BGE 122 IV 97
 
16. Extrait de l'arrêt de la Cour de cassation pénale du 22 avril 1996 dans la cause B. c Ministère public du canton de Vaud (pourvoi en nullité)
 
Regeste
Art. 189, 190 StGB, sexuelle Nötigung und Vergewaltigung, begangen mit psychischem Druck.
 
Sachverhalt
En 1986, B. s'est mis en ménage avec T., qu'il a épousée en juillet 1990. La fille cadette de celle-ci, L., née le 4 juillet 1976, est débile légère; interne à l'établissement La Cigale, elle a passé certains week-ends chez eux avant d'y être placée en 1990. B. a été décrit comme un homme intransigeant et rigide, redouté de sa femme et de L. L'expertise psychiatrique a admis que sa responsabilité pénale était entière. Son casier judiciaire est vierge.
Dès l'automne 1986, il est arrivé à B. d'entrer dans la chambre de sa belle-fille, L., pour la caresser sur les seins et sur le sexe, à même la peau, sous le pyjama.
Depuis la fin de l'hiver ou le printemps 1988, il a pris l'habitude de passer le matin dans la chambre de sa belle-fille, en profitant de ces occasions pour la caresser, l'embrasser sur la bouche, sur les seins et sur le sexe.
En été 1988, dans le chalet du couple, B. a introduit pour la première fois un doigt dans le vagin de l'enfant et lui a fait subir depuis lors à plusieurs reprises ce genre d'attouchements. Il a également eu son premier rapport sexuel complet avec l'enfant, qui dormait dans la même pièce que sa mère et son beau-père.
Depuis cette époque, B., tout en continuant à prodiguer des caresses à L., a entretenu des relations sexuelles avec elle à de très nombreuses reprises. Il a été retenu que le nombre des relations sexuelles complètes subies par l'enfant était d'au moins 25, ces relations ayant cessé à fin septembre 1991.
Lors des premiers attouchements en 1986, L. n'était pas consentante, demandant à plusieurs reprises à son beau-père de la laisser tranquille et de s'en aller et le repoussant parfois de la main. Elle a également essayé en vain de l'écarter lors du premier rapport sexuel; si elle n'a pas alors crié, c'était par peur de réveiller sa mère qui dormait à ses côtés. Les autres rapports sexuels ont aussi généralement eu lieu contre son gré, et elle a tenté plusieurs fois d'éloigner B. Celui-ci, qui a reconnu que L. était réticente et a admis en cours d'enquête qu'elle s'était peut-être pliée à ses caprices pour ne pas perdre son affection, lui a fait comprendre qu'elle pouvait prendre une fessée si sa mère apprenait ce qui se passait, et lui a dit d'éviter de lui parler de leurs relations si elle ne voulait pas avoir d'histoires. L. a toutefois été à quelques reprises d'accord d'entretenir des rapports avec B.; elle a ainsi déclaré que parfois c'était elle qui l'excitait parce qu'elle l'aimait. Il a été retenu que L. n'était en tout cas pas consentante au début de la relation et que si elle l'était devenue par la suite, c'était parce que B. l'avait initiée à ces pratiques. Il a été admis que B. avait, dans la majorité des cas, exercé des pressions d'ordre psychique sur sa belle-fille, qui le craignait et qui était sous son emprise, et l'avait mise hors d'état de résister, en insistant pour avoir des rapports avec elle malgré son opposition et en lui recommandant de ne pas révéler leurs relations à sa mère, la menaçant sinon d'une fessée.
Le 24 novembre 1991, à la suite d'une violente altercation entre les époux B., L. s'est confiée à sa mère, qui a dénoncé les faits à la police. Il fut retenu que T. savait, dès juillet/août 1991, que son mari entretenait des relations sexuelles avec sa fille, mais qu'elle ne l'avait pas dénoncé avant le 24 novembre 1991, afin de ne pas faire éclater son couple.
Par jugement du 23 mars 1995, le Tribunal correctionnel du district de Lausanne a condamné B., pour actes d'ordre sexuel avec des enfants (art. 187 CP), contrainte sexuelle (art. 189 CP) et viol (art. 190 CP), à la peine de trois ans d'emprisonnement, mettant à sa charge une partie des frais de la procédure. Pour fixer la peine, le tribunal a tenu compte du concours d'infractions, de la répétition des actes et de leur gravité intrinsèque; à décharge, il a retenu le casier judiciaire vierge, la bonne réputation sur le plan professionnel, l'attitude coopérative durant l'enquête, ainsi que les regrets et la prise de conscience manifestés.
Par arrêt du 16 juin 1995, la cour de cassation cantonale a rejeté le recours formé contre cette décision par le condamné.
Contre cet arrêt, B. s'est pourvu en nullité à la Cour de cassation pénale du Tribunal fédéral. Invoquant une violation des art. 189 al. 1, 190 al. 1, 63 et 41 CP, il conclut à l'annulation de la décision attaquée avec suite de frais et dépens. Il a sollicité l'effet suspensif qui lui a été accordé par ordonnance présidentielle du 7 août 1995. Il a également requis l'assistance judiciaire qui lui a été refusée par décision de la Cour de cassation pénale du Tribunal fédéral du 10 janvier 1996.
 
Considérant en droit:
Le viol et la contrainte sexuelle supposent l'emploi des mêmes moyens et la même situation de contrainte; le viol constitue une lex specialis pour le cas où la victime est une femme et qu'il lui est imposé l'acte sexuel proprement dit (ATF 119 IV 309 consid. 7b).
Selon les constatations cantonales - qui lient la Cour de cassation (art. 277bis al. 1 PPF) -, le recourant a accompli tantôt l'acte sexuel proprement dit, tantôt d'autres actes d'ordre sexuel, de sorte que les deux infractions, en concours réel, entrent en considération.
Le recourant conteste avoir commis l'infraction de viol et de contrainte sexuelle, en soutenant qu'il n'a pas recouru à l'un des moyens de contrainte prévus par la loi, à savoir la menace, la violence, la pression d'ordre psychique ou la mise hors d'état de résister.
b) Les art. 189 al. 1 et 190 al. 1 CP prévoient que l'auteur, "notamment en usant de menaces ou de violence envers une personne, en exerçant sur elle des pressions d'ordre psychique ou en la mettant hors d'état de résister", la contraint à subir l'acte.
Ces dispositions tendent à protéger la libre détermination en matière sexuelle (ATF 119 IV 309 consid. 7a), en réprimant de manière générale la contrainte dans ce domaine, ayant pour objet d'amener une personne, sans son consentement, à faire ou subir l'acte sexuel ou un autre acte d'ordre sexuel (ATF 119 IV 309 consid. 7b). Pour qu'il y ait contrainte en matière sexuelle, il faut que la victime ne soit pas consentante, que l'auteur le sache ou accepte cette éventualité (ATF 119 IV 309 consid. 7b), et qu'il passe outre en profitant de la situation ou en employant un moyen efficace.
S'agissant plus précisément des moyens employés pour contraindre la victime, les dispositions citées mentionnent "notamment" la menace, la violence, les pressions d'ordre psychique et la mise hors d'état de résister.
Par menace, il faut entendre que l'auteur, par ses paroles ou son comportement, fait volontairement redouter à la victime la survenance d'un préjudice, à l'effet de l'amener à céder. La menace doit faire craindre un préjudice sérieux (REHBERG/SCHMID, Strafrecht III, 6è édition, p. 378; STRATENWERTH, Bes. Teil I, 5è édition, p. 158 no 7).
Par violence, il faut entendre, comme dans le cas du brigandage (art. 140 ch. 1 al. 1 CP), l'emploi volontaire de la force physique sur la personne de la victime, dans le but de la faire céder.
Il n'est toutefois pas nécessaire que l'auteur recoure à la violence ou à la menace (FF 1985 II 1091); le Conseil fédéral a tenu à ajouter aux moyens déjà cités la mise hors d'état de résister, pour englober les cas où l'auteur, pour parvenir à ses fins, rend la victime inconsciente, par exemple en lui administrant des somnifères ou de la drogue, ce qui le dispense de violences ou de menaces pour agir sans le consentement de sa victime (FF 1985 II 1087).
A l'initiative du Conseil national, la liste des moyens a été complétée en ajoutant les pressions d'ordre psychique, pour inclure également les cas où la victime est mise hors d'état de résister par la surprise (BO 1990 CN 2302), la frayeur ou une situation sans espoir (PHILIPP MAIER, Die Nötigungsdelikte im neuen Sexualstrafrecht, thèse de Zurich 1994, p. 304 et les références citées).
Egalement à l'initiative du Conseil national, l'adverbe "notamment" a été ajouté aussi bien à l'art. 189 al. 1 qu'à l'art. 190 al. 1 CP (MAIER, op.cit., p. 305 s. et les références citées). Contrairement à ce que pense le recourant, les moyens de contrainte ne sont donc pas énumérés de façon exhaustive par la loi; l'adjonction, par rapport au projet du Conseil fédéral, de l'adverbe "notamment" et de la notion de pression psychologique procède de la volonté d'englober toutes les hypothèses de contrainte, même celles auxquelles le législateur n'aurait pas songé (MAIER, op.cit., p. 303 ss). Il ne suffirait par conséquent pas que le recourant puisse démontrer qu'il n'a employé aucun des moyens cités expressément par les art. 189 al. 1 et 190 al. 1 CP.
Il est vrai que le nouveau texte légal, en énumérant de façon non exhaustive des moyens de contrainte formulés en termes très généraux, comporte sous cet angle une certaine imprécision (dans ce sens: STRATENWERTH, op.cit., p. 158 ss no 6 ss); il pourra notamment s'avérer délicat de déterminer quelle intensité doit atteindre la pression psychique exercée sur la victime pour faire admettre que celle-ci a été contrainte, au sens des art. 189 al. 1 et 190 al. 1 CP, à subir les actes incriminés. La personnalité de la victime ne pourra notamment pas être ignorée dans ce contexte car on peut, par exemple, attendre d'un adulte en pleine possession de ses facultés de discernement une résistance à de telles pressions supérieure à celle que peut offrir un enfant. Il en résulte cependant que la victime doit être contrainte, ce qui présuppose un moyen efficace, autrement dit que la victime se trouve dans une situation telle qu'il soit possible d'accomplir l'acte sans tenir compte du refus; il suffit en définitive que, selon les circonstances concrètes, la soumission de la victime soit compréhensible (REHBERG/SCHMID, op.cit., p. 380). Tel est le cas lorsque la victime est placée dans une situation telle qu'il serait vain de résister physiquement ou d'appeler du secours ou que cela entraînerait un préjudice disproportionné, de sorte que l'auteur parvient à ses fins, en passant outre au refus, sans avoir nécessairement à employer la violence ou la menace (cf. ATF 119 IV 309 consid. 7b). Le nouveau droit n'exige plus que la victime soit mise totalement hors d'état de résister (REHBERG/SCHMID, op.cit., p. 378).
c) En l'espèce, il faut tenir compte du jeune âge de la victime (surtout à l'époque des premiers actes) et du fait qu'elle est légèrement débile, ce qui la rendait particulièrement vulnérable et inapte à une défense efficace. Faisant ménage commun avec sa mère, le recourant se trouvait par rapport à la victime dans une position d'autorité. En raison de son caractère intransigeant, elle le redoutait. Si l'on considère la différence d'âge et de force physique, toute résistance pouvait raisonnablement lui paraître vaine. L'enfant vivait tout d'abord dans une institution, puis chez le recourant et sa mère; sa situation était donc précaire. Comme sa mère semblait attachée au recourant, la victime pouvait craindre, si elle appelait sa mère au secours - et le recourant l'avait menacée de désagréments si elle le faisait -, que celle-ci donne la préférence à son union conjugale, de sorte que la victime se serait sentie seule et rejetée par ceux qui lui étaient les plus proches. On comprend aisément, dans ces circonstances, qu'elle ait choisi de céder, sans que l'auteur ait eu à recourir à la violence ou à la menace. La victime était placée dans une situation telle qu'il n'était nul besoin de tels actes pour qu'elle soit hors d'état de résister (cf. ATF 119 IV 309 consid. 7b).
Il a été constaté en fait - d'une manière qui lie la Cour de cassation (art. 277bis al. 1 PPF) - que la victime n'était pas consentante, au moins lors des premiers actes et des premiers rapports sexuels, qu'elle l'a fait savoir au recourant, en lui demandant de la laisser tranquille et de s'en aller et en le repoussant avec la main, que le recourant a passé outre à son refus, conscient de celui-ci et des circonstances qui mettaient la victime hors d'état de résister.
Dans de telles circonstances, l'autorité cantonale n'a pas violé le droit fédéral en retenant que le recourant s'était rendu coupable de viol (art. 190 al. 1 CP) et de contrainte sexuelle (art. 189 al. 1 CP).
Il est vrai qu'en raison de la facilité avec laquelle il a pu commettre les actes, la faute du recourant apparaît moins lourde que s'il avait recouru à la violence, mais l'autorité cantonale en a tenu compte, au stade de la détermination de la peine (art. 63 CP), en fixant une peine sensiblement moins élevée que celles qui sont habituellement infligées en cas de viols répétés commis avec violence.