BGer 1C_583/2016
 
BGer 1C_583/2016 vom 11.04.2017
{T 0/2}
1C_583/2016, 1C_585/2016, 1C_586/2016
 
Arrêt du 11 avril 2017
 
Ire Cour de droit public
Composition
MM. les Juges fédéraux Merkli, Président,
Karlen et Fonjallaz.
Greffier : M. Kurz.
Participants à la procédure
1C_583/2016
A.A.________,
1C_585/2016
B.A.________,
1C_586/2016
C.A.________,
tous trois représentés par Me Thomas Barth, curateur,
recourant,
contre
Instance d'indemnisation de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI) de la République et canton de Genève.
Objet
indemnisation LAVI, réparation morale,
recours contre l'arrêt de la Cour de justice
de la République et canton de Genève,
Chambre administrative, du 8 novembre 2016.
 
Faits :
A. Par jugement du 5 mars 2015, le Tribunal criminel du canton de Genève a condamné D.________ à 11 ans de privation de liberté pour le meurtre de E.A.________ commis le 30 juin 2011 au moyen d'une arme à feu. D.________ a été en outre condamné à payer à chacun des quatre enfants de la victime soit F.A.________ (née en 1998), A.A.________ (née en 2000), C.A.________ (né en 2003) et B.A.________ (né en 2005), la somme de 30'000 fr. à titre de tort moral avec intérêts à 5% dès le 30 juin 2011, les conclusions civiles présentées sur ce point n'ayant pas été contestées. Ce jugement a été confirmé sur appel le 15 décembre 2015 par la Chambre pénale d'appel et de révision, et est devenu définitif.
B. Le 6 mars 2015, les quatre enfants, représentés par leur curateur, qui avaient déjà déposé une requête en indemnisation auprès de l'instance genevoise d'indemnisation LAVI (ci-après: l'instance LAVI), ont transmis le jugement de première instance et demandé la prise en charge des montants alloués à titre de tort moral. Lors de l'audition devant l'instance LAVI, le 7 mai 2015, il a été expliqué que l'ambiance familiale avant le meurtre était très mauvaise, le père battant son épouse et sa fille aînée. L'auteur du meurtre, qui entretenait une relation avec la mère depuis deux ans, était considéré comme père de substitution. Les enfants avaient été très choqués d'apprendre qu'il était le meurtrier. Les deux aînées avaient des projets professionnels. Les deux cadets étaient encore à l'école primaire. Les enfants avaient été suivis par un psychiatre durant quelques mois, les deux aînées ayant dû être admises durant quelques semaines aux Hôpitaux universitaires. Désormais, ils allaient bien malgré une situation administrativement précaire et un quotidien limité à l'école et au foyer.
Par quatre ordonnances du 6 mai 2016, l'instance LAVI a alloué à chaque enfant 20'000 fr. sans intérêts à titre de réparation morale. Ne s'estimant liée ni par le montant fixé sans motivation au pénal, ni par le maximum de 18'000 fr. figurant dans les directives de l'Office fédéral de la justice (OFJ), l'instance LAVI a considéré que le montant alloué tenait compte de manière équitable du traumatisme subi par les enfants.
C. Par quatre arrêts du 8 novembre 2016, la Chambre administrative de la Cour de justice du canton de Genève a rejeté les recours formés par F.A.________, A.A.________, C.A.________ et B.A.________. La réparation morale allouée par l'instance LAVI était subsidiaire et plafonnée à 35'000 fr. pour les enfants de la victime, les sommes les plus importantes devant être réservées aux cas les plus graves (proches d'une personne invalide, enfant ayant assisté au meurtre d'un parent). L'indemnité de 20'000 fr., supérieure à celle prévu par le Conseil fédéral et par les directives, était conforme à la pratique.
D. Par actes du 12 décembre 2016, F.A.________ (cause 1C_584/2016), A.A.________ (1C_583/2016), C.A.________ (1C_586/2016) et B.A.________ (1C_585/ 2016), agissant par leur curateur, ont chacun formé un recours en matière de droit public contre les arrêts cantonaux. Ils concluent à l'annulation de ces arrêts et à l'allocation de 30'000 fr. à titre de réparation morale. Subsidiairement, ils demandent le renvoi de la cause à la Chambre administrative pour nouvelle décision dans le sens des considérants. Ils sollicitent en outre l'assistance judiciaire dans le sens d'une dispense d'avance de frais. Le 26 janvier 2017, F.A.________ a déclaré retirer son recours et la cause 1C_584/2016 a été rayée du rôle.
La Chambre administrative persiste dans les considérants et le dispositif de ses arrêts. L'instance LAVI a renoncé à présenter des observations. L'OFJ s'est abstenu de prendre position.
 
Considérant en droit :
1. Les recours sont dirigés contre des arrêts identiques. Les motifs soulevés et les conclusions sont les mêmes, de sorte qu'il se justifie de joindre les trois causes qui restent à juger et de statuer par un seul arrêt.
2. Les arrêts attaqués constituent des décisions finales (art. 90 LTF) rendues en dernière instance cantonale (art. 86 al. 1 let. d LTF) dans le domaine de l'aide aux victimes instituée par la LAVI. Le recours en matière de droit public est donc ouvert (art. 82 let. a LTF). Aucune des exceptions prévues à l'art. 83 LTF n'est réalisée et l'exigence de valeur litigieuse posée à l'art. 85 al. 1 let. a LTF ne s'applique pas (arrêt 1C_542/2015 du 28 janvier 2016 consid. 1). Les recourants, qui prétendent à une indemnisation morale supérieure au montant fixé en instance cantonale, ont qualité pour agir (art. 89 al. 1 LTF).
3. Dans un grief d'ordre formel, les recourants reprochent à la cour cantonale d'avoir statué exclusivement sous l'angle de l'arbitraire alors que, selon l'art. 61 de la loi genevoise sur la procédure administrative (LPA), elle devait revoir librement l'application du droit, y compris l'excès ou l'abus du pouvoir d'appréciation. Il en résulterait un déni de justice formel (art. 29 al. 1 Cst.).
3.1. Selon la jurisprudence, l'autorité qui restreint son examen à l'arbitraire alors qu'elle dispose d'un plein pouvoir d'examen commet un déni de justice formel (ATF 131 II 271 consid. 11.7.1 et les références citées). Indépendamment du droit cantonal invoqué par les recourants, l'art. 29 al. 3 LAVI impose aux cantons la désignation d'une instance de recours jouissant d'un plein pouvoir d'examen.
3.2. Les considérants de l'arrêt cantonal font certes référence à l'arbitraire. Cela est dû au fait que les recours cantonaux soulevaient eux-mêmes un tel grief (que les recourants reprennent d'ailleurs devant le Tribunal fédéral), estimant que l'instance LAVI se serait arbitrairement écartée du prononcé civil figurant dans le jugement pénal. La cour cantonale a d'ailleurs rappelé la teneur de l'art. 61 LPA qui lui impose, à l'instar du droit fédéral, un examen complet du droit. L'arrêt attaqué rappelle l'ensemble des principes applicables à la fixation de l'indemnité pour tort moral selon la LAVI. En estimant, au terme d'un examen libre des questions de droit, que le montant de 20'000 fr. n'était pas "arbitraire", la cour cantonale a sans doute voulu tenir compte de la grande liberté d'appréciation dont disposait l'instance précédente. Il s'agit là manifestement d'une simple clause de style, certes erronée, mais qui n'implique pas une restriction inadmissible du pouvoir d'examen. Matériellement, la cour cantonale s'est livrée à un libre examen, de sorte que le grief doit être écarté.
4. Sur le fond, les recourants se plaignent d'arbitraire dans l'application des art. 22 ss LAVI. Selon la jurisprudence, l'instance LAVI chargée de fixer une indemnité pour tort moral pourrait s'écarter du prononcé civil lorsque celui-ci repose sur une application erronée du droit. Les instances précédentes se seraient contentées d'appliquer le barème découlant du message du Conseil fédéral et des directives de l'OFJ (montant situé entre 8'000 et 18'000 fr.), sans expliquer en quoi le prononcé du Tribunal criminel résulterait d'une mauvaise application du droit. La pratique suivie par les instances précédentes reviendrait à réduire systématiquement les montants alloués, sans tenir compte des circonstances concrètes. En l'occurrence, l'indemnité fixée à 30'000 fr. par le juge pénal était justifiée; les recourants s'étaient parfaitement rendu compte des tragiques évènements qui se sont déroulés dans la nuit du 29 au 30 juin 2011.
4.1. L'aide aux victimes d'infractions, y compris la réparation morale, est entièrement régie par la LAVI (art. 2 let. e, 22 et 23 LAVI). Contrairement à ce que semblent croire les recourants, le pouvoir d'examen du Tribunal fédéral n'est donc pas limité à l'arbitraire, s'agissant de l'application du droit fédéral (art. 95 let. a et 106 al. 1 LTF). L'autorité qui fixe le montant de la réparation morale dispose toutefois d'un large pouvoir d'appréciation à l'égard duquel le Tribunal fédéral n'intervient qu'avec retenue, par exemple lorsque l'autorité précédente s'écarte sans raison de la pratique constante ou lorsqu'elle se fonde sur des éléments de fait dénués de pertinence (ATF 132 II 117 consid. 2.2.5 p. 121; arrêt 1C_542/2015 du 28 janvier 2016 consid. 3.3).
4.2. Dans son ancienne teneur déjà (en vigueur du 4 octobre 1991 au 31 décembre 2008), la LAVI ne donnait pas droit à une indemnisation intégrale du dommage et du tort moral. Comme l'a rappelé le Tribunal fédéral à plusieurs reprises, le législateur n'a pas voulu, en mettant en place le système d'indemnisation prévu par la LAVI, assurer à la victime une réparation pleine, entière et inconditionnelle du préjudice qu'elle a subi (ATF 125 II 169 consid. 2b p. 173 ss). Ce caractère incomplet est particulièrement marqué en ce qui concerne la réparation du tort moral, qui se rapproche d'une allocation "ex aequo et bono". Il se retrouve toutefois aussi en matière de dommage matériel, l'indemnité étant plafonnée à 100'000 fr. et soumise à des conditions de revenus de la victime. La collectivité n'étant pas responsable des conséquences de l'infraction, mais seulement liée par un devoir d'assistance publique envers la victime, elle n'est pas nécessairement tenue à des prestations aussi étendues que celles exigibles de la part de l'auteur de l'infraction (ATF 129 II 312 consid. 2.3 p. 315; 128 II 49 consid. 4.3 p. 55). La jurisprudence a aussi rappelé que l'utilisation des critères du droit privé est en principe justifiée, mais que l'instance LAVI peut au besoin s'en écarter (ATF 129 II 312 consid. 2.3 p. 315, 125 II 169 consid 2b p. 173), l'instance d'indemnisation n'étant pas non plus liée par le prononcé du juge pénal (ATF 132 II 117 consid. 2.2.4 p. 121; arrêt 1C_286/2008 du 1er avril 2009 consid. 4 et les références).
4.3. La réparation morale était au centre de la dernière révision de la LAVI. Les cantons souhaitaient en effet mieux pouvoir maîtriser les coûts résultant des développements de la pratique en matière de réparation morale, à l'origine conçue comme une prestation subsidiaire mais dont l'octroi s'était généralisé (Message concernant la révision totale de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions, FF 2005 6683 ss, 6684, 6691 s.). Alors que ni la LAVI, ni la Convention européenne relative au dédommagement des victimes d'infractions violentes (RS 0.312.5) n'instituaient un droit à la réparation morale, laissée à la libre appréciation de l'autorité, la jurisprudence en avait fait un véritable droit subjectif. Une telle prétention a été maintenue dans la LAVI révisée, entrée en vigueur le 1er janvier 2009. Cela résulte clairement du libellé de l'art. 22 al. 1 LAVI, selon lequel la victime et ses proches ont droit à une réparation morale lorsque la gravité de l'atteinte le justifie. Comme cela était déjà le cas pour l'ancienne LAVI, les art. 47 et 49 CO sont applicables par analogie. Selon l'art. 23 al. 1 LAVI, le montant de la réparation morale est fixé en fonction de la gravité de l'atteinte. Il ne peut excéder 70'000 fr. pour la victime et 35'000 fr. pour les proches (al. 2).
Le plafonnement de l'indemnisation LAVI constitue la principale nouveauté de la révision législative. Il implique que les montants alloués en vertu de la LAVI sont clairement inférieurs à ceux alloués selon le droit privé (arrêt 1C_542/2015 du 28 janvier 2016 consid. 3.2; PETER GOMM, in: Opferhilfegesetz, 3ème éd., 2009, n° 4 ad art. 23 LAVI); Sans avoir voulu instaurer une réduction systématique et proportionnelle des montants alloués en vertu du droit privé, le législateur a fixé les plafonds environ aux deux tiers des montants de base généralement attribués en droit de la responsabilité civile (FF 2005 6744 s.). La fourchette des montants à disposition est ainsi plus étroite qu'en droit civil, les montants les plus élevés devant être réservés aux cas les plus graves (invalidité à 100%). Le Conseil fédéral a proposé un ordre de grandeur qui, pour les proches d'une victime, prévoit les montants suivants: 25'000-35'000 fr. pour un proche qui a très considérablement réaménagé sa vie pour s'occuper de la victime; 20'000-30'000 fr. pour la perte du conjoint ou partenaire; 10'000-20'000 fr. pour la perte d'un enfant; 8'000-18'000 fr. pour la perte du père ou de la mère, en tenant compte de critères tels que l'existence d'un ménage commun, l'intensité des liens, l'âge de la victime et de l'enfant. Ces montants sont repris dans les directives de l'OFJ (Guide relatif à la fixation du montant de la réparation morale à titre d'aide aux victimes d'infractions à l'intention des autorités cantonales en charge de l'octroi de la réparation morale à titre de LAVI, octobre 2008). Ces directives ne sauraient certes lier les autorités d'application; toutefois, dans la mesure où elle concrétisent une réduction des indemnités LAVI par rapport aux sommes allouées selon les art. 47 et 49 CO, elles correspondent en principe à la volonté du législateur et constituent une référence permettant d'assurer une certaine égalité de traitement, tant que le Conseil fédéral n'impose pas de tarif en application de l'art. 45 al. 3 LAVI.
4.4. Sur le vu de ce qui précède, ce n'est pas sans raisons que l'instance LAVI, puis la cour cantonale, se sont écartées du prononcé rendu au pénal qui accordait à chacun des recourants 30'000 fr. à titre de réparation morale. Même si ce prononcé n'est guère motivé en droit - l'auteur ayant acquiescé aux conclusions civiles des recourants -, les instances précédentes n'en ont pas mis en doute le bien-fondé. Elles ont en revanche fixé le montant de l'indemnisation morale de manière autonome et appliqué le facteur de réduction (qui peut être de l'ordre d'un tiers et aller jusqu'à 40%; cf. arrêt 1C_542/2015 du 28 janvier 2016 consid. 4.2) qui est désormais imposé par le droit fédéral. S'inspirant du message précité et des directives de l'OFJ, elles ont retenu que l'indemnisation pour la perte d'un parent pouvait se situer entre 8'000 et 18'000 fr., des montants supérieurs étant envisageables dans des cas particuliers (enfant qui assiste au meurtre de son parent ou qui découvre son corps poignardé; cf. la casuistique mentionnée par MERET BAUMANN/BLANCA ANABITARTE/SANDRA MÜLLER GMÜNDER, La pratique en matière de réparation morale à titre d'aide aux victimes, in: Jusletter 8 juin 2015, p. 5 ss). Elles ont considéré que, sans y avoir assisté directement, les recourants avaient perdu leur père dans des circonstances tragiques et violentes ayant nécessité un suivi psychiatrique pour tous les enfants et un internement pour deux d'entre eux. Cela justifiait une légère augmentation de l'indemnité.
4.5. Compte tenu des principes rappelés ci-dessus, la réduction d'un tiers de l'indemnité LAVI par rapport à l'indemnisation fondée sur le droit civil, loin d'être arbitraire, respecte les critères de la LAVI. Pour incomplète qu'elle paraisse aux recourants, elle est conforme au droit fédéral.
5. Sur le vu de ce qui précède, les recours doivent être rejetés. Les recourants ont demandé l'assistance judiciaire, sous la forme d'une dispense d'avance de frais. Dès lors que la procédure est gratuite en vertu de l'art. 30 al. 1 LAVI et que le mandataire des recourants, agissant comme curateur, n'a pas demandé à être désigné comme avocat d'office, la demande d'assistance judiciaire est sans objet.
 
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1. Les causes 1C_583/2016, 1C_585/2016 et 1C_586/2016 sont jointes.
2. Les recours sont rejetés.
3. Il n'est pas perçu de frais judiciaires.
4. Les demandes d'assistance judiciaire sont sans objet.
5. Le présent arrêt est communiqué au mandataire des recourants, à l'Instance d'indemnisation de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI) de la République et canton de Genève, à la Cour de justice de la République et canton de Genève, Chambre administrative, et à l'Office fédéral de la justice.
Lausanne, le 11 avril 2017
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Merkli
Le Greffier : Kurz