BGE 83 I 160
 
22. Arrêt du 3 juillet 1957 dans la cause Meuwly contre Grand Conseil du Canton de Fribourg
 
Regeste
Staatsrechtliche Beschwerde wegen Willkür gegen den Beschluss des Grossen -Rates des Kantons Freiburg, durch den die Bewilligung zur Anhebung einer Schadenersatzklage gegen die Mitglieder des Staatsrates verweigert wird.
2. Tragweite der Entscheidung des Grossen Rates über die Verfolgungsermächtigung. Erw. 2.
3. Subsidiäre Haftung des Staates im Falle der Verweigerung der Verfolgungsermächtigung? Erw. 3.
4. Folgt daraus, dass der Entscheid einer Behörde willkürlich ist, dass sie schuldhaft gehandelt hat? Erw. 6 d.
5. Ist eine Behörde verantwortlich für die Folgen der Verzögerung bei der Vornahme eines Verwaltungsaktes? Erw. 6 e.
 
Sachverhalt


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Résumé des faits:
A.- Selon l'art. 57 Cst. frib., "le Conseil d'Etat est responsable de sa gestion. La loi règle cette responsabilité". Sous l'empire de l'ancienne constitution fribourgeoise du

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4 mars 1848 déjà, a été promulguée la loi - encore en vigueur aujourd'hui - du 5 octobre 1850 sur la responsabilité du Conseil d'Etat, de ses agents et des justices de paix comme autorités pupillaires (en abrégé: LRCE). Cette loi comporte les dispositions suivantes: les membres du Conseil d'Etat répondent de leur gestion, soit individuellement, soit collectivement (art. 1er). Ils répondent collectivement des actes qui émanent du Conseil d'Etat et sont signés par le président et le chancelier, sauf les membres dont l'absence est constatée ou qui ont formellement protesté contre la décision rendue (art. 2). Les directeurs (chefs des départements), sauf les cas de force majeure et dans la mesure de leur faute ou négligence, répondent des actes de leurs employés "en ce qui touche la gestion des affaires publiques" (art. 4). "Aucune poursuite contre le Conseil d'Etat ou l'un de ses membres, en raison d'actes de leur responsabilité en vertu de leurs fonctions, ne peut avoir lieu sans l'autorisation du Grand Conseil" (art. 6). L'art. 7 prescrit:
"Lorsqu'une demande de poursuite a été prise en considération, elle est renvoyée à une commission.
Cette commission, après avoir entendu les conseillers d'Etat inculpés et pris tous les renseignements qu'elle juge nécessaires, fait un rapport au Grand Conseil, qui statue à la majorité absolue. .... ."
Enfin, les agents du pouvoir exécutif sont responsables des dommages qu'ils causent par dol ou faute grave (texte allemand: "mit Vorbedacht oder aus grober Fahrlässigkeit", art. 13).
B.- Le 17 mai 1955, Meuwly demanda l'autorisation de construire un immeuble locatif de cinq étages sur le fonds art. 3077b (aujourd'hui 4734), dans le quartier de Pérolles à Fribourg. Le 3 août 1955, le préfet de la Sarine refusa l'autorisation et le Conseil d'Etat, statuant le 2 septembre 1955, rejeta un recours formé par Meuwly contre cette décision. Il se fonda essentiellement sur l'art 33 du Règlement communal sur les constructions de la ville

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de Fribourg (en abrégé: RCC), selon lequel l'autorisation de construire doit être refusée "lorsque la construction ... projetée porterait préjudice à l'aspect ... d'un quartier".
Meuwly forma un recours de droit public contre cette décision. Le Tribunal fédéral admit le recours pour violation de l'art. 4 Cst. et annula la décision attaquée (arrêt du 15 février 1956). Dans ses motifs, il argumenta en bref comme il suit: Autrefois, la construction de la Tour Pizzera sur le même fonds avait été autorisée exceptionnellement de par l'art. 47 RCC, parce que le projet présentait certains avantages esthétiques et qu'il restait une surface libre suffisante. Il s'agissait là cependant d'un simple motif et non pas d'une restriction apportée au droit de construire sur la parcelle appartenant aujourd'hui à Meuwly. Il était dès lors arbitraire, de la part du Conseil d'Etat, de rejeter la demande de Meuwly en se fondant sur l'autorisation accordée pour la Tour Pizzera. La décision attaquée ne peut se soutenir par des arguments pris de la salubrité publique et de l'hygiène. Sans doute le projet Meuwly entraînera-t-il, sur l'espace donné, une concentration relativement très forte de constructions volumineuses et qui contiendront un grand nombre de logements, ce qui est indésirable du point de vue de l'hygiène. Mais on ne saurait l'interdire, faute de base légale. L'art. 33 RCC, qu'invoque le Conseil d'Etat, ne permet de refuser une autorisation de construire que par des motifs tenant à l'esthétique. Même de ce point de vue du reste, la décision attaquée ne se soutient pas, car ni l'ensemble dont fait partie la Tour Pizzera, ni le quartier voisin lui-même n'offrent un aspect esthétique satisfaisant. On ne peut donc pas dire que la construction projetée nuirait au quartier du point de vue esthétique.
L'expédition complète de l'arrêt du Tribunal fédéral a été notifiée, les 9 et 10 avril 1956, aux représentants du recourant et le 11 avril 1956 au Canton de Fribourg. Le 11 juin 1956, après une enquête relative à un point réservé par le Tribunal fédéral, le Conseil d'Etat décida de renvoyer

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l'affaire au préfet de la Sarine en l'invitant à accorder l'autorisation sous certaines conditions. Le 13 juin 1956, le préfet accorda cette autorisation. Le 5 septembre 1956, l'Office communal préposé à la police des constructions invita Meuwly à déposer les plans conformes aux conditions posées. Le dépôt eut lieu le 17 septembre 1956. Le 25 septembre, l'office prémentionné les approuva. Il en informa Meuwly le 1er octobre. Les travaux commencèrent au début d'octobre.
C.- Le 25 octobre 1956, Meuwly réclama au Conseil d'Etat du canton de Fribourg une indemnité de 40 000 fr. à titre de dommages-intérêts, en alléguant que l'arrêté du 2 septembre 1955 avait retardé d'une année le début des travaux et qu'un dommage en était résulté par suite du renchérissement de la construction et de la perte sur les loyers. Le 6 novembre 1956, le Conseil d'Etat refusa de faire droit à la réclamation.
Le 8 novembre 1956, Meuwly déposa devant le Grand Conseil une requête longuement motivée, par laquelle il demandait l'autorisation d'assigner en dommages-intérêts devant le juge civil les conseillers d'Etat désignés nommément. La demande fut soumise à une commission (art. 7 LRCE), qui procéda à une inspection locale, entendit le conseiller d'Etat Baeriswyl et proposa à l'unanimité au Grand Conseil de rejeter la demande de Meuwly. Son président présenta un rapport détaillé à l'appui de la proposition.
Sur le vu de ce rapport, le Grand Conseil, dans sa séance du 6 février 1957, rejeta la demande de Meuwly par 117 voix contre une.
D.- Contre cette décision du Grand Conseil, Meuwly a formé, en temps utile, un recours de droit public pour violation de l'art. 4 Cst. Il conclut à l'annulation de la décision attaquée et demande au Tribunal fédéral d'inviter le Grand Conseil du canton de Fribourg à prendre une nouvelle décision en se fondant sur les considérants de l'arrêt à prononcer.


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E.- Le Grand Conseil conclut à l'irrecevabilité, subsidiairement au rejet du recours.
 
Considérant en droit:
L'art. 57 Cst. frib. statue la responsabilité du Conseil d'Etat pour ses actes de gestion et confère au législateur le droit de régler cette responsabilité. De plus, selon l'art. 58 Cst. frib., chaque fonctionnaire ou employé public de l'ordre exécutif et administratif est responsable de ses actes. Les règles appliquant ces principes se trouvent dans la loi du 5 octobre 1850 sur la responsabilité du Conseil d'Etat, de ses agents et des justices de paix comme autorité pupillaire, dans la loi sur l'organisation judiciaire du 22 novembre 1949 et dans la loi du 15 novembre 1951 sur le statut du personnel de l'Etat. Selon les art. 1er à 4 LRCE, les membres du Conseil d'Etat sont responsables de leur propre gestion. Ils le sont en outre, sous réserve de la force majeure, des actes de leurs employés en ce qui touche la gestion des affaires publiques et "pour autant qu'ils peuvent être imputés à leur faute ou négligence". Il n'est pas contesté que ces règles visent la responsabilité non seulement à l'égard de l'Etat, mais aussi à l'égard des tiers. Cependant on ne peut assigner en justice des membres du Conseil d'Etat qu'avec l'autorisation du Grand Conseil, et les autres fonctionnaires publics qu'avec l'autorisation du Conseil d'Etat (art. 6 LRCE et art. 17 de la loi sur le statut du personnel de l'Etat).


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2. Dans sa réponse, le Grand Conseil allègue que lorsqu'il accorde ou refuse l'autorisation de poursuivre un membre du Conseil d'Etat, sa décision constitue un acte purement discrétionnaire, fondé sur son pouvoir d'appréciation souverain, et que le Tribunal fédéral ne peut contrôler un tel acte, même du point de vue restreint de l'arrbitraire. Cette opinion est insoutenable. L'art. 57 Cst. frib. établit en principe la responsabilité du Conseil d'Etat pour ses actes officiels et ne fait que réserver au législateur le pouvoir d'en régler les modalités. L'art. 6 LRCE ne peut donc signifier que le Grand Conseil pourrait décider souverainement et sans contrôle possible s'il veut autoriser ou non des poursuites judiciaires contre des membres du Conseil d'Etat. Une telle interprétation serait incompatible avec le principe constitutionnel. Il ne s'agit pas, dans la procédure d'autorisation, de décider de cas en cas si tel magistrat ou tel fonctionnaire répondra de son administration, mais seulement de protéger ces personnes contre des réclamations en dommages-intérêts inconsidérées et manifestement non fondées, afin qu'elles ne soient pas troublées et paralysées dans l'exercice de leurs fonctions (cf. GIACOMETTI, Das Staatsrecht der schweizerischen Kantone, p. 381; GRAFF, La responsabilité des fonctionnaires et de l'Etat pour le dommage causé à des tiers, en droit fédéral et en droit cantonal, RSJ 1953, p. 449a, n. 153; Rapport sur la demande de prise à partie de M. le conseiller d'Etat Aloys Baeriswyl, dans le Bulletin officiel des séances du Grand Conseil du canton de Fribourg, t. 108, pp. 143 s.). C'est de ce point de vue que le Grand Conseil doit examiner les demandes de prise à partie. Sa décision n'a point d'effets sur le fond, elle porte uniquement sur l'autorisation de suivre la voie de droit ordinaire. Le prononcé sur l'existence d'une violation des devoirs de fonction et d'une faute demeure réservé au juge ordinaire (cf. GRAFF, op.cit., p. 449a, n. 153). Cependant le Grand Conseil doit, comme le juge qui statue sur une demande d'assistance judiciaire, examiner provisoirement les chances de succès de la

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demande projetée et il est fondé à refuser l'autorisation de poursuivre en justice lorsqu'on ne peut s'attendre à ce que le juge admette la réclamation du requérant (arrêt Badet, précité).
Aussi bien l'art. 99 al. 2 de la loi fribourgeoise sur l'organisation judiciaire prévoit-il que "l'autorisation de prise à partie est accordée lorsque la responsabilité civile du magistrat ou fonctionnaire mis en cause paraît engagée". En outre, dans la présente affaire précisément, le rapporteur de la commission du Grand Conseil a lui-même affirmé: "La poursuite doit être autorisée lorsque la responsabilité civile est manifestement engagée. Les cas les plus épineux sont ceux où il y a doute".
Il est vrai que l'autorité chargée de se prononcer sur la demande d'autorisation doit mettre en balance les chances favorables et défavorables d'une demande en justice et que sa décision, sur ce point, dépend essentiellement de son pouvoir de libre appréciation. Mais ce pouvoir, de par sa nature même, n'est pas illimité; l'autorité ne doit se laisser guider que par des raisons objectivement soutenables et exclure celles qui sont sans rapport avec la question à résoudre. Dans la présente espèce, ce sont, aussi bien, les arguments objectifs qui ont été examinés et ont abouti au refus de l'autorisation. Sans doute la décision du Grand Conseil ne saurait-elle être motivée. Mais le Tribunal fédéral peut néanmoins la contrôler du point de vue de l'arbitraire en tenant compte largement, comme s'il s'agissait de motifs, des arguments qui figurent dans le rapport de la commission du Grand Conseil. La recevabilité du recours de droit public pour arbitraire a du reste déjà été admise dans deux cas où, s'agissant de la responsabilité de juges, la demande d'autorisation avait dû être soumise au Tribunal cantonal fribourgeois et où cette autorité l'avait refusée (arrêts non publiés dans les causes Corminboeuf, du 29 juin 1899, et Badet, du 19 mars 1937).
3. Il en irait autrement si le droit fribourgeois rendait l'Etat subsidiairement responsable lorsque l'autorisation

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d'attaquer en justice des membres du Conseil d'Etat a été refusée. Dans cette hypothèse, le tiers lésé pourrait actionner l'Etat lui-même et il ne serait pas recevable à contester par la voie du recours de droit public pour violation de l'art. 4 Cst. la décision qui lui refuse l'autorisation d'agir contre les conseillers d'Etat (art. 87 OJ; RO 78 I 250).
La loi établit cette responsabilité subsidiaire s'agissant des actes des agents du Conseil d'Etat (art. 14 al. 2 LRCE), des juges et des fonctionnaires de l'ordre judiciaire (art. 104 de la loi sur l'organisation judiciaire) et des autres fonctionnaires de l'Etat (art. 17 de la loi sur le statut du personnel de l'Etat, précitée). Cette dernière loi, cependant, ne s'applique pas aux membres du Conseil d'Etat (art. 1er al. 4); pour leurs actes, aucune autre disposition de la loi cantonale ne prévoit la responsabilité subsidiaire de l'Etat.
On peut se demander si le législateur a voulu exclure cette responsabilité ou s'il y a, sur ce point, une lacune de la loi. Dans l'affaire Hefti, le rapporteur parlementaire a laissé la question ouverte. Dans la présente espèce, il a nié l'existence d'une responsabilité subsidiaire, vu l'absence d'une disposition légale la prescrivant. Dans sa réponse au recours, le Grand Conseil a affirmé que la question n'avait jamais encore été tranchée par l'autorité judiciaire cantonale et était par conséquent indécise.
Sa solution dépend de l'interprétation du droit cantonal, que le Tribunal fédéral ne peut revoir que du point de vue étroit de l'arbitraire. Du fait que la loi sur la responsabilité du Conseil d'Etat, etc., statue expressément la responsabilité subsidiaire de l'Etat pour les agents du Conseil d'Etat (art. 14 al. 2), mais non pas pour les membres de cette autorité eux-mêmes (art. 1er à 13), on peut conclure sans tomber dans l'arbitraire qu'elle est exclue dans ce dernier cas. Le rapporteur du Grand Conseil a effectivement admis qu'elle l'était et, dans sa réponse, le Grand Conseil lui-même ne prétend pas que cette opinion ait été combattue. Le Tribunal fédéral n'a aucune raison de s'écarter

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de l'interprétation ainsi donnée du droit cantonal par l'autorité législative elle-même.
Il s'ensuit qu'à l'exception du recours de droit public, le recourant ne dispose d'aucune voie pour faire réparer le préjudice juridique dont il se plaint. Le présent recours est dès lors recevable. Mais c'est seulement dans la mesure où il conclut à l'annulation de la décision attaquée. Toutes autres conclusions sont irrecevables (RO 81 I 14, consid. 1).
La décision du 2 septembre 1955 rejetait un recours formé par Meuwly contre un refus de l'autorisation de bâtir que lui avait opposé le préfet (art. 157 RCC). C'est donc dans l'exercice de la juridiction administrative, qui lui incombe dans ce domaine, que le Conseil d'Etat a agi. Le Grand Conseil a sanctionné l'opinion soutenue par son rapporteur et selon laquelle le Conseil d'Etat, en matière de juridiction administrative, ne répond que du dol et de la négligence grave. Le recourant arguë ce principe d'arbitraire. Effectivement, le Tribunal fédéral ne pourrait revoir la question d'un point de vue plus large, s'agissant de l'interprétation de la loi cantonale.
Selon les art. 13 et 16 LRCE, les agents du pouvoir exécutif ainsi que les membres et les secrétaires des justices de paix répondent du dommage qu'ils causent par dol ou par négligence grave. L'art. 17 de la loi du 15 novembre 1951 sur le statut du personnel de l'Etat contient une règle analogue qui s'applique aux fonctionnaires que vise l'article premier de la même loi; il en va de même, pour les fonctionnaires de l'ordre judiciaire, selon l'art. 98 de la loi du 22 novembre 1949 sur l'organisation judiciaire. Enfin, l'art. 4 LRCE rend les membres du Conseil d'Etat civilement responsables, sauf cas de force majeure, des actes de

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leurs employés qui peuvent leur être imputés à faute ou à négligence et touchent la gestion des affaires publiques. Pour les actes des membres du Conseil d'Etat, en revanche, que visent les art. 1er à 3 LRCE, la loi ne dit pas si la responsabilité découle de toute faute quelconque ou seulement du dol et de la négligence grave. Ainsi l'opinion selon laquelle, en matière de justice administrative, les membres du Conseil d'Etat ne répondent que du dol et de la négligence grave ne se heurte à aucune disposition expresse de la loi. De plus, elle se soutient par des arguments qui échappent au grief d'arbitraire. Vu la complexité actuelle des affaires administratives, on ne peut équitablement rendre responsables magistrats et fonctionnaires de toutes fautes; décider autrement serait les entraver d'une façon insupportable dans l'exercice de leurs fonctions. Il se justifie donc d'interpréter les art. 1er à 3 LRCE en ce sens que, comme la loi le prévoit pour les fonctionnaires de l'ordre administratif et judiciaire, les conseillers d'Etat, eux aussi, répondent uniquement de leur faute grave, du moins dans l'exercice de la juridiction administrative. Le recourant admet lui-même que, lorsqu'il connaît d'un recours, le Conseil d'Etat est dans une situation analogue à celle du juge. On peut les assimiler du point de vue de la responsabilité civile, d'autant plus que les magistrats et les fonctionnaires administratifs ne disposent souvent pas de la même formation et de la même expérience juridique que les magistrats de l'ordre judiciaire. Il en va ainsi notamment des membres du Conseil d'Etat. Chargés en outre des affaires gouvernementales et administratives les plus diverses et les plus nombreuses, ils apparaissent plus excusables que les juges si une erreur leur échappe dans leur juridiction. Cette considération est juste en principe. Le recourant, dès lors, objecte en vain qu'elle ne le serait pas dans le cas particulier, vu la composition du Conseil d'Etat dont émane la décision attaquée.
Le rapporteur de la commission du Grand Conseil s'est aussi référé à l'art. 176 de l'ancienne loi sur l'organisation

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judiciaire du 26 mai 1848, selon lequel les fonctionnaires de l'ordre judiciaire ne répondaient que de leur dol et de leur faute grave. Le recourant objecte que selon l'art. 569 du code de procédure civile fribourgeois de 1849, entré en vigueur le 1er mai 1850, c'est-à-dire peu avant la loi du 5 octobre 1850 sur la responsabilité du Conseil d'Etat, les fonctionnaires de l'ordre judiciaire répondaient aussi de leur simple négligence. Cela est vrai, mais, dans ses arrêts Corminboeuf et Badet (précités), le Tribunal fédéral a jugé qu'il n'était pas arbitraire, malgré le texte de l'art. 569 du code de procédure de 1849, de ne faire répondre le juge que de sa faute grave. En effet, a-t-il dit, l'institution de la prise à partie tend à restreindre la responsabilité du fonctionnaire. En l'introduisant, le législateur cantonal a voulu restreindre cette responsabilité aux cas relativement graves par la faute commise et le dommage causé. Si l'on en jugeait autrement, l'exigence d'une autorisation préalable n'aurait plus aucun sens. De plus, il n'est pas arbitraire, dans l'interprétation de la loi, de s'en tenir non pas aux conceptions qu'avait le législateur lorsqu'il a élaboré le texte légal, mais à la signification du texte selon les idées juridiques généralement reçues et compte tenu des circonstances présentes (RO 81 I 282, consid. 3 et les arrêts cités). Or l'art. 98 de la loi fribourgeoise de 1949 sur l'organisation judiciaire, actuellement en vigueur, limite la responsabilité des fonctionnaires de l'ordre judiciaire aux cas de dol et de faute grave. La tendance à restreindre à ces seuls cas la responsabilité du juge se justifie par la nécessité de ne pas faire de la prise à partie une voie de recours extraordinaire contre des décisions passées en force ou tout au moins qui ont déjà sorti leurs effets pendant un temps plus ou moins long. Elle est dans l'intérêt de la sécurité juridique (RO 79 II 437 s.).
Ces arguments aussi justifient l'interprétation que, dans la présente espèce, le rapporteur du Grand Conseil a donnée de la loi sur la responsabilité du Conseil d'Etat, à savoir qu'en matière de justice administrative, les membres de cette autorité ne répondent que du dol et de leur faute

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grave. Il n'y a pas, sur ce point, de contradiction avec le rapport au Grand Conseil relatif à l'affaire Hefti, car il s'agissait alors de la responsabilité d'un conseiller d'Etat non pas pour un acte de justice administrative, mais pour un acte administratif ordinaire (concours ouvert pour la construction d'un pont).
d) Selon l'arrêt du 15 février 1956, le Conseil d'Etat est tombé dans l'arbitraire en jugeant que la construction projetée nuirait à l'aspect du quartier et devait être interdite de par l'art. 33 RCC. Mais on ne saurait conclure de l'arbitraire à la faute, et encore moins à la faute grave. Lorsqu'il s'agit, pour le Tribunal fédéral, de juger si une décision cantonale est arbitraire, les mobiles et la bonne foi de l'autorité qui l'a prise sont indifférents. Il faut et il suffit qu'objectivement la décision attaquée soit incompatible avec l'art. 4 Cst. et il n'est pas nécessaire qu'il s'y ajoute un élément d'arbitraire subjectif (cf. BURCKHARDT, Kommentar der schweizerischen Bundesverfassung, 3e éd., pp. 27 et 33; HUBER, Die Garantie der individuellen Verfassungsrechte, RSJ, t. 55, p. 160a). C'est pourquoi l'admission d'un recours de droit public n'implique pas nécessairement que sont réalisées les conditions qui justifient une action en responsabilité contre le magistrat ou le fonctionnaire cantonal dont la décision émane (arrêt du 15 juillet 1932 en la cause Brändli, non publié).
Il est vrai que, dans son arrêt du 15 février 1956, le Tribunal fédéral a dit que l'autorité cantonale av.ait manifestement invoqué l'art. 33 RCC à tort, en le "détournant de sa destination véritable pour faire en sorte qu'il reste une surface libre suffisante". Mais il n'a en aucune manière entendu, par cette formule, suggérer que le Conseil d'Etat aurait commis une faute. Il s'est borné, comme il le fait toujours, s'agissant d'arbitraire, à rechercher si la décision entreprise était objectivement soutenable, sans s'occuper de savoir si, subjectivement, il y avait faute de l'autorité cantonale. C'était une question d'appréciation que de savoir si la

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construction projetée nuirait ou non à l'aspect du quartier. Dans ce domaine, on ne peut admettre de faute, de la part de l'autorité, que lorsqu'elle a manifestement abusé du pouvoir discrétionnaire que la loi lui accorde, non pas, en revanche, lorsqu'elle a, par erreur, mal apprécié les faits et, par suite, appliqué une disposition légale qui ne concernait pas le cas cité (RO 54 II 366; 79 II 437 s.). Lorsqu'il s'agit, en particulier, de questions esthétiques, ceux qui en jugent peuvent, de bonne foi, défendre des avis très différents. Tel est le cas dans la présente espèce. Il n'y a aucun indice que le Conseil d'Etat se soit rendu coupable d'une négligence grave (si même une négligence peut être admise), ni, à plus forte raison, d'un dol; le Grand Conseil pouvait admettre qu'il n'y avait eu qu'une erreur: si le Conseil d'Etat s'est trompé, c'est manifestement parce que l'implantation du nouvel immeuble n'aurait plus laissé libre, dans l'ensemble dominé par la Tour Pizzera, qu'une surface insuffisante du point de vue non seulement hygiénique, mais aussi esthétique et qu'il n'a pas aperçu que l'art. 33 RCC permet seulement de prendre en considération l'aspect de tout un quartier et non celui d'un groupe de constructions. On ne saurait voir là une faute, tout au moins une faute grave.
Dès lors, il n'était nullement arbitraire de considérer, comme l'a fait le rapporteur du Grand Conseil, que l'action en responsabilité que Meuwly demandait l'autorisation d'ouvrir contre les membres du Conseil d'Etat était dénuée de chance et de succès. La décision prise par le Grand Conseil lui-même se soutient par ce même motif et n'est pas arbitraire non plus. Il était notamment loisible au conseil législatif d'admettre qu'il ne s'agissait pas d'un cas-limite, où l'on aurait peut-être pu, dans le doute, accorder l'autorisation demandée.
e) Le recours devant être rejeté par ce motif déjà, il n'est pas nécessaire de rechercher en outre si l'on peut admettre, en principe, qu'une autorité répond des conséquences du retard dans l'accomplissement d'un acte administratif,

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dans la mesure où ce retard n'est qu'une conséquence de la procédure suivie devant une autre autorité qui a annulé la décision de la première. Peu importe, également, que Meuwly lui-même ait ou non causé une partie du dommage par son manque de diligence après le prononcé de l'arrêt du 15 février 1956, comme l'allègue l'intimé.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral:
Rejette le recours dans la mesure où il est recevable.