BGE 82 II 36 |
6. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile du 31 janvier 1956 dans la cause Rossier et consorts contre Assurance Mutuelle Vaudoise. |
Regeste |
Versorgerschaden, Genugtuung, Art. 45 Abs. 3 OR, 42 MFG, 47 OR. |
Genugtuungssumme. Unbeachtlichkeit des Umstandes, dass die vom Strafrichter über den Urheber der Verletzung verhängte Strafe als ungenügend erscheint. |
Sachverhalt |
A.- Le 30 août 1953, Paul-Henri Rossier, né en 1898, professeur au collège de Vevey, circulait à motocyclette sur la route cantonale qui conduit d'Evionnaz à La Balmaz (Valais). Sur le siège arrière avait pris place son épouse, dame Blanche Rossier, née en 1899. Ils suivaient une file de trois ou quatre voitures. Raymond Peyaud, qui roulait au volant de son automobile à une vitesse de 70 à 80 km/h, les dépassa et commença de devancer également la file de voitures qui les précédait. Cependant, comme une automobile arrivait en sens inverse, il freina brusquement et sa voiture se mit en travers de la chaussée, coupant la route à Rossier. Celui-ci dut également freiner, mais il dérapa; son épouse fut désarçonnée et vint frapper de la tête contre l'aile droite arrière de l'automobile de Peyaud. Bien qu'elle ne parût pas gravement atteinte au premier abord, elle mourut quelques heures plus tard. |
Peyaud fut traduit devant le Tribunal du district de St-Maurice, qui le condamna à une amende de 300 fr. pour infraction à la loi sur la circulation automobile et entrave à la circulation publique.
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B.- Paul-Henri Rossier et ses trois enfants, Jeanne Spadini-Rossier, née en 1928, Louis Rossier, né en 1930, et Paul Rossier, né en 1932, réclamèrent à l'assureur de Peyaud, la compagnie d'assurances L'Urbaine et la Seine, à Paris, des indemnités à titre de dommages-intérêts et de réparation morale. N'ayant pas obtenu satisfaction, ils décidèrent de porter l'affaire en justice. A cet effet, l'Assurance Mutuelle Vaudoise se substitua à la compagnie française. En outre, les parties convinrent de soumettre le litige directement au Tribunal fédéral.
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Par mémoire du 17 mars 1955, les demandeurs conclurent à ce qu'il plaise au Tribunal fédéral prononcer:
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a) fr. 7000.-- (sept mille francs) à titre de réparation morale, avec l'intérêt à 5% dès le 30 août 1953;
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b) fr. 40 350.-- (quarante mille trois cent cinquante francs) à titre d'indemnité pour perte de soutien, avec l'intérêt à 5% dès le 30 août 1953;
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c) fr. 2303.95 (deux mille trois cent trois francs et nonantecinq centimes) avec l'intérêt à 5% dès le 30 août 1953, autres frais...
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II. que l'Assurance Mutuelle Vaudoise est la débitrice des demandeurs Louis Rossier, à Angers, Paul Rossier, à Hérémence, et delle Jeanne Rossier, à Bâle, et leur doit prompt paiement à chacun d'eux de la somme de fr. 1500.-- (mille cinq cents francs) à titre de réparation morale, avec l'intérêt à 5% dès le 30 août 1953..."
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La défenderesse offrit de payer, à titre de réparation morale, 5000 fr. à Paul-Henri Rossier et 1000 fr. à chacun des autres demandeurs, ainsi que 2000 fr. pour les frais funéraires. Au surplus, elle conclut au rejet de la demande.
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Considérant en droit: |
4. a) Ainsi que le Tribunal fédéral l'a déjà jugé (RO 52 II 263, 57 II 181, 63 II 21), l'art. 41 CO ne permet d'allouer des dommages-intérêts qu'à la personne directement atteinte par l'acte illicite; les tiers lésés indirectement et par ricochet ne bénéficient pas d'un tel droit (cf. également VON TUHR, CO, p. 343; OSER/SCHÖNENBERGER, CO, ad. art. 41 rem. 52; BECKER, CO, ad art. 41 rem. 115). Cependant, en vertu de l'art. 45 al. 3 CO, ceux qui ont été privés de leur soutien doivent être indemnisés de cette perte par la personne qui en est responsable. Dans ce cas, ce n'est donc pas la personne directement lésée qui peut prétendre à des dommages-intérêts; ce droit appartient à des tiers qui ne sont atteints que par contre-coup. Dès lors, l'art. 45 al. 3 CO déroge au système général du code des obligations et, étant une règle exceptionnelle, il ne saurait être interprété extensivement. |
Aussi le Tribunal fédéral, dans une jurisprudence constante (cf. notamment RO 53 II 52 et les références, 54 II 17), ne considère-t-il comme soutien que la personne qui, par des prestations gratuites dans leur principe, assure en fait l'entretien d'une autre ou y contribue. Cette assistance peut du reste affecter différentes formes. Le soutien n'est pas seulement celui qui remet à autrui les biens nécessaires à la vie ou de l'argent pour se les procurer. C'est aussi la personne qui consacre directement son travail à une autre, en préparant ses repas, en soignant ses vêtements et son logis, etc., car cette activité contribue également à l'entretien de celui qui en bénéficie. Aussi une femme peut-elle être considérée comme le soutien de son mari, même si elle ne fait que tenir son ménage (cf. RO 53 II 125/126, 57 II 182, arrêt du 30 octobre 1940 dans la cause Müller-Margot c. Marx-Willer et consorts, consid. 6 b). Pour que la personne assistée ait droit à des dommagesintérêts, il n'est du reste pas nécessaire qu'elle tombe dans la gêne par suite du décès de son soutien; il suffit qu'elle subisse une atteinte pécuniaire dans son genre de vie conforme à son état (RO 57 II 182/3, 59 II 463).
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Pour juger si cette condition est remplie dans le cas où un mari réclame des dommages-intérêts selon l'art. 45 al. 3 CO en raison du décès de son épouse, il faut comparer la situation qu'il a avec celle dans laquelle il se serait trouvé si sa femme n'était pas décédée prématurément. On doit donc déduire de la valeur des prestations de l'épouse les montants que le mari eût consacrés à son entretien si elle avait vécu. Or, dans les milieux bourgeois, ces prestations réciproques se compensent en général, lorsque l'épouse se borne à tenir son ménage. Sans doute le veuf engagerat-il normalement une gouvernante, à qui il paiera des gages et fournira la pension et le logement; ou bien, il prendra ses repas au restaurant et devra recourir à l'aide d'une femme de ménage. En outre, il est certain qu'une ménagère mercenaire ne tirera généralement pas des moyens disponibles tout ce qu'une épouse peut en tirer. Mais, d'autre part, les frais d'entretien de l'épouse comprennent certaines dépenses (vêtements, divertissements, vacances, cadeaux, etc.) qu'on ne fait pas en faveur d'une servante. Or l'expérience apprend que, si le mari jouit d'une certaine aisance, ces dépenses supplémentaires ne sont pas inférieures, en règle générale, aux gages d'une gouvernante et aux pertes que peut provoquer le fait qu'elle n'a pas le même intérêt que l'épouse à la prospérité du ménage. |
La situation est évidemment différente dans les milieux modestes. En outre, une telle compensation ne saurait être opposée aux enfants qui ont perdu leur mère (RO 57 II 184; arrêt du 30 octobre 1940 dans la cause Müller-Margot c. Marx-Willer et consorts, consid. 6 b).
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b) En l'espèce, seul Paul-Henri Rossier réclame une indemnité pour perte de soutien. En sa qualité de professeur au collège de Vevey, il a un traitement annuel de 15 628 fr. 50, qu'il aurait pu affecter entièrement à son entretien et à celui de son épouse, attendu que leurs enfants pourvoient eux-mêmes à leur subsistance. Quant à dame Rossier, elle tenait le ménage et recourait à l'aide d'une blanchisseuse pour les lessives. Dans ces conditions, on peut admettre que les sommes que Rossier eût consacrées à son épouse ne sont pas inférieures aux frais que lui imposeraient la nourriture, le logement et le salaire d'une domestique. Il ne saurait donc prétendre à une indemnité pour perte de soutien, d'autant moins que, jusqu'à présent, il n'a pas engagé de servante et tient lui-même son ménage.
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Rossier relève, il est vrai, que, réduit aux services d'une gouvernante, il n'en restera pas moins dépourvu de foyer et se verra privé de toute une partie de la vie sociale. C'est exact en soi, au moins en partie. Mais le dommage qu'il évoque par cet argument n'est pas pécuniaire et ne peut être compensé que par une indemnité pour tort moral. |
Il explique en outre qu'il pourra prendre sa retraite à partir du 1er janvier 1960 et qu'il n'aura plus droit, alors, qu'à une pension de 8104 fr. 60 par année; ce montant, dit-il, est suffisant pour permettre à un couple de vivre modestement, mais il ne peut couvrir l'entretien d'un homme seul ainsi que la nourriture et le salaire d'une gouvernante. On peut cependant se demander s'il n'est pas possible d'exiger d'un veuf retraité et vivant seul qu'il tienne son ménage lui-même, au moins en partie, comme Rossier le fait depuis plus de deux ans. Certes, la présence de son épouse l'eût dispensé de ce travail supplémentaire, mais celui-ci est compensé par les ressources accrues dont l'intéressé dispose pour lui-même. Toutefois, cette question peut rester indécise en l'espèce. En effet, il est constant que dame Rossier avait été atteinte, dans sa jeunesse, d'une poliomyélite qui avait laissé des séquelles. Sans doute celles-ci ne l'empêchaient-elles point de tenir normalement son ménage, en s'aidant d'une canne. Mais, selon l'expert, c'est à partir de la cinquantaine que les lésions articulaires inséparables des séquelles graves de poliomyélite commencent à se décompenser, même si elles ont été bien supportées jusque là; il est donc vraisemblable que l'état fonctionnel de dame Rossier se serait assez rapidement altéré et qu'elle n'aurait pas tardé à voir sa capacité de travail diminuer. On doit déduire de ces considérations médicales que, même si son épouse n'était pas décédée prématurément, Paul-Henri Rossier eût vraisemblablement été obligé d'engager une employée ou de se charger lui-même de tout ou partie des travaux domestiques. Dès lors, l'argument qu'il tire de la modicité de sa pension de retraite n'est pas fondé.
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5. Les demandeurs réclament enfin des indemnités pour tort moral, savoir 7000 fr. pour Paul-Henri Rossier 1500 fr. pour chacun des enfants. La défenderesse ne leur conteste pas - avec raison - le droit d'obtenir une réparation morale, mais elle soutient que les montants articulés par les demandeurs sont trop élevés. |
A cet égard, il faut considérer que Peyaud a commis une faute manifeste en tentant de dépasser plusieurs véhicules alors qu'il n'avait pas la place nécessaire pour le faire. En outre, il est certain que le décès tragique de Blanche Rossier a profondément affecté son mari et ses enfants. Ces derniers, il est vrai, ne vivaient plus dans le foyer paternel, mais ils avaient conservé des liens d'affection étroits avec leurs parents, chez qui ils venaient souvent passer leurs vacances. Quant à Paul-Henri Rossier, l'accident causé par Peyaud l'a privé brutalement d'une épouse à laquelle il était très attaché et le laisse solitaire au seuil de la vieillesse.
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Les demandeurs, se fondant sur l'arrêt Blondey (RO 60 II 325/6), estiment qu'il faut tenir compte en outre de la peine insuffisante prononcée par le juge de St-Maurice. Mais ils interprètent mal l'arrêt qu'ils invoquent. Si le Tribunal fédéral y critique la peine infligée à l'auteur du dommage, c'est seulement pour conclure que sa faute doit être appréciée plus sévèrement que ne l'avait fait le juge pénal; en revanche, il ne se fonde pas sur l'insuffisance de la peine pour augmenter l'indemnité pour tort moral. Aussi bien l'argumentation des demandeurs n'est-elle pas fondée. Elle reviendrait en effet à ériger, dans tous les cas d'application des art. 47 CO et 42 LA, le juge civil en censeur du juge pénal.
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Tout bien considéré, les montants offerts par la défenderesse, savoir 5000 fr. pour Paul-Henri Rossier et 1000 fr. pour chacun des enfants, paraissent correspondre aux circonstances de la cause.
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Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
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La demande est admise en ce sens que la défenderesse est condamnée à payer:
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b) à Paul-Henri Rossier un montant de 5000 fr. avec intérêt à 5% dès le 30 août 1953;
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