85. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile du 12 octobre 1982 dans la cause Tribune de Genève S.A. contre B. (recours en réforme)
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Regeste
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Art. 337 OR; Auflösung des Arbeitsvertrags aus wichtigen Gründen.
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Sachverhalt
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A.- B. était correcteur à la Tribune de Genève S.A. depuis 1970. De novembre 1979 à décembre 1980, plusieurs avertissements lui ont été adressés, avec la menace qu'une "mesure définitive" fût prise à son égard.
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Au début de septembre 1981, B. a été appelé à corriger le texte d'un communiqué de presse, transmis par l'Agence-France-Presse (AFP), intitulé "205 syndicalistes arrêtés en Afrique du Sud". Au bas de l'épreuve à corriger, il a ajouté les neuf mots ci-dessous soulignés:
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"Le Bandoustan du Ciskei doit normalement accéder à l'"indépendance"
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le 4 décembre prochain. Le Transkei en 1976, le Bophuthatswana, en 1977,
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et le Venda, en 1979, l'ont précédé sur cette voie, mais la Communauté
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internationale ne reconnaît aucune de ces "indépendances" parce qu'elles ne
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sont que de vulgaires parodies."
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Le communiqué de presse, annoncé comme étant celui de l'AFP, a paru avec cette adjonction dans la Tribune de Genève, dans l'édition du soir du 8 septembre 1981 et l'édition nationale du lendemain.
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Le jeudi 10 septembre 1981 étant férié à Genève, la Tribune de Genève a informé B. le vendredi 11 septembre 1981 qu'elle le congédiait avec effet immédiat pour justes motifs. Elle lui a confirmé cette résiliation par lettre du 14 septembre 1981, dans les termes suivants:
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"... votre faute professionnelle, manifestement intentionnelle, nous
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paraît d'autant plus grave que le correcteur assume la responsabilité du
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dernier contrôle des textes avant leur impression. Dès lors, les rapports
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de confiance qui devraient caractériser notre collaboration n'existent plus
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et motivent notre décision.
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D'autre part, l'incident auquel nous nous référons est survenu après
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plusieurs mises en garde dont trois écrites qui vous informaient clairement
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des sanctions qui seraient prises si les conditions d'une collaboration
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normale n'étaient pas remplies."
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B.- Le Tribunal des prud'hommes de Genève, par jugements des 23 octobre et 27 novembre 1981, a admis une demande de B. en paiement de son salaire jusqu'à la date pour laquelle une résiliation ordinaire aurait sorti ses effets, soit 9'966 fr. 60 sous déduction des charges sociales; il a en revanche refusé de considérer la résiliation comme abusive et d'allouer une indemnité pour tort moral au demandeur.
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La Chambre d'appel des prud'hommes de Genève a confirmé ce jugement par arrêt du 7 avril 1982.
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La défenderesse recourt en réforme au Tribunal fédéral en concluant à l'annulation de l'arrêt attaqué et au rejet de la demande.
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Le Tribunal fédéral admet le recours et réforme l'arrêt attaqué en ce sens que la demande est rejetée, en tant qu'elle n'a pas déjà été rejetée par le Tribunal des prud'hommes de Genève.
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Extrait des considérants:
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La notion de justes motifs est une notion de droit. Dès lors, le Tribunal fédéral examine librement (art. 43 OJ), comme les juridictions inférieures, s'il existe un juste motif de résiliation anticipée (art. 337 al. 3 CO).
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Pour déterminer quelles circonstances ne permettent plus d'exiger de l'employeur la continuation des rapports de travail jusqu'à leur terme, il faut prendre en considération tous les éléments du cas particulier, notamment la position et les responsabilités du travailleur, la nature et la durée des rapports contractuels, ainsi que la nature et l'importance des manquements (ATF 104 II 29). En général, une violation grave des obligations du travailleur peut motiver une résiliation immédiate sans avertissement; des violations moins importantes peuvent conduire à une telle résiliation si elles ont été précédées d'un avertissement ou si elles sont persistantes (ATF 101 Ia 549).
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La faute déterminante du travailleur peut résider dans la violation de ses devoirs professionnels (art. 321 ss CO), notamment de son devoir général d'exécuter avec soin le travail confié et de sauvegarder fidèlement les intérêts légitimes de l'employeur (art. 321a al. 1 CO).
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a) En l'espèce, les parties sont liées par le contrat collectif de travail pour travailleurs de l'imprimerie, conclu entre l'Association suisse des arts graphiques et le Syndicat suisse des arts graphiques, valable du 1er mai 1980 au 30 avril 1983. Aux termes de l'art. 36 al. 2 de ce contrat, "les travaux de correcteur sont la mise au net et préparation technique des manuscrits, la correction en première, les corrections de mise en pages, la correction en seconde et les tierces". L'art. 27 al. 2 dispose: "Les parties contractantes se placent sur le terrain de l'absolue liberté de presse. Un droit de discussion envers le contenu intellectuel d'un imprimé n'est admissible en aucun cas." A plus forte raison une modification du texte à transcrire est-elle en principe prohibée.
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On peut aussi considérer comme une règle fondamentale, dans les entreprises graphiques, que l'organisme chargé d'imprimer un texte ne doit pas modifier le contenu formel du message transmis, sous réserve de corrections mineures (orthographe, certaines fautes de grammaire ou inadvertances ayant échappé à la rédaction); cet organisme ne saurait en aucun cas, notamment, ajouter des commentaires ou explications au message confié, en vue de sa diffusion. L'inobservation de cette règle par un travailleur constitue en soi un manquement caractérisé à ses devoirs professionnels. Quant à l'importance d'une telle violation, pour la confiance devant régir les rapports entre employeur et travailleur, elle dépend de la fonction occupée par celui qui l'a commise, ainsi que de la nature de la faute commise.
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Il résulte des constatations de fait de l'arrêt attaqué que, dans l'impression de la Tribune de Genève, le correcteur procède au dernier contrôle important du texte avant son impression; en effet, le contrôle exercé après la mise en pages se révèle à la fois rapide et formel. L'éditeur du journal doit donc pouvoir compter sur un travail consciencieux du correcteur, dont l'activité ne peut guère être contrôlée par autrui avant l'impression et la parution du journal; il doit notamment pouvoir compter que le correcteur n'apportera pas de son propre chef des modifications ou adjonctions illicites, que l'éditeur ne pourrait en général pas déceler suffisamment tôt pour en empêcher la publication.
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Subjectivement, la confiance que l'employeur peut conserver en un travailleur ayant enfreint cette règle dépendra aussi de la gravité de la faute commise.
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b) En l'espèce, on doit admettre qu'en sa qualité de correcteur, le demandeur occupait un poste à responsabilités, s'agissant de la transmission fidèle du contenu du message à diffuser. Il a commis une faute caractérisée, en ajoutant dans le texte même du communiqué de presse de l'AFP - que son employeur avait l'obligation de diffuser tel quel - un commentaire déplacé impliquant un jugement de valeur quant au fond, que ledit communiqué ne contenait pas. Cette adjonction ne peut se fonder sur aucune justification en relation avec le travail, telle qu'une erreur ou une inadvertance. Le demandeur prétend avoir ajouté à l'épreuve un texte dont il pensait qu'il ne serait pas imprimé; la défenderesse lui reproche en revanche d'avoir agi intentionnellement en vue de la publication du rajout, ou du moins par dol éventuel. La cour cantonale ne se prononce pas expressément à ce sujet; affirmant "qu'il n'était pas du tout certain que le compositeur et encore moins un correcteur, lors de la vérification de la mise en pages, aient dû ou pu voir qu'il s'agissait d'un rajout à écarter", elle fait implicitement au correcteur le grief d'avoir apporté à l'épreuve une adjonction dont il pensait ou pouvait sérieusement penser qu'elle serait transcrite dans le texte imprimé. Qu'elle relève du dol, du dol éventuel ou de la négligence, une telle faute est de toute manière grave, car elle constitue une violation caractérisée des obligations du correcteur, dépourvue de toute justification la rendant excusable.
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Les circonstances invoquées par la cour cantonale et le demandeur, dans le sens d'une atténuation de la gravité de la faute commise, n'apparaissent pas décisives. Ainsi, la durée écoulée des relations de travail n'est pas déterminante, du moment que ces relations avaient déjà été perturbées par d'autres manquements du travailleur. Au sujet d'un éventuel rectificatif, la défenderesse objecte à juste titre qu'il aurait été propre à attirer davantage l'attention sur l'erreur du journal, commise par la faute du demandeur. Quant aux difficultés éventuelles entre employeur et travailleur, elles ne sont pas non plus propres à atténuer la faute commise par le demandeur.
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Dans les conditions de l'espèce, la violation contractuelle gravement fautive commise par le demandeur était de nature à ruiner la confiance de l'employeur dans la capacité et la volonté du travailleur de respecter à l'avenir le contrat. Cette atteinte au rapport de confiance était telle que l'on ne pouvait exiger de la défenderesse qu'elle maintienne le demandeur, jusqu'à l'expiration du délai légal de congé, dans une fonction à responsabilités où il devait être à même d'agir seul sans le contrôle de son employeur et sans exposer celui-ci à subir un dommage. La défenderesse était dès lors fondée à résilier avec effet immédiat le contrat liant les parties.
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c) Cette solution se justifie d'autant plus que l'on doit prendre en considération les différents et sérieux avertissements donnés par l'employeur au travailleur jusqu'en décembre 1980 pour apprécier les efforts que la défenderesse était tenue de consentir avant de pouvoir résilier le contrat de travail de façon abrupte. Ces mises en garde ne remontaient pas à une époque si reculée qu'elles n'auraient plus sorti aucun effet en septembre 1981, malgré une amélioration de la conduite du demandeur dans l'intervalle; l'écoulement de ce temps relativement court a seulement atténué les effets desdits avertissements. Au demeurant, ceux-ci se rapportaient à l'exécution des devoirs professionnels en général et n'avaient pas un objet totalement différent de la faute commise en septembre 1981, puisqu'il avait été notamment question de plaintes d'un annonceur concernant des textes qui auraient été modifiés par le demandeur. Ce dernier devait donc être conscient qu'une violation grave du contrat, telle que la diffusion illicite dans le journal d'une adjonction à un communiqué de presse, ne serait pas tolérée par la défenderesse et risquait de provoquer la rupture des relations de travail, en dépit du temps écoulé depuis décembre 1980.
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