BGE 8 I 362 - Suisse-Occidentale
 
55. Arrêt
du 13 Mai 1882, dans la cause Suisse-Occidentale contre Etat de Vaud.
 
Sachverhalt:
Dans le but de remédier aux inondations de l'Aar entre Aarberg et Soleure, ainsi qu'aux submersions qui ont leur cause dans les hautes eaux des trois lacs du Jura, leurs affluents et l'insuffisance de leurs écoulements, la question de la Correction des eaux du Jura, posée dans le courant du XVIIe siècle déjà, fut l'objet, dès 1674 à 1816, de nombreuses études, opérations, enquêtes et tentatives d'exécution de la part des Etats et propriétaires intéressés et notamment du canton de Berne.
A la suite de la grande inondation de 1816, l'ingénieur Tulla, directeur en chef des Ponts et Chaussées du Grand Duché de Bade, fut chargé par le gouvernement bernois d'inspecter les lieux et de donner un préavis. Le projet de correction élaboré par ce technicien n'eut toutefois pas de suite. Il en fut de même du projet de dessèchement du Seeland, présenté par l'ingénieur polonais Lelewel en 1834, à la demande de la même autorité exécutive.
Ensuite de nombreuses conférences des cantons intéressés, l'ingénieur La Nicca fut chargé d'examiner ces différents projets et de faire de nouvelles propositions. Son projet, qui date de 1842, fut adopté en principe par les gouvernements intéressés, et dès lors les études et les travaux préliminaires continuèrent sans interruption.
Par missive du 23 Septembre 1853, le gouvernement de Berne s'adressa à la Confédération au nom des cantons intéressés, lui demandant si elle serait disposée à favoriser l'entreprise, notamment au moyen de subsides.
Après diverses conférences et expertises provoquées par l'autorité fédérale dans le courant des trois années suivantes, le Conseil fédéral adressa, le 8 Avril 1857, à l'Assemblée fédérale, un message et un rapport sur toute cette affaire, concluant à ce que la Confédération prenne l'initiative et la direction de la correction projetée. Par arrêté du 3 Août 1857, l'Assemblée fédérale adopta cette conclusion et invita le Conseil fédéral à faire compléter sans retard, aux points de vue technique et financier, les études nécessaires à l'adoption définitive d'un plan de correction; le même arrêté invite en outre le Conseil fédéral à soumettre au plus tôt à l'Assemblée fédérale ce plan de correction, qui devra servir de base à l'exécution de l'entreprise, ainsi que les travaux qui devront faire partie de l'entreprise en commun; enfin à présenter des propositions ultérieures sur l'objet en question. A cet effet un crédit de 50 000 fr. est accordé au Conseil fédéral.
Dans le courant de 1858, le Conseil fédéral, sur la demande des gouvernements de Vaud, de Fribourg et de Neuchâtel, et en vue d'une entente à intervenir entre ces cantons touchant l'adoption du plan de correction, le mode d'exécution et la répartition de la dépense, -- décida d'ajourner pour le moment toute démarche ultérieure dans cette affaire.
Le 8 Février 1862, ensuite d'une motion d'un de ses membres, l'Assemblée fédérale décida d'inviter le Conseil fédéral à mener le plus promptement à leur terme les négociations des Etats intéressés à la correction des eaux du Jura, dans le sens de l'arrêté fédéral du 3 Août 1857, puis à présenter dans la prochaine session un rapport et des propositions sur l'état de l'affaire et sur les mesures à prendre.
Dans deux rapports, datés du 31 Mai et 8 Juin 1863, MM. La Nicca et Bridel, chargés par le Conseil fédéral d'un nouvel examen comparatif des projets présentés et des résultats des expertises précédentes, concluent à l'adoption du projet La Nicca, avec quelques modifications.
Par arrêté du 22 Décembre 1863, l'Assemblée fédérale décide que la correction des eaux du Jura, d'après le plan La Nicca modifié, est mise au nombre des entreprises que la Confédération est disposée à subventionner, à teneur de l'art. 21 de la Constitution fédérale. La Confédération se déclare prête à prendre à sa charge le tiers des frais de l'entreprise jusqu'à concurrence d'une somme maximum de 4 670 000 francs.
Ensuite de nouvelles conférences, et par convention du 1er Juillet 1867, les cantons de Berne, Fribourg, Vaud, Soleure et Neuchâtel se déclarent "prêts à entreprendre la correction des eaux du Jura, en suivant en principe le plan La Nicca, dans le sens de l'expertise fédérale du 8 Juin 1863," en prennent à leur charge chacun une portion déterminée des travaux, à savoir, Berne, les canaux Nidau-Buren et Aarberg-Hageneck, Soleure, les travaux entre Buren et Attisholz, et les cantons de Fribourg, Vaud et Neuchâtel, la correction de la Broyé inférieure et de la Thièle supérieure. Cette convention, qui prévoyait une subvention fédérale de 8 millions, portait, entre autres, à son art. 2, que "les indemnités qui, ensuite de l'entreprise générale, pourraient être réclamées de la part des communes, corporations et particuliers, demeurent à la charge de chaque canton sur son territoire respectif."
Cette convention fut soumise à l'Assemblée fédérale, avec la demande de modifier son arrêté du 23 Décembre 1863 dans le sens de ses dispositions.
Par arrêté du 25 Juillet 1867, l'Assemblée fédérale, faisant droit à cette demande, alloue la subvention de 5 millions réclamée, et reproduit à l'art. 10 la disposition précitée, mettant les indemnités qui pourraient être réclamées, ensuite de l'exécution générale, à la charge de chaque canton sur son territoire respectif.
Par décret du Grand Conseil du canton de Vaud du 9 Janvier 1868, la convention du 1er Juillet 1867 a été ratifiée par l'Etat de Vaud, sous réserve de la sanction du peuple.
Par votation des assemblées générales de commune du 2 Février 1868, ce décret a obtenu la sanction du peuple, et il a été rendu exécutoire le 7 Mars 1868 par ordonnance du Conseil d'Etat.
Le dit décret ratifiait également une convention dite additionnelle, conclue le 26 Avril 1867 par les gouvernements de Fribourg, Vaud et Neuchâtel pour la répartition, entre ces trois cantons, des frais de la correction de la Thièle supérieure et de la Broyé inférieure, ainsi que du subside fédéral affecté à ces corrections.
La convention intercantonale du 1er Juillet 1867 a été également ratifiée par les Etats de Berne, Fribourg, Soleure et Neuchâtel.
A la suite des travaux entrepris en exécution des conventions et actes législatifs susmentionnés, le niveau du lac de Neuchâtel s'est considérablement abaissé: cet abaisse ment, sensible dès l'année 1877, s'est particulièrement manifesté à partir de la fin de l'automne 1878, et a eu pour conséquence de compromettre la solidité des ouvrages d'art que la compagnie Suisse-Occidentale possède sur les rivières et canaux qui se jettent dans le lac.
Par exploit du 30 Novembre 1878, la Compagnie de la Suisse-Occidentale cite l'Etat de Vaud et la Société vaudoise pour la correction des eaux du Jura à comparaître le 3 Décembre suivant à l'audience du Juge de Paix d'Yverdon, pour voir nommer des experts qui devront constater l'état actuel du pont et du quai de la Thièle et des deux ponts sur la petite rivière à Yverdon, donner leur avis sur la cause du déchaussement des piliers et des culées de ces ponts et du quai, et indiquer s'il y a urgence de faire immédiatement des travaux de consolidation.
La partie défenderesse ayant fait défaut à l'audience du 3 Décembre, le Juge de Paix désigne les experts requis dans les personnes des ingénieurs Delarageaz et Criblet, lesquels s'adjoignent l'ingénieur Cuénod comme président.
Dans leur rapport préalable du 10 Décembre, ces experts indiquent une série de travaux urgents à effectuer en vue de la consolidation du pont de la Thièle, en attendant d'autres travaux que les experts ont indiqués dans un second rapport du 24 Janvier 1879.
Sous date du 23 Décembre 1878, la Compagnie Suisse-Occidentale notifie à l'Etat de Vaud un nouvel exploit, portant citation au 24 dit, devant le Juge de Paix d'Yverdon, pour voir procéder à la désignation d'un expert chargé de constater par des attachements journaliers l'exécution des travaux qui allaient être entrepris. Le juge désigna l'expert en la personne de l'ingénieur Lochmann à Lausanne.
Les travaux de défense prescrits furent commencés dès le lendemain et constatés chaque jour par l'expert: ils consistaient essentiellement dans le dépôt d'enrochements entre les piles, ainsi que dans les parties affouillées de la rivière.
Dans les journées des 30 et 31 Décembre 1878, une crue soudaine et considérable se produisit dans la Thièle; des affouillements importants se manifestèrent entre les piles du pont. L'Etat de Vaud, en date du 11 Janvier 1879, notifia à la Compagnie un exploit portant assignation à comparaître à l'audience du Juge de Paix d'Yverdon le 13 Janvier, aux fins de voir désigner trois nouveaux experts en vue de constater que les travaux exécutés par la Compagnie avaient eu pour effet d'aggraver le mal. A la dite audience, le juge désigna comme experts les ingénieurs Chessex, Chappuis et Noeller, qui, après avoir, dans un premier rapport des 28, 27 Mars même année, donné de nouvelles directions au sujet des travaux de défense, constatent, dans un second rapport du 29 Avril suivant, que les dits travaux d'enrochement, loin de provoquer des affouillements dangereux, avaient eu pour effet de les arrêter.
Estimant que l'abaissement des lacs a eu pour effet soit de détériorer soit de menacer ses ouvrages d'art ci-après énumérés:
1. Le pont sur la Thièle à Yverdon;
2. Le quai situé le long de la Thièle à Yverdon, en aval du pont du chemin de fer;
3. Les deux ponts sur le canal Oriental (Petite Rivière) à Yverdon;
4. Le pont sur le canal du Luron (ligne transversale d'Yverdon à Payerne) près d'Yverdon;
5. Le pont sur le canal Occidental (ligne d'Yverdon à Neuchâtel. Kil. 38 + 709) près d'Yverdon;
6. Le pont sur le Mujon (même ligne. Kil. 39 + 008);
7. Le pont sur la Brinnaz (Id. Kil. 39 + 733);
8. Le pont sur le Grandsonnet (Id. Kil. 41 + 668);
9. Le pont sur l'Arnon (Id. Kil. 48 + 297);
10. Le pont sur la Diaz (Id. à la Lance. Kil. 50 + 958);
La Compagnie de la Suisse-Occidentale a, sous date du 22 Mars 1879, ouvert, devant le Tribunal fédéral, à l'Etat de Vaud et à l'Association intercantonale des Etats de Berne, Fribourg, Soleure, Vaud et Neuchâtel pour la Correction des des eaux du Jura, une action tendant à ce qu'il lui plaise prononcer que les défendeurs sont ses débiteurs solidaires et doivent lui faire paiement des sommes suivantes, savoir:
    "1. Des sommes actuellement dépensées par la Compagnie demanderesse pour protéger provisoirement, conformément aux prescriptions des experts Cuénod, Delarageaz et Criblet, le pont du chemin de fer sur la Thièle à Yverdon, le quai de la Thièle et les ponts sur le canal Oriental (Petite Rivière) le canal du Buron, le canal Occidental, le Mujon, la Brinnaz, le Grandsonnet, l'Arnon et la Diaz.
    2. Des sommes qui devront être dépensées par la Compagnie demanderesse pour exécuter les travaux définitifs qui seront nécessités par le nouveau régime des susdits cours d'eau, la Compagnie étant dors et déjà autorisée à exécuter les dits travaux définitifs conformément aux prescriptions qui feront l'objet d'un rapport ultérieur des experts Cuénod, Delarageaz et Criblet, ou de nouveaux experts qui pourront être désignés conformément à la loi fédérale sur la procédure à suivre devant le haut Tribunal fédéral, le tout sans préjudice d'autres réclamations en cas de nouveaux dommages.
    La Compagnie Suisse-Occidentale conclut en outre aux dépens du présent procès et au remboursement des frais d'expertise et autres faits à ce jour (vu les développements suffisants contenus dans les considérants de droit de cet arrêt, on a retranché du résumé des faits l'analyse des écritures des parties et de l'expertise)."
La demande de la Suisse-Occidentale fut communiquée au canton de Vaud, tant pour lui que pour ceux de Fribourg et de Neuchâtel, au canton de Berne et au canton de Soleure: les cantons de Fribourg, de Neuchâtel et de Berne ne donnèrent aucune réponse; celui de Soleure décline toute responsabilité au sujet de la présente action, en s'appuyant sur l'art. 10, plus haut cité, de l'arrêté fédéral du 25 Juin 1867.
Dans sa réponse, l'Etat de Vaud déclare qu'il accepte, vis-à-vis des autres cantons intéressés, les conséquences qui résultent de l'art. 10 susvisé, et que, par conséquent, il se charge de répondre seul à la demande de la Suisse Occidentale. Il estime en revanche qu'il doit avoir un recours en cas de condamnation contre les associations qui ont été formées dans le canton de Vaud, soit pour la correction des des eaux du Jura, soit pour l'assainissement de la plaine de l'Orbe; ces deux associations constituent des personnes morales. La Suisse-Occidentale ne peut ignorer les actes législatifs qui les ont créées: elle est tenue de s'y soumettre, et par conséquent elle devait attaquer, non pas l'Etat de Vaud, mais directement les associations qui sont légalement responsables des conséquences de l'entreprise. Ces associations ayant refusé l'instance qui leur avait été dénoncée, l'Etat de Vaud se borne à réserver, en cas de condamnation, tous ses droits contre elles.
En réponse à la demande elle-même, l'Etat de Vaud conclut:
1. A ce que le Tribunal fédéral se déclare incompétent pour statuer sur les conclusions prises par la Suisse-Occidentale.
2. Pour le cas où le Tribunal fédéral se déclarerait compétent, -- à ce que les conclusions prises par la Suisse- Occidentale soient préjudiciellement écartées, en tant que non précises et prématurées.
3. Au fond, à libération des conclusions prises par la Suisse-Occidentale.
Dans sa réplique, dirigée contre l'Etat de Vaud seul, la demanderesse modifie ses conclusions en les faisant porter, sous chiffre 1, sur des sommes déterminées, et en ajoutant, sous chiffre 2, aux ouvrages d'art mentionnés en demande, le pont sur la Menthue et le viaduc près d'Yvonand. Ces conclusions sont de la teneur ci-après:
    "Plaise au Tribunal fédéral de prononcer avec dépens que l'Etat de Vaud est son débiteur et doit lui faire paiement des sommes suivantes, savoir:
    1. Trente mille quatre cent vingt-quatre francs quatre vingt-dix centimes formant, aux termes du rapport de l'expert Lochmann, le coût des travaux provisoires exécutés par la Compagnie demanderesse jusqu'au 30 Janvier 1880 pour protéger, conformément aux prescriptions des experts Cuénod, Delarageaz et Criblet, divers ouvrages d'art sur le chemin de fer d'Yverdon à Vaumarcus et d'Yverdon à Payerne;
    2. Des sommes dépensées depuis le 30 Janvier 1880. ainsi que de celles encore à dépenser par la Compagnie demanderesse pour protéger provisoirement, conformément aux prescriptions des experts Cuénod, Delarageaz et Criblet, le pont du chemin de fer sur la Thièle et les ponts sur le canal Oriental (Petite Rivière), le canal du Buron, le canal occidental, le Mujon, la Brinnaz, le Grandsonnet, l'Arnon, la Diaz, la Menthue et le viaduc près d'Yvonand;
    3. Des sommes qui devront être dépensées par la Compagnie demanderesse pour exécuter les travaux définitifs qui seront nécessités par le nouveau régime des susdits cours d'eau, la Compagnie étant dors et déjà autorisée à exécuter les dits travaux définitifs, conformément aux prescriptions qui feront l'objet d'un rapport ultérieur des experts Cuénod, Delarageaz et Criblet, ou des nouveaux experts qui pourront être désignés, conformément à la loi fédérale sur la procédure à suivre devant le haut Tribunal fédéral; le tout sans préjudice d'autres réclamations en cas de nouveaux dommages.
    La Compagnie Suisse-Occidentale conclut en outre aux dépens du présent procès et au remboursement des frais d'expertise et autres faits à ce jour."
Dans sa duplique l'Etat de Vaud reprend les conclusions de sa réponse. En outre il proteste contre le changement apporté en réplique aux conclusions de la demande; il estime que c'est conformé ment à ces dernières seules que la cause doit être jugée. Par office du 4 Octobre 1880, adressé aux cantons intéressés, l'Etat de Vaud offre de se charger de répondre seul à la Suisse-Occidentale, en ce qui concerne les fautes alléguées par elle dans l'exécution des travaux, mais ce à la condition expresse qu'en cas de condamnation tout recours lui est réservé contre les cantons ou l'Association qui serait reconnue fautive.
Par lettre du 26 Novembre 1880, le représentant de l'Etat de Vaud avise le Juge délégué qu'ensuite de négociations avec les autres cantons intéressés, le dit Etat suivra seul au procès.
Lors du débat préliminaire en la cause, le 2 Décembre 1880, l'Etat de Vaud déclare de nouveau qu'il consent à se charger de soutenir seul le procès au nom de tous les cantons intéressés. La Suisse-Occidentale déclare de son côté réduire les conclusions par elle prises au procès, à celles qu'elle a formulées dans sa demande. Les deux parties sont d'accord pour ne pas soumettre aux experts à désigner par l'office fédéral la question des frais occasionnés par les travaux provisoires. En ce qui concerne les travaux définitifs à exécuter, la Suisse-Occidentale dit renoncer à réclamer des experts une désignation plus spéciale de ces travaux, ainsi qu'une évaluation de leur coût, et s'en tenir à cet égard à la question 14 de son programme, ainsi conçue:
    "Des travaux définitifs ne sont-ils pas nécessaires pour placer les ouvrages d'art de la Compagnie (suit leur désignation) dans les conditions techniques requises par le nouveau régime des eaux des rivières et canaux qui se jettent dans le lac de Neuchâtel, et pour éviter à l'avenir tout danger provenant de ce nouveau régime?"
 
Erwägungen:
Statuant sur ces faits et considérant en droit:
 
Erwägung 1
L'Etat de Vaud avait plus tard, il est vrai, répudié sa responsabilité à l'égard des fautes imputées en réplique à l'Association intercantonale. Mais, ensuite de négociations avec les cantons intéressés, l'Etat de Vaud a, par office du 26 Novembre 1880 d'abord, puis par déclaration positive au procès-verbal du débat préliminaire du 2 Décembre suivant, accepté de continuer à soutenir seul le procès au nom de tous les dits cantons.
Il n'y a pas lieu de s'occuper ultérieurement de l'argument formulé par l'Etat de Vaud dans sa réponse, et consistant à dire que la Suisse-Occidentale eût dû attaquer, non pas l'Etat, mais les Associations vaudoises pour la correction des eaux du Jura et pour l'assainissement de la plaine de l'Orbe. Dans sa duplique le défendeur déclare renoncer à cette objection, dénuée selon lui d'intérêt pratique, puisque la première de ces associations a cessé d'exister pendant le cours du procès, l'Etat de Vaud ayant pris toutes ses obligations à sa charge, et attendu que le dit Etat aura toujours, en cas de condamnation, son recours contre la seconde, à laquelle il a dénoncé l'instance.
 
Erwägung 2
Le caractère civil de l'action en dommages-intérêts intentée par la Suisse-Occidentale à l'Etat de Vaud ne saurait être contesté. C'est vainement que l'Etat estime que cette demande, bien que civile en sa forme, a néanmoins pour but la réparation d'un dommage dont la cause gît dans un acte administratif et se meut dès lors sur un terrain étranger à la compétence du Tribunal fédéral.
La demande de la Suisse-Occidentale tend en effet à faire déclarer l'Etat débiteur; elle se fonde exclusivement sur un titre de droit privé, et, dans une jurisprudence constante, le Tribunal fédéral a proclamé qu'il rentrait dans ses attributions de connaître des actions civiles contre un canton en réparation d'un dommage, alors même que le fait dommageable allégué par le demandeur aurait sa source dans une décision administrative, pourvu toutefois que l'importance du litige dépasse la limite fixée à l'art. 27, 2. de la loi sur l'organisation judiciaire fédérale. (Voir Arrêts du 15 Décembre 1876, Christ Simener contre Confédération, Recueil II, pag. 812 et suiv.; du 21 Décembre 1871, Suisse-Occidentale contre Confédération, Recueil III, 780 et suiv.; ou 23 Mars 1877, Unger et Graefe contre Vaud, ibid. 148 et suiv., etc. Sourdat, De la responsabilité, tom. II, pag. 461.).
Or il n'est point contesté que la valeur objet du litige ne dépasse 3000 fr.: l'examen de la demande rentre bien dés lors dans la compétence du Tribunal fédéral, telle qu'elle ressort des art. 110 de la Constitution fédérale, et 27 déjà cité de la loi sur l'organisation judiciaire.
L'exception d'incompétence ne saurait donc être accueillie.
 
Erwägung 3
L'art. 89 de la procédure civile fédérale, sur lequel ce moyen s'appuie, ne prescrit point d'une manière absolue, et sous peine de forclusion, l'indication précise des sommes réclamées par les conclusions de la demande: Pour fonder la compétence du Tribunal fédéral aux termes de l'art. 27, 2. susvisé, il suffit que la valeur du litige soit supérieure à 3000 francs, ce qui non-seulement n'a pas été nié par l'Etat défendeur, mais encore positivement reconnu par lui dans ses écritures. Ce point acquis, il était loisible à la demanderesse de ne conclure qu'en principe; au moment du dépôt de sa demande elle n'était en effet pas en position de se rendre un compte exact des travaux provisoires non encore terminés, et encore moins d'apprécier la valeur des travaux définitifs qui n'étaient point commencés, ni même déterminés d'une manière précise. Ce moyen est rejeté.
 
Erwägung 4
Les conclusions de la demanderesse, formulées en demande et confirmées lors du débat préliminaire du 2 Décembre 1880, tendant uniquement à ce que l'Etat de Vaud soit condamné en principe à payer le coût des travaux définitive ment reconnus nécessaires sur les cours d'eau en question ensuite de l'abaissement des eaux du Jura, sans que l'expertise à intervenir ou l'arrêt à rendre ait à désigner plus spécialement ces travaux ni à évaluer leur coût éventuel.
Rien ne s'oppose à ce que l'action de la Suisse-Occidentale soit introduite sous cette forme, le droit de l'Etat de Vaud de contester plus tard, le cas échéant, le nombre et le coût des travaux dont il s'agit, demeurant expressément réservé.
Dans cette position, il y a lieu d'écarter le dernier moyen préjudiciel opposé par le défendeur, et d'entrer en matière sur le fond de la cause.
Au fond:
 
Erwägung 5
 
Erwägung 6
 
Erwägung 7
L'existence d'un quasi-contrat ne saurait pas davantage être prétendue en l'espèce. La théorie d'après laquelle l'existence d'une construction au bord d'une rue ou autre voie de communication dépendant du domaine public confère au propriétaire un droit créant une obligation, à la charge du public de laisser cette construction au bénéfice de l'usage de la voie publique dans l'état où elle existe et au même niveau, n'est pas acceptable, malgré l'arrêt vaudois qui l'a consacrée. (Voir Journal des Tribunaux vaudois, arrêt du 19 Mai 1853, Monnard contre Lausanne.)
L'administration du domaine public ne peut être présumée avoir eu l'intention de se lier à toujours par une obligation quasi-contractuelle en ce qui touche l'état des voies publiques, et le propriétaire bordier ne peut au même titre prétendre à la perpétuation d'un état des lieux qui ne lui a pas été garanti comme droit privé. (Voir Souffert, Neue Folge 6. No. 277.).
Un pareil quasi-contrat peut d'autant moins être admis dans l'espèce, qu'il ne s'agit point d'une voie de communication créée par l'Etat.
 
Erwägung 8
Ce principe oblige celui qui, par sa faute, cause à autrui un dommage à le réparer, que ce dommage ait été causé directement par son fait, ou seulement par sa négligence ou par son imprudence.
Mais une faute ne saurait consister dans un acte licite tel que l'usage d'un droit. Qui iure suo utitur, neminem laedit. Or, à teneur de l'art. 342 du Code civil vaudois, les rivières et les lacs sont considérés comme des dépendances du domaine public qui est administré par l'Etat. En provoquant l'abaissement de lacs et de rivières, l'Etat ne fait qu'user de ce droit dans l'intérêt général, et aucune faute ne lui est imputable de ce chef.
La demanderesse a d'ailleurs positivement reconnu en réplique (pag. 142) ce droit de l'Etat; elle ne réclame que la réparation des dommages subis par elle à la suite de l'oeuvre de la correction. Mais, comme on vient de le voir, l'Etat exerçant un droit indéniable, ne saurait être tenu, du chef des art. 1037 et suivants du code civil, des conséquences dommageables que cet exercice peut avoir entraînées.
 
Erwägung 9
A supposer que ces nouveaux allégués puissent être examinés malgré les dispositions des art. 89 b., 100 et 101 de la procédure fédérale, statuant que tous les faits qui motivent la demande doivent être articulés dans cette pièce elle-même, il n'y aurait en tout cas pas lieu d'accueillir ces griefs, lesquels sont dépourvus de tout fondement. En effet:
Il n'y a pas eu davantage négligence ou imprudence de la part de l'entreprise de la Correction dans le fait qu'elle s'est abstenue de maintenir artificiellement, par des barrages mobiles, le niveau antérieur des cours d'eau aboutissant au lac. L'expertise a démontré que de semblables constructions, que le plan de la Correction n'a pas prévues et ne devait pas prévoir, auraient eu pour conséquence de paralyser un des principaux effets des travaux, à savoir l'assainissement des terrains que ces cours d'eau traversent. L'entreprise ne pouvait donc être tenue de perpétuer un état de choses qu'elle avait, au dire des experts, précisément pour but de modifier dans le sens de ce qui s'est produit.
 
Erwägung 10
Cette disposition n'a point en effet pour but de décider dans quels cas les prédites indemnités doivent être payées, mais seulement d'imposer individuellement à chacun des cantons intéressés la charge de régler celles qui sont afférentes à son territoire. La question de savoir si une indemnité est due doit dans chaque cas particulier être tranchée par le juge du canton respectif, soit par le Tribunal fédéral, lequel, au regard des contestations de droit civil qui lui sont soumises en vertu de l'art. 27, chiffre 4 de la loi sur l'organisation judiciaire fédérale, se trouve substitué aux Tribunaux cantonaux. (Voir Arrêt Simmen, Recueil III, 417.)
L'art. 61 dispose qu'en tout cas si le voisin éprouve quelque dommage, lors même que la distance prescrite aurait été observée, le propriétaire du fonds sur lequel l'excavation est faite est tenu d'augmenter la distance ou de faire des ouvrages suffisants pour réparer le dommage et garantir le voisin.
L'art. 74 porte que lorsqu'un éboulement a eu lieu par le fait de l'homme, par imprudence ou par négligence, le dommage causé doit être réparé, à teneur des art. 1037 et suivants du code civil.
La simple lecture de ces textes démontre qu'ils ont trait à des cas entièrement différents de celui qui fait l'objet de la présente action, et qu'on ne saurait en déduire, à la charge de l'Etat, l'obligation d'indemniser la demanderesse.
Seul l'art. 139 du même code rural, exigeant que le propriétaire d'un canal doit le tenir en bon état de curage et est responsable des dommages que les éboulements de terres, inondations, etc., peuvent occasionner à des tiers, pourrait être appliqué aux dommages causés au pont du Baron, s'il était établi que le curage défectueux de ce cours d'eau doive être considéré comme la cause des dégâts subis par le dit pont. Mais, comme il sera dit plus tard, cet élément ne peut être envisagé comme ayant exercé une influence quelconque en ce qui concerne les dommages constatés.
En effet, l'adage selon lequel celui qui cause un dommage en usant de son droit n'est pas tenu de le réparer, n'est point d'une application absolue. Il est, en particulier, généralement admis dans la doctrine que le conflit surgissant entre les droits respectifs des propriétaires ne peut être concilié qu'au moyen de certaines limitations imposées à l'exercice absolu des facultés inhérentes à la propriété, ou par l'obligation, incombant à celui qui lèse le droit d'autrui, d'indemniser le lésé. C'est ainsi que le propriétaire d'un fonds non-seulement ne peut y faire aucun ouvrage de nature à porter une atteinte directe et matérielle aux fonds voisins mais est également passible de dommages-intérêts lorsqu'il influe sur son propre fonds de telle façon que cette influence, bien que n'étant pas exercée directement sur le fonds voisin ou dans l'espace qui en dépend, entraîne néanmoins une atteinte dommageable pour le dit fonds. (Voir Windscheid, Fand. 5e édition, I, § 169; Laurent droit civil français, XX, 408 et suiv.; Aubry et Rau, II, § 194.)
Les dispositions du code rural précitées et celles analogues, contenues dans le code civil vaudois, sont dues précisément à une application de ces principes en matière de vicinité.
Ces principes ont été étendus aux rapports entre des fonds privés et le domaine public. L'Etat, qui exécute des travaux d'utilité publique, doit réparer le dommage qu'il cause lorsqu'en usant de son droit il lèse le droit d'autrui.
C'est ainsi que la jurisprudence française accorde des indemnités aux propriétaires dont les terrains ont été inondés, soit par suite de l'obstacle qu'apportent à l'écoulement des eaux naturelles, provenant de leurs fonds ou des fonds supérieurs, des travaux effectués à un canal, soit par suite du refoulement des eaux d'une rivière, occasionné par le dé bouché insuffisant donné à un pont nouveau construit sur cette rivière. (Voir Sourdat, I, pag. 464 et suivantes, pag. 472.)
La jurisprudence vaudoise, à partir de 1853, s'est constamment prononcée dans le même sens. (Voir arrêts Etat de Vaud contre Perriraz, 16 Janvier 1868; Etat de Vaud contre Bay, 29 Août 1867; Journal des Tribunaux vaudois des dites années.)
II suit de ce qui précède que l'Etat de Vaud ayant occasionné, par les travaux de l'abaissement du lac et des cours d'eau qui y aboutissent, soit des dommages directs, soit un état de choses qui, bien que n'intéressant pas jusqu'ici la substance même des ouvrages d'art de la Suisse-Occidentale, les menace et nécessite des travaux rendus nécessaires ensuite de la transformation que le défendeur a fait subir à son propre fonds.
 
Erwägung 11
Or dans l'espèce la concession a effectivement voulu donner naissance à un droit privé de ce genre, en autorisant la Compagnie, pour la durée de la dite concession, à construire les ponts et ouvrages d'art nécessaires à l'exploitation de la ligne.
Dans ce cas, le droit concédé ne saurait être retiré ou diminué pendant cette période sans indemnité aucune; admettre le contraire équivaudrait à mettre les concessionnaires à la merci d'un arbitraire que l'équité réprouve et que le droit ne peut consacrer.
 
Erwägung 12
Or telle est la situation de la demanderesse dans le présent litige. Il résulte en effet de l'expertise que les ouvrages d'art endommagés ou menacés ont été fondés par la Suisse-Occidentale à une profondeur insuffisante, à une époque où elle eût dû se préoccuper de l'imminence de la correction et tenir compte, lors de cette fondation, de l'abaissement considérable qui allait se produire.
Bien qu'en 1858 et 1859, époque de la construction du pont de la Thièle, un plan définitif de la Correction n'eût pas encore été adopté, il n'en est pas moins certain qu'à partir de 1886, et tout particulièrement depuis l'arrêté fédéral du 3 Août 1857, l'entreprise des eaux du Jura était sortie du terrain des négociations pour entrer dans le domaine législatif. Cet arrêté, en confiant à la Confédération l'initiative et la direction de l'oeuvre projetée, et en invitant le Conseil fédéral à faire compléter immédiatement les études nécessaires pour qu'un plan de correction puisse être adopté définitivement, jetait les bases de l'oeuvre d'une manière assez sérieuse pour que la demanderesse n'ait pu sans se rendre coupable d'incurie, ou tout au moins de négligence, en faire abstraction dans ses travaux subséquents, surtout dans la fondation d'ouvrages d'art destinés à durer un grand nombre d'années, sous le régime nouveau que le décret fédéral faisait présager.
En effet, l'expertise complémentaire et déjà le Message relatif au décret de 1857 constatent que tous les projets présentés depuis 1707 avaient en vue un abaissement considérable des lacs du Jura. De toutes parts on recommandait, comme favorable à la Correction projetée, un abaissement de 7 pieds au moins (2 m 10). Le projet La Nicca était généralement approuvé, au point de vue technique, à cette époque déjà (1858/59), et des obstacles financiers s'opposaient seuls à sa mise à exécution. Néanmoins ce projet avait alors le plus de chances, et son adoption pouvait être considérée comme probable.
La preuve que l'entreprise de la Correction des Eaux du Jura était considérée comme une éventualité imminente en 1853 et 1854 déjà, ressort du fait qu'à cette époque, antérieure au décret fédéral susvisé, l'Ouest-Suisse faisait creuser les fondations du pont sur la Petite-Rivière, à Yverdon, à 7 pieds de profondeur de plus, en prévision du prochain abaissement des lacs.
Si, dans cette situation, la demanderesse n'a pas tenu compte de cette éventualité, elle a commis une faute dont elle doit subir les conséquences.
 
Erwägung 13
Cette approbation, réservée à l'Etat en vertu de son droit de haute surveillance, ne saurait avoir cette portée: c'est bien plutôt, ainsi que l'Etat le fait justement observer dans sa duplique, un droit stipulé dans son propre intérêt, et non une obligation qui lui lui serait imposée en faveur de la Compagnie et dont l'accomplissement aurait pour effet de décharger celle-ci de toute responsabilité.
En ce qui concerne en particulier le pont sur la Thièle, de beaucoup le plus important des ouvrages d'art en litige, il est constant au procès que l'approbation de l'Etat, intervenue le 2 Juin 1858, n'a porté que sur le plan général, sans cotes de fondations, qui lui était soumis, et non point sur les plans détaillés d'exécution qui auraient dû aussi être produits alors, en conformité de l'art. 7 de la concession. La Compagnie de l'Ouest-Suisse ayant commencé les travaux du dit pont sans avoir obtenu l'approbation de l'Etat, se trouve, à cet égard-là, encore en faute, et doit supporter les conséquences de cette omission.
Au surplus, lorsque par décision du 5 Août 1859 le Conseil d'Etat a enfin approuvé les plans détaillés du pont, il ne l'a fait que sous la réserve expresse que les travaux de reprise en sous-oeuvre des fondations ne pourraient être mis à la charge du public, dans le cas d'un abaissement éventuel, naturel ou factice des lacs.
 
Erwägung 14
 
Erwägung 15
 
Dispositiv
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:
Les conclusions de la demande de la Suisse-Occi[dent]ale sont repoussées.