BGE 9 I 408 - Lang
 
62. Arrét 20 Octobre 1883 dans la causa Lang
 
en fait:
Au commencement de Novembre 1882, Paul Lang, commis de la maison Eugène Meyer, à Genève, se trouvant en tournée d'affaires à Morat, présenta à différents particuliers des échantillons, en leur demandant des commandes de marchandises.
Un gendarme ayant constaté que Lang n'était porteur d'aucune patente, porta plainte contre lui pour avoir, dans ces circonstances, quêté des commandes auprès de plusieurs personnes. Cette plainte était fondée sur un arrêté du Conseil d'Etat de Fribourg du 1er Septembre 1882, qui, aux art. 29 et 74, frappe d'un droit de patente la prise de commandes sur échantillons.
Statuant le 3 Février 1883 le Tribunal correctionnel du district du Lac, faisant application des art. 1 et 2 a et 16 de la loi sur le colportage du 13 Mai 1878, combinés avec les art. 18, 26 et 74 litt. a de l'arrêté du 1er Septembre 1882 précité, a condamné l'accusé Paul Lang au payement d'une amende de 20 fr. et d'une patente de 40 fr. en faveur du fisc, ainsi qu'aux frais d'enquête et de jugement.
La Cour de cassation de Fribourg, sur recours du condamné a confirmé, par arrêt du 28 Mars 1883, la sentence des premiers juges.
Cet arrêt se fonde également sur les dispositions de la loi du 13 Mai 1878, art. 2 litt. a, dont il estime que le juge inférieur a fait une saine application en la cause.
C'est contre cet arrêt que Lang recourt au Tribunal fédéral, concluant à ce qui lui plaise l'annuler par les motifs suivants :
Le texte de l'art. 2 de la loi de 1878 n'interdit le colportage que dans le cas du transport de la marchandise avec soi et de la tradition immédiate.
C'est dans ce sens que l'interprète le Conseil d'Etat dans son arrêté du 27 Septembre 1878. Cette loi n'a jamais été modifiée dès lors ; le fait que, depuis sa promulgation, l'autorité fédérale a permis de frapper de l'impùt la prise de commande avec échantillons, ne signifie point que la Confédération voul’t obliger les cantons à lever un impùt sur le commerce; elle ne pouvait que les y autoriser.
La constitution fribourgeoise, à son art. 45, définit les attributions du pouvoir législatif et lui accorde le pouvoir exclusif et souverain de décréter les lois. Le pouvoir judiciaire, en interprétant une disposition légale contre le sens évident que le législateur a voulu lui donner, s'arroge un droit qui ne lui appartient pas. En admettant comme délit un fait qui n'est pas prévu comme tel par la loi, les Tribunaux fribourgeois se sont érigés en législateurs et ont par conséquent violé la constitution.
Le jugement dont est recours constitue également un déni de justice. En punissant un acte qui n'est point qualifié délit par définition préalable de la loi, les Tribunaux en question se sont livrés à un procédé arbitraire impliquant un déni de justice : il n'y a pas de différence au fond entre le fait d'un juge qui refuse d'appliquer la loi, et le fait d'un juge qui condamne en s'appuyant sur un texte de loi qui n'existe pas, et en incriminant un acte qui n'est réprimé nulle part dans la loi.
Dans sa réponse, le Conseil d'Etat de Fribourg conclut au rejet du recours :
Dans ses arrêtés d'exécution du 31 Décembre 1879, art. 6, et du 1er Septembre 1882, art. 29, le Conseil d'Etat, appliquant l'art. 2 litt. a de la loi du 13 Mai 1878, a spécifié que la recherche ou la prise de commande sont considérées comme colportage, l'Assemblée fédérale ayant décidé dans ce sens contre la jurisprudence du Conseil fédéral. L'art. 6 de l'arrêté du 31 décembre 1879, reproduit textuellement à l'art. 29 de l'arrêté du 1er Décembre 1882, a en effet édicté que les recherches ou la prise de commandes, avec ou sans échantillons, auprès d'autres personnes que celles qui font commerce de l'article offert ou qui en font usage dans l'exercice de leur industrie, sont considérées comme colportage et soumises à la patente de cette catégorie.
Cette nouvelle disposition ayant provoqué des pétitions au Grand Conseil, cette autorité, dans sa séance du 10 Mai 1880, décida de maintenir l'art. 6 de l'arrêté de 1879. Ce vote implique la sanction, par le pouvoir législatif, du principe posé dans le dit article et reproduit à l'art. 29 de l'arrêté de 1882.
L'interprétation donnée à l'art. 2 litt. a de la loi par le Tribunal du Lac étant identique à celle donnée par ce dernier article et confirmée par le pouvoir législatif lui-même, il s'ensuit que le jugement intervenu a fait une juste application de la loi et n'a point violé la constitution.
Dans sa réplique, le recourant reprend ses conclusions : II conteste que le Grand Conseil ait eu le droit, en décidant le maintien de l'art. 6 précité, d'abroger l'art. 2 de la loi ; à supposer même que cette décision puisse être considérée comme une disposition législative édictée en contradiction de l'art. 2 de la loi, elle n'aurait aucune valeur, puisqu'elle n'a été ni proposée, ni votée, ni promulguée, ni publiée comme loi.
Si cette décision avait pour but de reconnaótre la compétence du Conseil d'Etat à édicter l'art. 6 de l'arrêté de 1879, et, en conséquence, l'art. 29 de l'arrêté de 1882, elle était inconstitutionnelle, comme contenant la ratification d'une délégation du pouvoir législatif, qui, d'après la constitution fribourgeoise, appartient au Grand Conseil seul. Ces dispositions des deux arrêtés susmentionnés constituent donc de la part du Conseil d'Etat une usurpation du pouvoir législatif et sont inapplicables.
 
Statuant sur ces faits et considérant en droit :
Ce moyen ne saurait dès lors être accueilli.
2. II en est autrement du grief basé sur un déni de justice. Un pareil déni existe non seulement lorsque l'accès des Tribunaux est fermé à un citoyen, ou lorsque les autorités judiciaires lui refusent leur ministère en dehors des cas prévus par la loi, mais encore dans les cas oi, dans l'exercice de leurs fonctions, elles donnent à une disposition légale une interprétation arbitraire, dont la conséquence est d'entraóner la répression, comme délictueux, d'actes que la dite loi n'a évidemment pas visés, ni voulu punir comme tels. Un semblable mode de procéder en contradiction avec le principe universellement admis "nulla pÃna sine lege," implique une injustice manifeste, et, par suite, une atteinte à la garantie de l'égalité devant la loi inscrite à l'art. 4 de la Constitution fédérale.
3.  Or, dans l'espèce, les jugements dont est recours  en donnant à l'art. 2 litt. a de la loi du 13 Mai 1878 l'interprétation qui les a conduits à condamner le recourant  ont commis une semblable violation constitutionnelle. Cet article, en soumettant à une patente "l'offre, la vente et l'achat de marchandises en les colportant dans les maisons et dans les rues (colportage proprement dit)," prévoit la prise avec soi et la tradition immédiate des objets offerts ; elle ne vise aucunement et n'assujettit point à la formalité fiscale de la patente la prise de commandes avec ou sans échantillons. Cette disposition si claire n'est susceptible d'aucune autre interprétation ; c'est ainsi que le Conseil d'Etat de Fribourg l'avait lui-même comprise en édictant l'art. 31 de son arrêté du 27 Septembre 1878, lequel dispose expressément que la prise de commandes ordinaires, avec ou sans échantillons, ne constitue pas le colportage. Lors de l'adoption de la loi de 1878, le Grand Conseil de Fribourg a formellement admis que art. 2 litt. a précité n'était pas applicable à la quête de commandes ou de commissions. (Voy. Bulletin du 8 Mai 1878, pag. 56, col. 2.) -  II résulte en outre de la discussion qui eut lieu au sein du même corps, le 10 Mai 1880, à propos de pétitions sur cette matière, que tel est bien le sens que le législateur a voulu donner à la loi. "La loi de Mai 1878, dit textuellement le rapporteur, n'avait en vue que le colporteurs dans le sens strict du mot et non ce genre de colporteurs, non moins nombreux, qui vont de maison en mai son faire offre de marchandises avec ou sans échantilIons."
Le Conseil d'Etat a, il est vrai, dans les arrêtés de 1879 et de 1882, assimilé la prise de commandes au colportage ; ces arrêtés ne  sont toutefois pas en question dans l'espèce puisque les Tribunaux de Fribourg ont expressément déclaré qu'ils basaient leur jugement sur l'art. 2, litt. a, de la loi de 1878. En appliquant cette disposition légale, laquelle n'a jamais été abrogée, dans un sens diamétralement opposé à sa lettre et à son esprit, et en condamnant le recourant pour colportage non autorisé, alors que la loi ne considère point comme colportage les actes auxquels le sieur Lang s'est livré, les dits Tribunaux ont arbitrairement méconnu le principe proclamé à l'art. 4 de la constitution fédérale; l'arrêt dont est recours ne saurait dès lors subsister.
 
Par ces motifs,
 
Le Tribunal fédéral prononce :
Le recours est fondé. En conséquence, l'arrêt du 28 Mars 1883, par lequel la Cour de cassation de Fribourg, en confirmation du jugement du Tribunal correctionnel du Lac du 2 Février précédent, a condamné le sieur Paul Lang à 20 fr. d'amende, au payement d'une patente et aux frais, est déclaré nul et de nul effet.