15. Arrêt de la Cour de cassation pénale du 13 mars 1959 dans la cause Electric and Musical Industries Ltd. contre Delachaux et Ministère public du canton de Neuchâtel.
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Regeste
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Art. 24 lit. c MSchG.
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Sachverhalt
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A.- Le trust Electric and Musical Industries Ltd. (EMI), qui a son siège en Angleterre, groupe les deux sociétés anglaises The Gramophone Company Ltd. et Columbia Company Ltd. La première est titulaire de la marque suisse "His Master's Voice", la seconde des deux marques, également déposées en Suisse, "Twin Notes" et "Columbia".
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Les maisons américaines Columbia et RCA Victor apposent également ces marques sur des disques de leur fabrication. Selon EMI, elles ont le droit de les utiliser, mais seulement sur le territoire des Etats-Unis d'Amérique.
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La maison Delachaux et Niestlé SA a importé et vendu en Suisse des disques de fabrication américaine munis de l'une ou l'autre de ces trois marques. Sommée par l'avocat d'EMI de s'en abstenir, elle déclara renoncer à utiliser les marques "His Master's Voice", "Columbia" et "Twin Notes" pour la vente de disques non fabriqués par la société anglaise, titulaire de ces marques en Suisse. Elle continua à vendre des disques provenant des maisons américaines Columbia et RCA Victor, mais prit soin de cacher les marques litigieuses avec du papier gommé.
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B.- Prévenue, sur plainte d'EMI, d'infraction à l'art. 24 litt. c LMF, l'administratrice de la maison Delachaux et Niestlé SA, a bénéficié d'un non-lieu, que la Chambre d'accusation neuchâteloise a confirmé, le 26 décembre 1958.
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C.- Contre cet arrêt, EMI se pourvoit en nullité au Tribunal fédéral. Elle conclut au renvoi de la prévenue devant le juge de répression.
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D.- L'intimée propose de déclarer le pourvoi irrecevable, subsidiairement de le rejeter.
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Considérant en droit:
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"... quiconque aura vendu, mis en vente ou en circulation des produits ou marchandises revêtus d'une marque qu'il savait contrefaite, imitée ou indûment apposée."
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Il s'agit donc de savoir si les marques "His Master's Voice", "Columbia" et "Twin Notes" étaient indûment apposées sur les disques américains que la maison Delachaux et Niestlé SA a mis en vente en Suisse, c'est-à-dire si, lorsqu'une marque est enregistrée à la fois en Suisse et à l'étranger en faveur de deux titulaires différents, mais pour des produits de même nature, l'usage en Suisse de la marque étrangère viole l'art. 24 litt. c LMF, même si elle a été apposée légalement à l'étranger.
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La Chambre d'accusation neuchâteloise a répondu par la négative, en se fondant sur l'arrêt Hoffmann-La Roche, du 17 décembre 1924 (RO 50 I 328). Dans cet arrêt, la cour de céans, sans se prononcer sur le principe de la territorialité des marques, a nié le caractère pénal des actes visés, considérant d'une part qu'en tout cas une marque apposée légalement à l'étranger ne pouvait être tenue pour "indûment apposée" selon l'art. 24 litt. c LMF lorsque le produit était ensuite vendu, mis en vente ou en circulation sur le territoire suisse, d'autre part, que le public ne risquait pas d'être induit en erreur dans le cas particulier.
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La recourante invoque en sens contraire l'arrêt Seifenfabrik Sunlight, du 12 février 1952 (RO 78 II 165), où la Ie Cour civile, se ralliant au principe de la territorialité des marques, a jugé que, du point de vue civil tout au moins et même si la marque apposée à l'étranger l'avait été légalement, son usage en Suisse était illicite selon l'art. 24 litt. c LMF et que l'interprétation littérale de ce texte ne pouvait donc être admise.
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Postérieurement à ces deux arrêts, la cour de céans a jugé encore un cas d'usage d'une marque étrangère également enregistrée en Suisse, mais en faveur d'un autre titulaire (arrêt Saba: RO 84 IV 119). Cependant cet arrêt ne tranche pas le débat. Dans l'espèce considérée, les marchandises vendues par l'ayant droit de la marque suisse et celles qui avaient été importées et vendues sans son consentement provenaient toutes du même fabricant, titulaire de la marque étrangère, de sorte qu'en l'absence d'un risque de confusion l'art. 24 LMF ne s'appliquait pas. Toutefois, la cour a dit qu'un tel risque peut surgir lorsque des marchandises provenant de producteurs différents sont munies de marques identiques ou plus ou moins semblables.
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Effectivement, le risque de confusion est essentiel. Il existe en l'espèce, puisqu'on a mis sur le marché suisse des disques "Columbia", "Twin Notes" et "His Master's Voice" provenant d'une part des deux sociétés anglaises titulaires de ces marques pour la Suisse et d'autre part des deux sociétés américaines, titulaires des mêmes marques pour les Etats-Unis. Peu importe que les marchandises de fabrication anglaise et américaine soient qualitativement égales. La protection conférée par la marque existe, indépendamment d'une telle circonstance; le but premier de la marque n'est pas de distinguer entre eux des produits du même genre ou de genres différents, mais d'indiquer le fabricant et son exploitation (RO 78 II 172 litt. d et les arrêts cités).
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Cependant, s'il existe un risque de confusion, il ne s'ensuit pas encore que l'intimée ait commis une infraction à l'art. 24 litt. c LMF et tombe sous le coup des sanctions pénales prévues à l'art. 25. Il faudrait encore qu'il se fût agi de marques "indûment apposées".
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En l'espèce, les mêmes marques dépendant d'EMI ont été enregistrées en faveur de titulaires différents aux Etats-Unis d'Amérique et en Suisse. Il s'agit dès lors de savoir si les titulaires suisses seront protégés contre tout usage de leur marque par des tiers sur le territoire suisse, c'est-à-dire si l'art. 24 litt. c LMF permet de poursuivre les auteurs d'un tel usage. Cela peut paraître douteux lorsque, comme en l'espèce, la marque a été légitimement - et non indûment - apposée par le titulaire étranger, les produits ou marchandises étant après coup introduits et vendus, mis en vente ou en circulation en Suisse. Dans l'arrêt Sunlight, le Tribunal fédéral a jugé qu'une telle interprétation ne se concilierait pas avec la ratio legis et aboutirait à des conséquences inacceptables pour la Suisse. Effectivement, le titulaire de la marque suisse serait désarmé en face de l'usage de la marque étrangère, même lorsqu'il bénéficierait de la priorité. Le législateur ne peut avoir raisonnablement voulu ce résultat. Il a conféré au titulaire de la marque déposée en Suisse un droit d'usage exclusif et réglé les moyens destinés à en assurer l'exercice. La protection qui en résulte est limitée au territoire suisse. Elle cesse à l'égard de la marque apposée et utilisée à l'étranger, mais devient efficace dès que ce signe apparaît en Suisse. Dès ce moment, la situation à l'étranger est indifférente. En Suisse, le titulaire de la marque déposée dans le pays est l'unique ayant droit. Si la marque n'émane pas de lui, si elle n'a pas été apposée par lui ou avec son consentement, l'usage est illicite. Du point de vue civil tout au moins, un tel usage entraîne l'application de l'art. 24 litt. c LMF.
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Du point de vue pénal et selon les règles d'interprétation strictes, propres à ce domaine, la cour de céans a repoussé cette solution dans son arrêt Hoffmann-La Roche (précité). Lorsque, comme en l'espèce, une marque a été légitimement apposée dans le pays d'où provient la marchandise, l'origine qu'elle atteste n'est effectivement pas modifiée par les déplacements que cette marchandise subit dans l'espace. Dès lors, si l'apposition est licite, on ne voit pas comment elle pourrait perdre ce caractère.
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Cependant, de l'acte qui consiste à apposer une marque sur un objet, il faut distinguer l'état qui en résulte, c'est-à-dire le fait pour la marque d'être apposée. Sans doute le caractère licite ou illicite de l'apposition n'est-il pas affecté par les vicissitudes ultérieures de la marchandise. Mais la licéité de l'acte, de l'apposition, n'emporte pas nécessairement celle de la situation qui en découle. Cette situation se juge non pas, une fois pour toutes, selon le droit du pays où l'apposition a eu lieu, mais suivant la législation des pays où l'objet est mis sur le marché. Ainsi, alors même qu'un fabricant appose une marque conformément au droit dans le pays d'origine de la marchandise, cette marque peut "être ... indûment apposée" sur le territoire suisse (art. 24 litt. c). Une telle interprétation, plus conforme aux textes français et italien (texte italien: "essere ... illecitamente apposata") de la loi, doit être préférée à celle que la cour de céans avait tout d'abord donnée dans son arrêt Hoffmann-La Roche. Elle permet d'accorder au titulaire d'une marque suisse une protection non seulement civile, mais aussi pénale, qui est tout aussi justifiée et nécessaire.
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Selon le dossier, la recourante et les deux sociétés anglaises qui la constituent sont les seules titulaires suisses des marques "His Master's Voice", "Columbia" et "Twin Notes". Elles ont le droit exclusif de les utiliser en Suisse. Du point de vue suisse, les dites marques ne sont donc légitimement apposées que sur des disques provenant de ces maisons; d'où il suit que, dans la mesure où elles figurent sur des disques américains, elles sont indûment apposées, bien que l'apposition elle-même ait été licite.
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Par ces motifs, la Cour de cassation pénale:
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Admet le pourvoi, annule l'arrêt attaqué et renvoie la cause à la juridiction cantonale pour nouvelle décision.
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