EGMR 41615/98 - Zaoui v. Switzerland
 
Décision
Par la Deuxième Section au 18 janvier 2001
-- Requête No 41615/98 --
Décision sur la recevabilité de la requête no 41615/98 présentée par
Ahmed Zaoui contre la Suisse
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 18 janvier 2001 en une chambre composée de MM. C.L. Rozakis, président, L. Wildhaber, G. Bonello, Mme V. Straznicka, M. M. Fischbach, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. E. Levits, juges, et de M. E. Fribergh, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l'Homme le 15 mai 1998 et enregistrée le 10 juin 1998,
Vu l'article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante:
 
En Fait
Le requérant est un ressortissant algérien, né en 1960 et résidant à Ouagadougou au Burkina Faso. Il est représenté devant la Cour par Me Jean Lob, avocat au barreau de Lausanne.
A. Les circonstances de l'espèce
Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
Le requérant était à Alger l'un des membres du conseil consultatif national du Front Islamique du Salut (FIS). Il fut élu député du FIS lors des élections de décembre 1991. Il quitta l'Algérie dans le courant du mois de juillet 1993 pour se rendre au Maroc. Il apprit ultérieurement qu'il y avait été condamné à mort par contumace.
Par la suite, le requérant se réfugia d'abord en France, puis en Belgique où il déposa deux demandes d'asile politique qui furent rejetées. En raison de ses activités politiques, il fut condamné en appel à une peine de 4 ans d'emprisonnement avec sursis pour "association de malfaiteurs", en raison de son appartenance à un groupe d'islamistes. La nuit du 2 novembre 1997, le requérant quitta clandestinement le territoire belge où il avait fait l'objet d'une assignation à résidence et entra illégalement en Suisse le même jour. Il demanda l'asile politique aux autorités suisses.
Lors de son séjour en Suisse, le requérant a publié trois communiqués de propagande du Conseil de coordination à l'étranger du FIS (CCFIS), outre celui du 5 octobre 1997, rédigé alors qu'il se trouvait encore en Belgique. Dans ces communiqués, il annonçait la constitution du CCFIS, la composition de son bureau provisoire, déclarait s'écarter de la ligne du FIS et exposait les objectifs du CCFIS. Il appelait par ailleurs l'ensemble des partisans du projet islamique à se regrouper autour du CCFIS, dénonçait le pouvoir dictatorial en Algérie et soutenait la résistance populaire à l'intérieur du pays.
En raison de ces publications, le Conseil fédéral, par ordonnance du 27 avril 1998, décida d'interdire à Ahmed Zaoui et aux personnes mandatées par lui:
Dans la même décision, le Conseil fédéral ordonna, en application des articles 70, 102 chiffres 8 et 10 de la Constitution fédérale, la saisie, par la police, des télécopieurs du requérant, le blocage de ses raccordements à la messagerie électronique et à Internet qui avaient servi à la diffusion de ses communiqués, ainsi que la saisie de ses appareils téléphoniques s'il n'obtempérait pas à la décision.
B. Le droit interne pertinent
L'article 70 de la Constitution fédérale prévoit:
L'article 102 chiffres 8 et 10 de la Constitution fédérale dispose:
L'article 53 de la Loi fédérale suisse sur l'asile dispose également:
 
Griefs
Invoquant les articles 9 et 10 de la Convention, le requérant se plaint de ce que la décision du Conseil fédéral de saisir les moyens de communication à sa disposition, de bloquer l'accès à la messagerie électronique et à Internet ainsi que la menace de la saisie de ses appareils téléphoniques constitue une entrave à sa liberté religieuse et une violation de son droit à la liberté d'expression.
 
En Droit
1. Le requérant se plaint de ce que la décision du Conseil fédéral de confisquer les moyens de communication dont il disposait a violé l'article 9 de la Convention, ainsi libellé:
La Cour rappelle que l'article 9 de la Convention protège avant tout le domaine des convictions personnelles et des croyances religieuses; c'est-à-dire ce qui relève du for intérieur. De plus, cette disposition protège les actes intimement liés à ces comportements, tels les actes de culte ou de dévotion qui sont des aspects de la pratique d'une religion ou d'une croyance reconnues. (Comm. eur. D. H. no 11308/84, décision du 13 avril 1986, D.R. 46, p. 200).
En l'espèce, la Cour observe que les activités du requérant visaient principalement à diffuser des messages de propagande en faveur du FIS et ne constituaient pas l'expression d'une conviction religieuse au sens de l'article 9 de la Convention. La Cour constate dès lors que la confiscation des moyens de communication utilisés à des fins de propagande politique ne met pas en cause la liberté de religion.
Dans ces conditions, le présent grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 et en application de l'article 35 § 4 de la Convention.
2. Le requérant allègue également que la saisie de ses télécopieurs, le blocage de ses raccordements à la messagerie électronique et à Internet ainsi que la menace de la saisie de ses appareils téléphoniques constituent une violation de l'article 10 de la Convention selon lequel:
a) Concernant la menace de saisie des appareils téléphoniques, la Cour constate que le requérant ne peut se prétendre victime au sens de l'article 34 de la Convention, car il s'agit uniquement d'une sanction hypothétique qui n'a, de surcroît, jamais été effective et mise en œuvre par les autorités fédérales.
b) En ce qui concerne la confiscation des télécopieurs et le blocage des raccordements à Internet, la condamnation litigieuse s'analyse en une "ingérence" dans l'exercice par l'intéressé de sa liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et "nécessaire" dans une société démocratique pour les atteindre.
La Cour considère que l'ingérence est "prévue par la loi", à savoir l'article 102 ch. 8 et 10 de la Constitution fédérale.
La Cour constate que selon l'article 102 ch. 10 de la Constitution fédérale, une des attributions du Conseil fédéral consiste à veiller à la sûreté intérieure de la Confédération, au maintien de la tranquillité et de l'ordre. Dès lors, l'ingérence apparaît légitime puisqu'elle a pour but de protéger la sécurité nationale, la sûreté publique et la défense de l'ordre en Suisse.
La Cour doit rechercher si ladite ingérence était "nécessaire", dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.
La Cour rappelle que la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent: ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de "société démocratique" (arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, et Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37).
D'une manière générale, la "nécessité" d'une quelconque restriction à l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de façon convaincante (arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2) du 26 novembre 1991, série A no 217, pp. 28-29, § 50). Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un "besoin social impérieux" susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation.
La Cour n'a pas pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes, mais elle doit vérifier, sous l'angle de l'article 10 de la Convention, les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Pour cela, la Cour doit considérer l'"ingérence" litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants" (arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, pp. 500-501, § 40).
En l'espèce, la Cour observe que la mesure prise par le Conseil fédéral visait selon lui à confisquer les moyens de communication rapides tels que télécopieurs et messagerie électronique afin d'empêcher le requérant de poursuivre de la propagande politique au niveau international.
Avant de s'établir sur le territoire helvétique, le requérant séjournait en Belgique où il était assigné à résidence et faisait l'objet de contrôles stricts. Il avait également été condamné avec sursis pour "association de malfaiteurs". Malgré toutes les mesures de surveillance mises en place, le requérant a quitté clandestinement la Belgique, sans disposer de documents d'identité, afin de se rendre illégalement en Suisse pour y déposer une demande d'asile.
De plus, la décision du 27 avril 1998 du Conseil fédéral était fondée sur le fait que le requérant s'était adonné à des actes de propagande politique alors que sa demande d'asile était pendante. Or, en vertu de l'article 53 de la Loi fédérale suisse sur l'asile, la Confédération est en droit de refuser l'asile à un réfugié qui menace la sûreté intérieure ou extérieure de la Suisse ou qui la compromet.
En l'occurrence, il est difficile pour un Etat tiers d'évaluer la situation politique régnant en Algérie, de déterminer l'influence des partis politiques et des groupes armés et de mesurer le risque et l'impact des activités exercées à l'étranger par des personnalités appartenant à l'opposition islamique. Toutefois, compte tenu du contexte dans lequel le requérant a quitté l'Algérie où il avait été condamné à mort par contumace, de son activité liée à l'opposition islamique, de sa condamnation en Belgique, des circonstances dans lesquelles il est entré en Suisse, des raisons de son séjour et de ses agissements dans ce pays d'accueil, la saisie des moyens de communication afin d'empêcher le requérant de poursuivre de la propagande pour le CCFIS peut être justifiée comme nécessaire dans une société démocratique à la sécurité nationale et à la sûreté publique.
Par conséquent, le grief tiré de l'article 10 de la Convention est manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 et doit être rejeté conformément à l'article 35 § 4 de la Convention.
Déclare la requête irrecevable.
Erik Fribergh (Greffier), Christos Rozakis (Président)