BGE 102 Ia 96
 
18. Extrait de l'arrêt du 9 juin 1976 dans la cause Association pour la défense des intérêts de Serrières et consorts contre la Ville de Neuchâtel.
 
Regeste
Art. 4 BV: überspitzter Formalismus.
 
Sachverhalt


BGE 102 Ia 96 (96):

Le 19 juin 1975, Charles Neuhaus et consorts, savoir divers propriétaires et locataires du quartier de Serrières, ainsi que l'ADIS ont ouvert action devant le Tribunal cantonal neuchâtelois contre la ville de Neuchâtel, sur la base des art. 679 et 684 CC, prenant les conclusions suivantes:
"1. Ordonner à la défenderesse de prendre toutes mesures pour que cessent
immédiatement les nuisances provoquées par les entreprises situées sur les
immeubles dont elle est superficiaire.
2. Condamner la défenderesse aux frais et dépens."


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La demande contient notamment les allégués suivants:
"8. Sur les terrains dont elle est superficiaire, la ville de Neuchâtel a
autorisé l'établissement d'industries dont les nuisances intolérables font
l'objet de la présente action. Il s'agit de l'entreprise Bühler et Otter et
de l'entreprise Prêt-Béton.
12. Ces nuisances sont causées par les nombreuses machines utilisées par
ces entreprises, des grues, trieuses, trax. Ces engins, du fait de leur
échappement, du frottement des pelles sur le sol, provoquent des bruits
intolérables.
13. De plus, la poussière provenant de ce chantier s'infiltre partout,
salit tout. Par vents, il est impossible de se tenir à l'extérieur, de
laisser son linge sécher au soleil, ou d'avoir les fenêtres ouvertes."
Les demandeurs font allusion à divers rapports d'expertise, l'un d'un architecte acousticien, l'autre d'un bureau d'ingénieurs-conseils, d'autres encore d'un agent de la police locale spécialisé dans la lutte contre le bruit. Ils exposent les conclusions des experts, présentent notamment un tableau des intensités admissibles du bruit, en décibels, dans les zones d'habitation (bruit de fond: 55 dB; pointes fréquentes: 65 dB; pointes rares: 70 dB) et dans les zones industrielles (respectivement 65, 75 et 80 dB). Ils allèguent encore qu'à Serrières, l'intensité du bruit dépasse souvent la limite fixée pour la zone industrielle et atteint parfois 85 décibels, à dire de spécialiste.
Le 10 septembre 1975, la ville de Neuchâtel a conclu préjudiciellement à ce que la demande soit déclarée nulle en raison de l'imprécision des conclusions. Les demandeurs ont conclu au rejet de ce moyen. Par jugement du 2 février 1976, notifié le 5 février, le Tribunal cantonal neuchâtelois a annulé la demande et prononcé que les demandeurs étaient tenus de signifier un nouvel acte dans les dix jours, faute de quoi l'instance serait annulée, mettant les frais et dépens à la charge des demandeurs.
L'autorité cantonale a estimé qu'en principe, les conclusions d'une demande en cessation de trouble devraient être rédigées avec la même précision que le dispositif du jugement permettant l'exécution, tout en concédant que le juge doit interpréter les conclusions des parties dans leur sens raisonnable et que l'on peut se référer aux allégués pour en définir la portée. Cette précision serait nécessaire pour que le juge ne statue pas au-delà des conclusions des parties et pour permettre l'accomplissement de divers actes de procédure: acquiescement

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et désistement, emportant les effets d'un jugement définitif, amplification des conclusions, retrait de la demande. Elle reproche aux demandeurs de ne définir, dans leurs conclusions, ni les nuisances - et seules les nuisances excessives sont prohibées par la loi - ni les mesures propres à les éliminer. On ne saurait dès lors de quels excès ils se plaignent. Enfin, la demande n'exprimerait pas en unités l'excès de bruit et ne fournirait aucune précision quant à l'excès de poussière.
Par acte du 8 mars 1976, l'ADIS et Charles Neuhaus et consorts ont formé un recours de droit public contre ce jugement préjudiciel, concluant ä son annulation.
 
Extrait des considérants:
2. Il convient ensuite d'examiner les moyens soulevés au fond par les parties. Les recourants soutiennent que le juge neuchâtelois a interprété les règles de procédure relatives aux conclusions de manière arbitraire, savoir en faisant preuve d'un formalisme excessif. Ils prétendent qu'au regard de la nature particulière de l'action, l'on ne pouvait exiger davantage de précision et que leurs conclusions étaient suffisantes, interprétées sur la base des allégués définissant l'intensité maximale du bruit admissible. Ils sont d'avis qu'il appartient au juge de définir les mesures propres à éliminer ces excès. L'intimée réplique que l'objet de la réclamation reste imprécis et qu'elle serait dans l'impossibilité de mesurer les conséquences d'un acquiescement éventuel aux conclusions. On ne saurait si les demandeurs réclament le transfert des industries responsables du bruit, s'ils réclament davantage que l'élimination des nuisances en tant qu'elles seraient excessives, enfin s'ils se plaignent des nuisances d'autres chantiers (route nationale 5).
a) Selon le droit neuchâtelois, les conclusions doivent être énoncées en termes clairs et articulés (art. 152 litt. c CPC). Seuls les actes manquant des formalités essentielles peuvent être déclarés nuls (art. 76 al. 1). Sont essentielles les formalités prescrites par une disposition d'ordre public ou indispensables pour que l'acte puisse remplir sa fonction (art. 76 al. 2).
b) Selon la doctrine, celui qui intente l'action en cessation de trouble fondée sur les rapports de voisinage (art. 679 et 684 CC) n'est pas tenu de définir les mesures concrètes à prendre

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en vue d'éliminer le trouble; il peut s'en remettre au tribunal en formulant ses conclusions de manière toute générale. C'est au juge qu'incombe l'obligation, au besoin sur la base d'expertises, de déterminer les mesures à prendre dans le cas particulier (HAAB, n. 20 ad art. 679 CC; MEYER-HAYOZ, n. 122 ad art. 679 CC). Ces considérations tiennent à la nature de l'action même, de sorte que les exigences procédurales cantonales ne peuvent s'y opposer.
Il suffit ainsi que les demandeurs concluent à la cessation du trouble en définissant ses causes (ATF 88 II 267) et ses effets. On ne saurait par ailleurs exiger que tous ces éléments figurent dans le seul énoncé des conclusions. Tendantes à faire cesser l'état contraire au droit, les conclusions peuvent s'appuyer sur les allégations de la demande, définissant les circonstances du cas particulier.
c) En l'espèce, les demandeurs ont clairement limité les causes du trouble: ils attaquent la ville de Neuchâtel, en tant que superficiaire de terrains où travaillent l'entreprise Bühler et Otter, ainsi que l'entreprise Prêt-Béton (allégué 8). Contrairement à ce que laisse entendre la défenderesse, les demandeurs ne s'en prennent manifestement qu'aux nuisances provenant des travaux sur ces terrains. Ils ne mentionnent les bruits provenant de la route nationale No 5 qu'à titre de comparaison des effets; la première phrase de leur allégué 29 ("l'expert estime que la présence du chantier aggrave notablement les bruits dont la RN 5 peut être la cause") ne saurait ainsi avoir le sens que la défenderesse lui attribue. Les demandeurs définissent mieux encore la cause des troubles: ils font allusion au bruit des engins, grues, trieuses, trax (échappement et frottement des pelles) et à la poussière dégagée par les travaux (allégués 12 et 13).
Quant aux effets des nuisances, les demandeurs exposent les conclusions d'expertises, chiffrant en décibels l'intensité du bruit, alléguant que l'intensité maximale en zone d'habitation, voire en zone industrielle, est dépassée. Il est évident qu'ils réclament une diminution du bruit en se fondant sur les normes admises en zone d'habitation. Quant au dégagement de poussière, ils font valoir que les habitants de Serrières ne peuvent plus se tenir à l'extérieur, laisser les fenêtres ouvertes ou faire sécher le linge à l'extérieur.


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Ainsi, donc, l'objet du litige est suffisamment défini à l'intention des juges et de la partie adverse. Interprétées sur la base des allégués contenant toutes les précisions nécessaires au sujet des causes et des effets des troubles invoqués, les conclusions des demandeurs permettaient à l'acte de remplir sa fonction.
d) L'intimée objecte encore que l'on ne sait si les demandeurs exigent le transfert des industries visées ou la diminution des éventuelles nuisances excessives, l'action ne pouvant tendre qu'à l'élimination des excès. La question de savoir s'il y a excès ou non est un problème de fond. Au surplus, les demandeurs ne requièrent que la cessation du trouble, laissant au juge, comme ils en ont le droit, le soin d'ordonner les mesures concrètes. Leur allégué 44 se borne à constater que si les dispositions prises s'avèrent inefficaces, la cessation du trouble impliquera le transfert des entreprises.
La thèse des recourants est fondée. Certes, les art. 76 et 152 litt. c du code de procédure civile neuchâtelois ne sont point eux-mêmes critiquables. Cependant, le tribunal cantonal a appliqué ces dispositions avec trop de rigueur. Il a fait preuve d'un formalisme excessif que ne justifiait aucun intérêt digne de protection, et qui équivaut au déni de justice condamné par l'art. 4 Cst. Le recours doit, en conséquence, être admis dans la mesure où il est recevable et la décision attaquée annulée, les demandeurs étant autorisés à procéder sur la base de l'acte et des conclusions annulés à tort.