de marche.
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La prétention des recourants à ce que l'autorité cantonale complète ses constatations est dénuée de tout fondement. Appréciant les preuves administrées, la Cour civile a relaté les faits qu'elle a jugés établis. Ces constatations lient la juridiction fédérale de réforme; les demandeurs ne prétendent pas qu'elles reposeraient manifestement sur une inadvertance, ni que des dispositions fédérales en matière de preuve auraient été violées (art. 63 al. 2 OJ); ils n'allèguent pas, notamment, que la cour cantonale aurait refusé de donner suite à une offre de preuve portant sur des faits pertinents. Or les constatations du jugement attaqué ne permettent pas de retenir une faute grave à la charge de Rodriguez.
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Même si celui-ci, accaparé par la nécessité de suivre un trajet bien défini en suivant le "joint" au bord de sa route, n'avait pas prêté une attention suffisante à ce qui pouvait se présenter sur le chemin de son engin, il ne saurait être question de faute grave; la vitesse très réduite du rouleau compresseur circulant sur un chantier où n'étaient occupés que les ouvriers de l'entreprise, qui ne pouvaient pas ne pas voir et entendre la machine dans sa lente progression, permettait à Rodriguez de vérifier, tout en conduisant, si le trajet suivi était correct. L'appréciation de la Cour civile vaudoise est d'ailleurs corroborée par l'ordonnance de non-lieu rendue par le juge pénal.
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S'agissant du tort moral, non couvert par la Caisse nationale, peu importe que la responsabilité de la défenderesse soit régie par l'art. 62 LCR ou par l'art. 55 CO, car l'art. 47 CO est de toute façon applicable. Cette disposition n'exige pas qu'une faute soit établie à la charge de la personne responsable. Certes, la gravité de la faute peut être prise en considération. Mais qu'on envisage la faute de Rodriguez, dont la défenderesse répondrait en vertu de l'art. 58 al. 4 LCR, ou la faute propre de la défenderesse consistant dans un défaut d'instruction et de surveillance de son auxiliaire, il s'agit dans les deux cas d'une faute légère.
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D'autre part, l'instruction n'a pas permis d'établir clairement l'attitude de la victime au moment de l'accident. La défenderesse a ainsi échoué dans la preuve, qui lui incombait, d'une faute concomitante de Bolognese. Toute l'argumentation du recours joint à cet égard, qui discute les hypothèses envisagées par la cour cantonale, ressortit au fait et n'est pas recevable.
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Pour admettre le principe et fixer le montant de la réparation du tort moral, la Cour civile vaudoise a examiné avec soin l'ensemble des circonstances, en prenant principalement en considération l'intensité de la souffrance des demandeurs. Elle relève la gravité particulière de l'atteinte, s'agissant de la mort brutale d'un homme de 32 ans, laissant une veuve du même âge et deux enfants de un et sept ans dans des conditions financières difficiles, ce qui les a obligés à regagner l'Italie. Le jugement attaqué se réfère en outre à plusieurs précédents et tient compte de l'évolution du coût de la vie et de l'âge des survivants. En allouant 20'000 fr. à la veuve et 10'000 fr. à chacun des enfants, l'autorité cantonale n'a pas excédé le large pouvoir d'appréciation dont elle jouit dans ce domaine. Ces montants correspondent à ceux dont le Tribunal fédéral a jugé récemment (ATF 101 II 355 consid. 8) qu'ils atteignent "la limite supérieure encore admissible eu égard au pouvoir appréciateur de l'autorité cantonale". Les deux recours s'avèrent donc mal fondés sur ce point.
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