BGE 101 II 133
 
27. Arrêt de la Ire Cour civile du 28 janvier 1975 dans la cause Secura contre Y.
 
Regeste
Haftung des Fahrzeughalters.
Art. 59 Abs. 2 und 3 SVG. Befreiung des Halters gegenüber dem verletzten Führer durch Kumulation der in Art. 59 Abs. 2 und 3 SVG vorgesehenen Herabsetzungsgründe (Erw. 5 bis 7).
 
Sachverhalt


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A.- X. bénéficiait en 1969 auprès de Secura d'une assurance-responsabilité civile, en qualité de détenteur d'un véhicule automobile NSU Prinz. Appelé par sa profession à s'absenter à l'étranger dix à quinze jours par mois, il laissait habituellement durant ce temps sa voiture à la disposition de sa maîtresse, Dlle Y., qui en détenait une clé. Le 1er juin 1969, il a toutefois pris son véhicule pour se rendre à Vérone, où il comptait rester une quinzaine de jours. Dlle Y., qui avait quelques jours de vacances, l'a rejoint par le train le 5 juin. Bien qu'elle disposât d'un billet pour le retour, elle a demandé à X. de lui laisser la voiture pour regagner Lausanne. Elle a quitté Vérone le dimanche 8 juin vers 23 h 15, seule au volant de la NSU.
Dans la nuit, vers 3 h 15, la voiture est sortie de l'autoroute Milan-Turin, à 194 km de Vérone. Elle a pris feu et Dlle Y. a péri carbonisée. Selon le rapport de la police routière italienne, le véhicule est sorti de la route à droite de la chaussée après avoir heurté de sa partie avant l'arête d'une barrière métallique protégeant un petit pont, et il a pris feu sous la violence du choc; l'absence de traces de freinage porte à croire que la conductrice ne s'est même pas aperçue de ce qui lui arrivait; les constatations faites n'ont pas révélé que la responsabilité de tiers serait engagée; la perte de contrôle de la voiture doit vraisemblablement être attribuée à un malaise subit ou au sommeil de la conductrice. La police routière a entendu un automobiliste italien, qui a déclaré qu'il avait dépassé vers 1 h, sur l'autoroute Brescia-Bergame, une voiture Prinz à plaques suisses conduite par une jeune femme à cheveux blonds coupés court; s'étant arrêté à un restoroute, il avait remarqué cette voiture stationnant, avec la même personne à son bord; il avait revu le véhicule entre Bergame et Milan et avait remarqué que la conductrice s'était entouré la tète d'un foulard blanc; il l'avait à nouveau dépassé entre Milan et Turin, vers 3 h, avant de s'arrêter pour boire un café; ayant repris la route en direction de Turin, il avait remarqué dans le lointain une lueur de flammes; sur les lieux, deux camionneurs

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cherchaient à éteindre au moyen d'un extincteur une voiture enflammée qu'il avait reconnue comme étant la voiture NSU suisse; il n'y avait pas d'autres véhicules dans le voisinage et il n'était pas en mesure de dire pour quelle raison la voiture était sortie de la route.
Dlle Y. laisse comme ayants droit sa mère et son fils illégitime, né en 1964. Elle subvenait seule aux besoins de son enfant; un des deux pères présumés a cependant versé pour celui-ci à trois reprises une somme de 1'800 fr. L'enfant reçoit de la Caisse nationale suisse d'assurance en cas d'accidents une rente d'orphelin de 239 fr. par mois.
B.- Le fils et la mère de Dlle Y. ont ouvert action contre Secura par demande du 8 septembre 1971. Le premier concluait au paiement de 83'252 fr. (perte de soutien), 7'000 fr. (tort moral) et 5000 fr. (frais divers), avec intérêt. La mère réclamait 2500 fr. avec intérêts, pour tort moral.
La défenderesse a conclu à libération.
Par jugement du 9 juillet 1974, la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois a alloué au demandeur 42'012 fr., pour perte de soutien, et 1'600 fr., pour frais consécutifs au décès de sa mère, avec intérêts à 5% dès le 9 juin 1969. Elle a rejeté les conclusions de la demanderesse. Considérant que Dlle Y. n'était ni détentrice, ni codétentrice du véhicule, le Tribunal cantonal a admis la responsabilité de principe de la défenderesse. Retenant l'assoupissement de la conductrice comme l'hypothèse la plus vraisemblable pour expliquer l'accident, il a opéré une réduction de 30% selon l'art. 59 al. 2 LCR. Il a porté la réduction des dommages-intérêts à 60% parce que le véhicule avait été mis gratuitement à la disposition de Dlle Y. (art. 59 al. 3 LCR). Vu la faute de la victime, l'autorité cantonale a exclu l'allocation d'une indemnité pour tort moral.
C.- La défenderesse recourt en réforme au Tribunal fédéral en reprenant ses conclusions libératoires.
Le demandeur a formé un recours joint tendant au paiement de 76'916 fr. 50 (indemnité pour perte de soutien), 5'000 fr. (indemnité pour tort moral) et 4'000 fr. (remboursement de frais consécutifs au décès), le tout avec intérêts à 5% dès le 9 juin 1969.
 


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Considérant en droit:
a) Le Tribunal cantonal constate souverainement que le véhicule était employé en règle générale par X., qui en assumait seul les frais d'entretien; s'il le mettait parfois à la disposition de son amie, c'est qu'il n'en avait pas l'emploi pendant ses déplacements à l'étranger; il restait cependant entièrement libre, à ces occasions, d'utiliser sa voiture, dont il avait ainsi seul la maîtrise. Dans ces conditions, le détenteur du véhicule au sens de la jurisprudence (RO 92 II 42 s. consid. 4a) était manifestement X. - au nom de qui étaient d'ailleurs établis tant le permis de circulation que la police d'assurance -, et non Dlle Y.
b) Celle-ci n'était pas non plus codétentrice du véhicule. Les circonstances qui ont amené le Tribunal fédéral à admettre la codétention dans l'arrêt Vögeli c. Müller (RO 99 II 319 consid. 4) - frais d'acquisition et d'entretien pris en charge par les deux personnes en cause, qui avaient en commun le pouvoir de disposer en fait du véhicule - ne sont nullement réalisées ici. Peu importe que Dlle Y. ait détenu une clé de la voiture et qu'elle ait pu disposer de celle-ci, habituellement, pendant dix à quinze jours par mois, lors des voyages professionnels à l'étranger de X. Selon les constatations souveraines du jugement déféré, la possession d'une clé par Dlle Y. traduisait "non pas la volonté de X. de lui remettre de façon quasi permanente l'usage de sa voiture, et

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partant le pouvoir d'en user librement, mais bien plus une simple commodité ou l'attention courtoise d'un amant envers sa maîtresse"; celle-ci "ne pouvait pas disposer quand bon lui semblait" du véhicule. Ces constatations excluent que Dlle Y. puisse être considérée comme codétentrice de la voiture dont l'emploi a causé sa mort.
4. Aux termes de l'art. 58 al. 4 LCR, le détenteur répond de la faute du conducteur comme de sa propre faute. Mais le conducteur lui-même ne peut se prévaloir de cette disposition contre le détenteur, lorsqu'il est victime d'un dommage causé par l'emploi du véhicule automobile (cf. RO 88 II 305; OFTINGER, Schweizerisches Haftpflichtrecht, 2e éd., II/2 p. 474 et 622 in initio). Le conducteur lésé répond de son propre comportement conformément au principe général de l'art. 44 al. 1 CO. En l'espèce, le comportement de la conductrice dont le décès fonde les prétentions du demandeur est également opposable à ce dernier (RO 88 II 305 s.). La défenderesse peut ainsi se libérer de tout ou partie de sa responsabilité, si elle prouve qu'une faute de la conductrice du véhicule de son assuré a causé l'accident ou y a contribué (art. 59 al. 1 et 2 LCR).
a) Il est loisible au juge du fait, qui apprécie librement les preuves, d'admettre qu'un accident dont tous les détails ne sont pas connus s'est produit de la façon qui apparaît dans le cas particulier la plus vraisemblable selon l'expérience générale (RO 46 II 201, 90 II 233 consid. 3a).
Le jugement déféré constate que la voiture conduite par Dlle Y. venait d'être revisée et que le contrôle opéré par la police n'a révélé aucune défectuosité mécanique; que rien n'est venu sérieusement étayer la théorie selon laquelle l'accident aurait pu être provoqué par un autre véhicule qui aurait fait une "queue de poisson" à la NSU; que l'instruction a

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montré que Dlle Y. avait passé une bonne partie de la journée de dimanche au soleil, notamment à s'adonner aux plaisirs de la natation, et qu'elle s'était peu reposée. Appréciant cela, le Tribunal cantonal admet que l'explication des causes de l'accident doit être cherchée dans le comportement de la conductrice uniquement et que tout porte à croire que celle-ci a été la victime d'un moment d'assoupissement à son volant, phénomène éminemment plausible étant donné les conditions dans lesquelles elle avait pris le départ. Cette appréciation des circonstances de l'accident lie le Tribunal fédéral en instance de réforme (cf. les deux arrêts précités), et le grief de fausse répartition du fardeau de la preuve, que formule le demandeur, est sans pertinence (RO 95 II 342 consid. 6cc et citations, 96 II 259).
b) Il est constant qu'il a fallu près de quatre heures à Dlle Y. pour parcourir 194 km, avec au moins un arrêt, sur une autoroute à trois voies qui ne devait connaître, entre 23 h 15 et 3 h 15, qu'un trafic réduit. Compte tenu du fait qu'à l'issue de ce trajet elle a perdu la maîtrise de sa voiture par suite d'un moment d'assoupissement, l'appréciation des premiers juges selon laquelle la conductrice paraît avoir lutté contre le sommeil tout au long de sa route est conforme à l'expérience générale de la vie. Il y a dès lors lieu d'admettre que Dlle Y. a eu conscience du risque qu'elle courait de s'endormir au volant. Dans ces conditions, elle était tenue de s'abstenir de conduire en vertu de l'art. 31 al. 2 LCR. En persistant à rouler, la conductrice a commis une faute.
c) Le demandeur fait valoir que, dans l'hypothèse où Dlle Y. aurait mal supporté la chaleur ou aurait été excessivement fatiguée, X., qui était absolument à même d'apprécier l'état de sa compagne, aurait su ou dû savoir qu'elle n'était pas en mesure de conduire sûrement sur le trajet prévu. Il aurait commis une faute au moins égale à celle de la victime en lui confiant néanmoins son véhicule.
Mais, selon les propres allégués du demandeur - confirmés par le témoignage de l'intéressé - X. "a jugé qu'elle n'était absolument pas fatiguée et qu'elle était parfaitement à même de rentrer au volant", après avoir "dormi environ quatre heures juste avant de prendre la route". Rien n'indique que le détenteur ait eu conscience de l'inaptitude de sa maîtresse à conduire, le soir où il lui a cédé l'usage de sa voiture. La

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somnolence de la conductrice peut parfaitement lui avoir été cachée ou s'être produite après leur séparation.
La défenderesse peut ainsi opposer au demandeur une faute exclusive de la victime.
d) S'agissant de la répartition d'un dommage entre deux détenteurs (art. 60 al. 2, 2e phrase, et 61 al. 1 LCR), dont l'un répond d'une faute importante (erheblich) et l'autre est exempt de faute, le Tribunal fédéral a jugé que le premier devait supporter tout le dommage, quand bien même il n'avait pas commis de faute grave au sens de l'art. 59 al. 1 LCR (RO 99 II 95 ss consid. 2). Cette jurisprudence repose sur la considération que, dans la plupart des accidents de la circulation, le risque inhérent à tout véhicule automobile ne se réalise que par l'effet d'un comportement fautif d'un ou de plusieurs détenteurs ou des personnes dont ils répondent (ibid., p. 97). Répondant à une objection de MERZ (RJB 95/1959, p. 475) relative à la situation des non-détenteurs victimes d'un accident de la circulation et répondant d'une faute, le Tribunal fédéral a précisé (ibid., p. 98) qu'à l'égard de ceux-ci, en particulier des piétons, le détenteur même non fautif devait répondre d'une partie du dommage, fixée en tenant compte de toutes les circonstances (art. 59 al. 2 LCR), s'il ne prouvait pas que l'accident a été causé par la force majeure ou par une faute grave du lésé (art. 59 al. 1 LCR).
On peut se demander si la jurisprudence précitée relative aux rapports entre deux détenteurs ne pourrait pas s'appliquer en l'espèce, le risque inhérent au véhicule du détenteur X. ne s'étant réalisé que par l'effet de la faute exclusive de la conductrice lésée. Il n'est toutefois pas nécessaire de trancher cette question ni d'examiner si, dans l'hypothèse d'une réponse affirmative, la faute de Dlle Y. serait assez importante pour exonérer la défenderesse. La responsabilité de celle-ci doit en effet être exclue pour un autre motif.
a) Selon la jurisprudence relative à l'art. 37 al. 4 LA, lequel est à l'origine de l'art. 59 al. 3 LCR, la faculté que ces dispositions confèrent au juge de réduire, voire de supprimer l'indemnité repose sur deux considérations: d'une part, la personne qui a seulement voulu rendre service ne doit pas subir toute la rigueur du droit en cas d'accident (RO 70 II 181); d'autre part, tout utilisateur d'un véhicule automobile sait et doit savoir qu'il assume un certain risque, eu égard aux dangers multiples de la circulation routière (RO 59 II 465 consid. 4b). Ces deux considérations, et plus particulièrement la seconde, s'imposent souvent avec plus de force en cas de prêt gratuit du véhicule - hypothèse que l'art. 37 al. 4 LA ne prévoyait pas -, notamment si l'on songe que la qualité de conducteur, contrairement à celle de passager, implique une participation active à l'emploi du véhicule. Il y a lieu d'en tenir compte dans l'application de l'art. 59 al. 3 LCR. Quant à l'exigence des "circonstances spéciales", elle concerne seulement la suppression de l'indemnité, et non pas sa réduction, contrairement à ce que pourrait laisser supposer la rédaction française de la disposition. Les textes allemand ("... so kann der Richter die Entschädigung ermässigen oder, bei besonderen Umständen, ausschliessen") et italien ("... il giudice può ridurre il risarcimento o, se sia giustificato da circostanze speciali, escluderlo") sont clairs sur ce point.
b) En l'espèce, le demandeur conteste en vain que le véhicule ait été prêté par complaisance à Dlle Y. C'est elle qui, selon les constatations souveraines du jugement déféré, a demandé à X. de pouvoir rentrer à Lausanne au volant de la NSU, "sans doute parce qu'elle désirait avoir la possibilité de l'utiliser en Suisse les jours suivants". En accédant à ce désir, le détenteur faisait preuve d'une grande complaisance. Quant à Dlle Y., qui avait dès lors, pour plusieurs jours et dans son propre intérêt, la maîtrise effective sur le véhicule prêté, elle se mettait dans une situation qui la rapprochait de celle d'une codétentrice. On se trouve ainsi dans des circonstances spéciales qui pourraient justifier la suppression de toute indemnité, ou en tout cas une réduction nettement plus importante que celle de 30% opérée par l'autorité cantonale. Le besoin du demandeur de voir compenser la perte de son soutien n'est pas de nature à influencer l'appréciation des responsabilités.


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7. Les causes de réduction des dommages-intérêts de la faute du lésé et du prêt gratuit et par complaisance du véhicule sont ainsi manifestement réalisées ici. Elles déploient des effets cumulatifs dans l'appréciation des responsabilités (OFTINGER, op.cit., II/2 p. 643 ch. 4; BUSSY/RUSCONI, Code suisse de la circulation routière annoté, n. 4.7 ad art. 59 LCR). A lui seul, chacun de ces deux facteurs permettrait d'envisager, on l'a vu, la libération du détenteur. Considérés ensemble, ils commandent la suppression de toute indemnité, et partant le rejet intégral des conclusions du demandeur.
Par ces motifs, le Tribunal fédéral:
Admet le recours en réforme de la défenderesse, rejette le recours joint du demandeur et réforme le jugement du Tribunal cantonal vaudois du 9 juillet 1974 en ce sens que les conclusions du demandeur sont rejetées.