BGE 83 II 79
 
14. Extrait de l'arrêt de la Ie Cour civile du 12 février 1957 dans la cause La Zurich, Compagnie générale d'assurances contre les accidents et la responsabilité civile SA contre Stoeckli et l'Assurance Mutuelle Vaudoise.
 
Regeste
1. Eigenmächtiger Gebrauch des Fahrzeugs durch Dritten, Verschulden des Halters, MFG Art. 37 Abs. 5, Art. 55. Verschulden liegend im Parkieren eines Scooters ohne ihn abzuschliessen? (Erw. 1).
 
Sachverhalt
A.- En 1952, Ernest Ummel, vendeur de journaux à Lausanne, utilisait pour son travail un scooter Lambretta, modèle 1951. Comme il visitait, pour offrir sa marchandise, les établissements publics de la ville, il pouvait ainsi se déplacer plus rapidement et gagner du temps. Le dimanche matin, de 4 h. à 10 h., il se tenait devant la gare, à la hauteur du buffet de IIIe classe. Deux fois par heure, il quittait cette place pendant cinq à dix minutes pour offrir ses journaux aux clients du buffet. Quant à son véhicule, il le parquait sur la place de la gare, à proximité immédiate de l'endroit où il se tenait.
Les scooters de ce modèle étaient munis d'un dispositif permettant de bloquer la direction. Il consistait dans deux plaques métalliques proéminentes percées d'un trou. L'une était fixée sur le guidon et l'autre sur le tube dans lequel il pivotait. Il suffisait dès lors de faire passer dans les deux trous l'arceau d'un cadenas pour que la direction fût bloquée. Le cadenas n'était cependant pas fourni avec le scooter.
B.- René Stoeckli, né en 1931, et son ami Henri Pahud passèrent la nuit du samedi 17 mai au dimanche 18 mai 1952 dans divers établissements de Lausanne. Au petit jour, Pahud se rendit au buffet de la gare, tandis que Stoeckli demeurait dans le hall central de ce bâtiment. Profitant d'un moment où Ummel offrait ses journaux à l'intérieur du buffet et laissait son scooter sans surveillance, Pahud sortit de l'établissement et s'empara de ce véhicule, qui n'était point cadenassé. Puis il rejoignit Stoeckli, qui crut que le scooter appartenait à son ami. Tous deux décidèrent alors de se rendre à Berne. A proximité de Bressonnaz, alors que Pahud conduisait le véhicule, celui-ci sortit de la route par suite d'un excès de vitesse et se jeta contre un arbre. Les deux occupants furent tués.
C.- Le père de René Stoeckli, Johann Stoeckli, réclama des dommages-intérêts et une indemnité pour tort moral à l'Assurance Mutuelle Vaudoise, qui assurait Ummel contre la responsabilité civile selon l'art. 48 LA. Cette compagnie prétendit cependant que l'accident avait été causé par un tiers non autorisé, sans que le détenteur eût commis de faute (art. 37 al. 5 LA), et elle renvoya Johann Stoeckli à agir contre la Zurich, Compagnie générale d'assurances contre les accidents et la responsabilité civile SA Cette dernière société était en effet, à l'époque, la compagnie mandataire chargée du règlement des sinistres couverts par l'assurance que la Confédération avait conclue en vertu de l'art. 55 LA. Mais la Zurich soutint que le détenteur avait commis une faute en négligeant de cadenasser son scooter et que, par conséquent, c'étaient lui et son assureur qui, en principe, répondaient du dommage.
Le 18 mai 1954, Johann Stoeckli a actionné la Zurich devant le Tribunal cantonal vaudois, en concluant à ce qu'elle soit condamnée à lui payer en capital 10 000 fr. à titre de dommages-intérêts pour sa perte de soutien et les frais funéraires. En cours d'instance, il a appelé en cause l'Assurance Mutuelle Vaudoise, contre laquelle il a pris, à titre alternatif, les mêmes conclusions qu'à l'égard de la Zurich, en y ajoutant toutefois une demande d'indemnité pour tort moral.
Les deux compagnies d'assurances ont proposé le rejet des actions qui leur étaient intentées.
Après avoir ordonné une expertise, le Tribunal cantonal vaudois a, par jugement du 9 octobre 1956, admis les conclusions libératoires de l'Assurance Mutuelle Vaudoise et condamné la Zurich à payer au demandeur 2741 fr. 50 avec intérêt à 5% dès le 19 mai 1952.
D.- Contre ce jugement, la Zurich recourt en réforme au Tribunal fédéral en reprenant ses conclusions libératoires.
Johann Stoeckli propose le rejet du recours. Subsidiairement, il conclut à ce que l'Assurance Mutuelle Vaudoise soit condamnée à lui payer 5000 fr. en capital et à supporter les dépens qu'il pourrait être condamné à payer à la Zurich.
Enfin, l'Assurance Mutuelle Vaudoise conclut également au rejet du recours.
 
Considérant en droit:
1. Lorsqu'un véhicule automobile est utilisé par un tiers non autorisé sans que son détenteur ait commis de faute, celui-ci ne répond pas du dommage causé par cet emploi (art. 37 al. 5 LA). C'est alors le tiers qui est civilement responsable. Sauf dans le cas où la personne blessée ou tuée avait pris place sur le véhicule en sachant qu'il s'agissait d'une course non autorisée (art. 55 al. 3 LA), le lésé ou ses survivants peuvent actionner directement la compagnie mandataire des entreprises avec lesquelles la Confédération a conclu l'assurance spéciale prévue par l'art. 55 LA. Ne sont toutefois pas considérées comme des tiers au sens des art. 37 al. 5 et 55 al. 1 LA les personnes que le détenteur emploie au service du véhicule ou qui le conduisent avec son consentement (art. 37 al. 6 LA).
Il est constant, en l'espèce, que Pahud était un tiers non autorisé: il ne se trouvait pas dans l'un des cas prévus par l'art. 37 al. 6 LA et c'est contre le gré d'Ummel qu'il a utilisé le scooter. En outre, René Stoeckli ignorait que Pahud avait volé ce véhicule. Mais, pour que l'action intentée à la Zurich soit fondée en principe, il faut encore qu'Ummel n'ait commis aucune faute dans la garde de son scooter.
Cette condition n'est remplie que s'il a pris toutes les mesures auxquelles un détenteur expérimenté et consciencieux aurait recouru dans les mêmes circonstances (RO 77 II 63). Or un conducteur diligent prend habituellement les précautions voulues pour empêcher le vol de son véhicule. Certes, ce risque n'est pas très grand. Mais, s'il se réalise, il entraîne des dangers considérables pour les tiers. En effet, les courses entreprises au moyen de véhicules volés sont en général le fait d'individus dénués de sens moral. En outre, ils ne connaissent pas la machine qu'ils utilisent et ils agissent fréquemment sous l'influence de l'alcool.
En l'espèce, Ummel avait parqué son véhicule à proximité de l'endroit où il se tenait. S'il était demeuré constamment à cette place, aucune précaution spéciale n'eût été nécessaire, car il pouvait surveiller son scooter et empêcher qu'un tiers ne s'en emparât. Mais il quittait cet endroit deux fois par heure pour cinq à dix minutes. Or il devait se rendre compte que, pendant ce laps de temps, un tiers pouvait s'approprier le véhicule, le mettre en marche et s'éloigner. Ce risque était d'autant moins négligeable que, le dimanche matin, la clientèle du buffet de la gare comprend notamment des individus qui ont passé la nuit dans des établissement publics et qui sont en état d'ébriété. Dans de telles conditions, un conducteur expérimenté et diligent aurait utilisé le dispositif de sécurité prévu par le constructeur et bloqué la direction du scooter au moyen d'un cadenas. Il est vrai que celui-ci n'était pas livré avec le véhicule. Mais il est possible de se le procurer pour une somme modique et on peut exiger du détenteur cette petite dépense supplémentaire. Certes, la pose d'un cadenas ne rend pas le vol absolument impossible. Cet appareil peut être forcé ou rompu; en outre, il suffisait, selon l'expert, de desserrer les deux petits écrous d'une bride pour libérer la direction. Mais ces opérations exigent des outils et prennent du temps. De plus, lorsque le véhicule est, comme c'était le cas en l'espèce, parqué sur une place fréquentée, elles peuvent attirer l'attention des passants. Ainsi, la pose d'un cadenas rend le vol beaucoup plus difficile et, dans le cas particulier, elle eût très vraisemblablement empêché Pahud de s'emparer du scooter.
La juridiction cantonale relève en outre que le détenteur ne pouvait être tenu de bloquer la direction de son véhicule chaque fois qu'il pénétrait dans un établissement public, car cette opération l'eût excessivement retardé dans son travail. Mais, si cet argument est peut-être justifié pour les tournées qu'Ummel faisait dans les cafés et restaurants de Lausanne, il manque de pertinence en l'espèce. En effet, Ummel n'utilisait pas son scooter le dimanche matin, entre 4 h. et 10 h. Il suffisait donc qu'il le cadenassât en arrivant sur place, opération qui ne prenait que quelques secondes.
On doit en conclure que le détenteur a commis une faute dans la garde de son véhicule. Si légère qu'elle soit, elle le rend responsable du dommage que Pahud a causé aux tiers par suite de l'emploi du scooter. Dès lors, l'action intentée à la Zurich doit être rejetée.
En principe, un recours ne remet en question que les droits et obligations du recourant et de l'intimé; il n'a aucune influence sur ceux d'autres personnes, même si elles ont été parties dans l'instance précédente. Cette règle souffre toutefois une exception lorsque les différentes causes sont indissolublement liées. C'est le cas en l'espèce. On se trouve en présence de deux actions alternatives, dont une est nécessairement fondée, du moins en principe. L'admission de l'une entraîne le rejet de l'autre, et réciproquement. Sans doute auraient-elles pu être introduites séparément. Mais, dès le moment où elles sont l'objet d'une même procédure, elles ne sauraient être dissociées. En effet, la question de la responsabilité de principe oppose en réalité les deux compagnies d'assurances, même si c'est Stoeckli qui, formellement, intervient comme demandeur. On doit donc admettre que le recours de la Zurich reporte la cause en son entier devant le Tribunal fédéral. Aussi bien le demandeur ne pouvait-il former lui-même un recours dirigé contre l'Assurance Mutuelle Vaudoise. Ayant obtenu la condamnation de la Zurich, il n'avait aucun intérêt à déférer au Tribunal fédéral la cause qui l'opposait à l'Assurance Mutuelle Vaudoise. Quant à un recours éventuel, il eût été irrecevable: un recours en réforme ne saurait être conditionnel. Il est vrai que le recours de la Zurich a fait renaître l'intérêt de Stoeckli à poursuivre son action contre la seconde compagnie. Mais, à ce moment, le demandeur ne pouvait plus former de recours principal. En outre, il n'aurait pu, dans un recours joint, prendre des conclusions dirigées contre l'Assurance Mutuelle Vaudoise (art. 59 al. 1 OJ). On doit admettre, dans ces conditions, que l'effet dévolutif du recours de la Zurich s'étend également à l'action intentée à l'Assurance Mutuelle Vaudoise. Dès lors, celle-ci peut encore être déclarée responsable du dommage subi par Johann Stoeckli.